Voici que paraissent coup sur coup dans notre presse deux
articles sur Ivan le Terrible, au moment où il devient une pomme de discorde
entre libéraux et néostaliniens en Russie, ce que je désapprouve dans un sens
comme dans l’autre, qu’on calomnie ou qu’on cherche à canoniser ce personnage.
Ce que je sais de lui est sans doute hétéroclite, et je ne suis pas
historienne, mais comme il me fascine depuis mon adolescence, je commence quand
même à en savoir pas mal, et je commence aussi à connaître la Russie.
Il me paraît étrange que l’on se mette à en parler chez
nous, tout d’un coup, et de la façon la plus sommaire et la plus inexacte. J’ai
d’abord envoyé un commentaire rectificatif à cet article du Figaro, il n’a pas
été publié. Pourquoi ne pas publier, en réponse à un article « historique »,
une réfutation de faits énoncés dans un certain état d’esprit ? Pourquoi
était-il important pour le Figaro qu’on ne démonte pas son tissu de clichés ?
Cat article s’applique à présenter le tsar comme un tyran
hagard et sadique point barre. En racontant des atrocités fantasmagoriques d’une
manière d’ailleurs inexacte, même au regard des biographies les plus négatives
que j’ai pu lire à son sujet. J’ai souligné que le personnage était beaucoup
plus complexe, le contexte également, et que les seuls témoignages que nous
ayons sont ceux du prince Kourbski, qui l’avait trahi et conduisait contre son
propre pays des troupes polonaises, ou deux opritchniks allemands qui, après s’en
être donné à cœur joie dans sa police politique, sont repartis chez eux l’arranger
à leur sauce. Plus, évidemment, les vies des saints de l’époque, notamment
celle du saint métropolite martyr Philippe, qui s’était opposé aux cruautés de
la répression, et celle de saint Corneille.
Le tsar n’était vraiment pas un tendre mais il est très
sommaire, et disons complètement con, de parler de vengeance pour le meurtre
politique de son cousin Vladimir Staritski, auquel il a mis très longtemps à se
décider, car il était de sang royal d’une part, et d’autre part, ils se
connaissaient depuis l’enfance, il l’avait aimé. De même, il ne s’est pas « vengé »
des boïars qui n’avaient pas juré fidélité à son fils en bas âge quand il était
mourant, il avait fait alors réellement preuve de clémence, mais cet épisode
avait grandement contribué à aggraver la profonde méfiance que lui inspirait sa
noblesse, et la mort de sa femme, une décennie plus tard, a certainement
déclenché le phénomène de l’Opritchnina, car il la pensait empoisonnée, ce qui
s’est révélé exact, et il se trouvait privé de la seule personne qui tempérait
sa violence et sa suspicion et lui apportait un réconfort affectif et un
équilibre.
Enfin les raisons qu’il avait de se méfier de sa noblesse
étaient bien réelles, et très anciennes. Les féodaux russes n’hésitaient
souvent pas à s’allier aux Tatars ou au Polonais. La ville de Novgorod cassait
déjà les pieds à son grand-père Ivan III et s’était soulevée contre sa mère
régente quand lui-même était tout enfant. Il était, et son pays avec lui, sous
la menace permanente de l’expansion polonaise et des entreprises uniates à l’ouest,
et des incursions des tatars musulmans à l’est.
Il faut également le replacer dans le contexte de l’époque.
En effet, le tsar a fait entre 4000 et 8000 victimes, principalement dans la
noblesse, mais il y avait naturellement des dégâts collatéraux parmi les
serviteurs et villageois de celle-ci, d’autant plus que l’Opritchnina
constituée de tout et n’importe quoi s’en donnait à cœur joie. N’empêche :
les dyptiques que le tsar adressait aux monastères pour faire prier pour ses
victimes comptent 4000 noms. Henry VIII a fait beaucoup plus de victimes, et
parmi le petit peuple. Il décapitait ses femmes, Ivan le Terrible les mettait
au couvent, il ne livrait pas au bourreau celles qui avaient partagé son lit
avec au moins les dehors de la légitimité. J’ai vu que la chasse aux sorcières,
principalement dans les pays protestants, avait fait, entre 1560 et 1660,
estimation basse, de 50 000 à 100 000 victimes en Europe. Je ne parle
pas des répressions contre les catholiques en Angleterre, ni des guerres de
religion un peu partout qui, pour les atrocités fantasmagoriques, n’ont rien à
envier à Ivan le Terrible.
D’autre part Pierre I°, dit le Grand, n’a pas été moins
terrible qu’Ivan le Redoutable, mais ses atrocités se commettaient au nom d’une
occidentalisation forcée de la Russie et de sa livraison à toutes sortes de
bandits étrangers dont il s’était entiché. Aussi mérite-t-il le qualificatif de
«grand », et ses statues à Pétersbourg ou Moscou ne suscitent aucune
indignation. Il a pourtant torturé son
fils à mort de ses propres mains, alors qu’Ivan l’a tué dans un accès de colère
qu’il a amèrement regretté. Cet événement est d’ailleurs remis en cause par le
fait qu’on n’a pas trouvé trace du coup fatal sur le crâne du tsarévitch. Il est
vrai que d’autre part, on dit que ce crâne est en trop mauvais état pour qu’on
puisse reconstituer son visage. Moi, j’ai tendance à croire qu’il l’a tué, cela
me paraît dans la logique tragique du personnage, et je trouve gros que toute
la Russie ait adhéré à cette thèse si elle n’était pas exacte mais disons
qu’avant de proclamer qu’il l’a « tué à coups de bâton », ce qui
diffère d’un coup porté dans le feu de la colère, il faudrait peut-être se
renseigner un peu.
