J’ai laissé
Ritoulia à mes deux hôtes. Si elle ne le vit pas trop mal, il est
possible que j’essaie de la laisser à Katia et Nadia quand j’irai en
France. Cette fois-ci, sans voiture,
avec l’expédition chez Nazarov qui ne tenait pas à la confronter avec ses
chats, le bus, le métro, j’ai préféré ne pas m’en encombrer.
Nazarov, analyste remarquable de l'histoire russe et des événements apocalyptiques en cours, a vendu son appartement dans Moscou pour
acheter une maison en dehors, mais la ville est en train de grignoter cette
banlieue, ils auront bientôt le métro.
Comme d’habitude, c’est un chaos de grosses maisons rupines très moches,
de bâtiments soviétiques et de nouveaux immeubles. Mais sa maison a un joli
jardin sauvage au bord d’un ruisseau propre où vivent des canards, des
grenouilles, un cours d’eau encore vivant et normal, et depuis les fenêtres, on ne voit que des arbres. Je me rends compte que
dans le siècle qui vient, ces îlots de charme et de beauté seront les seuls
refuges qu’il nous restera, c’est ce que je fais de ma maison, d’ailleurs, un refuge et un témoignage de beauté.
Sa femme est une aristocrate russe née en Belgique
très distinguée, très douce et très bonne. Elle
recueille tous les chats en détresse qu’elle rencontre. Chez eux, il y a des chats
partout, de tous âges, et j’ai dormi avec un chaton rouquin, qui m’adopterait
bien et réciproquement, mais à mon âge, je ne veux pas de chaton, et j’en ai
assez déjà chez moi.
Nadia, la femme de Nazarov, reçoit sa sœur, et
nous avons pu parler français toutes les trois, Mikhaïl Victorovitch le lit et
le traduit, mais le parle avec difficultés. Il m’a fait goûter son alcool de
prune, qui est excellent, et m’en a préparé une bouteille pour le père Valentin
qu’il connaît.
Il m’a pris une interview, je suis interviewée de
tous les côtés, heureusement que je suis trop vieille pour avoir la grosse
tête.
Il m’a lu un texte sur la patrie, les liens sacrés
qui nous unissent à elle et m’a demandé si je n’avais pas la nostalgie etc. Si,
j’ai la nostalgie, bien sûr. Oui, elle me tient à la peau, ma patrie d’origine.
Non, je ne renie pas la France et ma culture. Il m’arrive souvent d’avoir la
larme à l’œil à l’évocation puissante d’un coin du midi, une photo, un film, ou
quand j’écoute une chanson, je dirais même que j’évite presque de les écouter,
Brel, Brassens, Trenet, et tout ça ; mais mon exil est beaucoup plus situé
dans le temps que dans l’espace. Comme dit Dany, tout ce que nous aimions là bas
est parti. La Russie m’est profondément chère, mais je n’y ai pas grandi, et je
le ressens souvent à la vue du paysage qui m’entoure, qui me fascine, mais qui
n’a pas fait partie de la formation de ma personne. Le nord m’a toujours fait
rêver, depuis les contes d’Andersen, et le père Valentin trouve que j’ai une
personnalité boréale, néanmoins, j’ai grandi enivrée par les parfums et les
couleurs du midi, par la mer Méditerranée et l’Ardèche… Donc oui, je suis en
exil, dans un pays qui m’est très cher et qui m’a attirée toute ma vie. D’un
autre côté, quand je reviens en France, j’ai le cafard, je n’ai plus la
nostalgie, mais une grande tristesse, comme si je ne retrouvais qu’un décor, où
errent les derniers Français, dont une bonne partie sont complètement dénaturés,
à cet égard, le saccage de Notre Dame est fort symbolique, et trop peu nombreux
sont les « Français de souche » à s’en émouvoir vraiment… Une sorte
de cimetière de ce que fut la France, où tout ce que nous aimions est profané
avec une haine et un mépris inimaginables.
Nazarov me dit que la Russie est aussi en train de
mourir, il pense que les derniers temps sont venus et c’est sans doute vrai,
encore que lui-même compte sur « le camp des saints et la ville bien
aimée » qui seront sauvegardés jusqu’au bout mais il ne sait s’il s’agit
d’un lieu déterminé, par exemple en Russie, ou de lieux disséminés à la surface
de la terre, des îlots préservés.
Il observe une resoviétisation de la Russie avec consternation. Il ne croit pas à la restauration d'un ordre communiste avec goulag et répressions mais pense que ceux qui ont volé et martyrisé le pays dans les grandes largeurs cherchent ainsi à se donner une légitimité historique, une légende accréditée et à effacer les traces des crimes commis, ce qui naturellement conduit à calomnier les victimes innocentes de ce Moloch, pourtant si étranger à la mentalité russe, à part son esprit communautaire dévoyé, mais le signe de notre temps est de tout dévoyer, de tout pervertir, de tout retourner et de plonger les foules, privées de leurs repères spirituels et culturels ancestraux, dressées, dénaturées et hypnotisées, dans une confusion hagarde et des confrontations néfastes et plus ou moins atroces entre camps faussement adverses.
Nadia et sa sœur ont voulu aller jusqu’à une
église située « à cinq minutes », mais comme la première s’est
égarée, nous avons marché longtemps, et mes articulations s’en ressentent. Rien
que les couloirs du métro suffisent à raviver mes douleurs. Nous avons vu un bonhomme qui tondait le long d'une rangée de spirées. Il entretient le bas côté communal de la route, devant sa maison, et il
en est très fier. « C’est plus joli comme ça…. » nous dit-il. Nous
nous sommes extasiées.
Chez le père Valentin, j’ai trouvé Alissa, sa
fille mariée à Clermont-Ferrand, avec ses enfants qui sont tous très beaux. Elle
va de temps en temps chez le père Elie à Terrasson, mais c’est loin et ça
revient cher, au prix de l’essence en France. Et aux églises roumaine et russe
de Clermont. L’absence totale de
spiritualité chez les Français la sidère. « Vous avez des amis, en dehors
des églises orthodoxes ? me demande-t-elle. Les seuls Français avec qui je
m’entends sont ceux qui vont à l’église orthodoxe. C’est comme si on changeait
de pays, tout-à-coup, ce ne sont pas les mêmes Français ». Nous avons commenté les opinions de Nazarov sur le camp des saints. Nous pensons qu'en effet, il y aura une sorte d'archipel d'arches diverses, et peut-être un endroit où elles seront plus concentrées. C'est le thème du roman de science-fiction orthodoxe de Ioulia Voznessenskaïa "le voyage de Cassandre ou aventures avec des pâtes", que j'aimerais bien traduire si on me trouvait un sponsor. L'archipel des arches plus ou moins grandes, une maison, une communauté monastique ou agricole, un morceau ou des morceaux de pays, l'archipel des arches comme pendant à l'archipel du goulag.
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