Notre qualificatif de « Terrible » accolé à Ivan,
est une mauvaise traduction, la bonne étant redoutable qui n’a pas la même
signification. Ivan, pour les Russes, était redoutable comme Dieu Sabbaoth ou
Jupiter tonnant. Il est à remarquer que dans le folklore russe et les épopées
russes (bylines), il a laissé un bon souvenir, on l’aimait, dans le peuple, et
c’est dans les quartiers populaires de Moscou qu’il s’était fait construire un
pied à terre à l’extérieur du Kremlin. Car ce tsar sadique (et il avait
effectivement des côtés sadiques) avait institué un impôt dégressif, c’est-à-dire
qu’il faisait payer les riches plus que les pauvres. Il faisait rechercher, et
il rachetait les Russes emmenés en esclavage par les Tatars. Il avait commencé
à installer à Moscou une pharmacie d’état, avec l’aide des Anglais, dont il
favorisait la présence.
Plus troublant, une revue historique « sérieuse »,
d’après le correspondant qui l’a postée, fait la même chose, avec plus de
retenue, mais de grosses inexactitudes :
Il y est dit que le tsar dans sa jeunesse « ambitionne
de hisser la Russie au niveau de l’Occident, alors en pleine Renaissance ».
C’est parfaitement inexact. Le tsar voulait faire de Moscou la troisième Rome,
l’héritière de Constantinople, la gardienne de l’Orthodoxie et avait même
convoqué le Concile des Cent Chapitres pour bien en redéfinir les dogmes. Il ne
négligeait pas les inventions techniques, et avait installé une imprimerie à
Moscou, il avait des relations avec les Anglais qui avaient échoué un navire à
l’embouchure de la Dvina septentrionale et commerçaient depuis avec la Russie,
mais il se méfiait de l’Occident comme de la peste. Il se méfiait même des
Grecs suspects à ses yeux d’uniatisme. Et il se fichait complètement de la
Renaissance.
Je vois ensuite que le « vieux tsar » avait instauré
l’Oprtichnina (le partage des terres de le Russie entre lui et sa police d’une
part, la noblesse d’autre part) et débuté l’horrible répression qui lui avait « valu
son surnom » (dont on sait qu’il était pour les Russes un signe de
vénération particulière). Mais le tsar n’était pas du tout vieux, quand tout
cela a débuté, il avait la trentaine, et il venait de perdre sa femme bien
aimée. La « folie meurtrière » a duré dix ans. La fin de son règne a
été plus calme, c’est à la fin de son règne qu’intervient le meurtre à présent contesté
de son fils, qui n’a rien à voir avec l’épisode de l’Opritchnina.
On met ensuite en parallèle la conquête de la Sibérie et
celle de l’Amérique par les colons occidentaux, et on la place juste après les
victoires de Kazan et d’Astrakhan. L’expansion russe a été amorcée pratiquement à l’insu du tsar et à la
fin de son règne par le cosaque Yermak, qui a franchi l’Oural et construit un
fort de l’autre côté. Yermak est venu à Moscou en aviser le tsar et lui offrir
des cadeaux venus de cette nouvelle terre. Ce fut une expansion progressive, pratiquement
non violente, sans génocide ni conversion forcée. Les orthodoxes russes
construisaient ermitages et monastères et attendaient que les gens viennent
tous seuls.
Conclusion de l’article : Ivan a forgé l’état russe
mais « échoué dans sa tentative de le hisser à marche forcée au niveau de
l’Occident ». Une tentative qui n’a jamais été dans ses projets. Ce qui
comptait pour lui c’était la solidité de ses frontières et la sauvegarde de l’orthodoxie.
Il avait une conception mystique de sa position et c'était l'Eglise, en la personne du saint métropolite Macaire, qui lui avait inspiré de se faire sacrer tsar. Le projet qu’on lui attribue
est celui de Pierre le Grand qui, à mon avis, est resté orthodoxe parce que c’était
sa seule légitimité. Le peuple ne l’aurait plus supporté s’il avait voulu le
convertir au catholicisme ou au protestantisme. Ivan le Redoutable était un
grand pécheur mais un tsar orthodoxe, son lien avec son peuple était profond et
organique, sa personnalité complexe et tragique, le contexte où il se trouvait
difficile, tout cela n’est pas évoqué dans ces articles primaires, ce qui est
dommage et à mes yeux, suspect. Ces articles n’expliquent rien de cet homme, ni
de son peuple et cherchent simplement à salir l’un à travers l’autre. On
pourrait pratiquer le même genre de simplification à l’égard de l’Occident,
nulle histoire n’étant exempte de crimes, et nous réduire à l'Inquisition, aux croisades, à la saint Barthélémy et au génocide des Indiens. Ce qui ne nous fait pas plaisir quand cela se produit sous un jour tendancieux.
Madame, c'est la presse que nous avons à ce qu'on appelle l'Occident:remplie de russophobie, mensonges, erreurs. Ça est une des raisons pourquoi je lis tout vos postes, cést ma façon de connaître un peu mieu le coeur de la Russie!
RépondreSupprimerMerci beaucoup
Merci AnaQ!
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