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lundi 19 avril 2021

En bas de l'échelle

Polina Terentieva

Le concert a eu lieu, il y avait très peu de monde. C'était dommage, car nous avions une spécialiste des vers spirituels qui chante très bien, Polina Terentieva. Cependant, le moment n'était pas très favorable, à huit heures du soir, au moment où dans les paroisses, les croyants écoutent l'acathiste à la Mère de Dieu, en plein carême, et ce sont eux qui sont susceptibles de s'intéresser aux vers spirituels. J'étais fatiguée et peu en train, j'ai eu un trou de mémoire dans le cours d'une chanson, mais, c'est consolant,  la spécialiste aussi.  Elle est jeune, mais mère de famille nombreuse, et elle est venue et repartie le soir même, ce qui en soi est un exploit. Je ressens une fatigue immense, et même un certain découragement, une fatigue nerveuse dûe à trop de sollicitations. Il me faudrait faire des choix dans mes activités. Et maintenant, en plus, il y a le jardin, car je dois réagir à la catastrophe causée par le voisin. Quand je regarde de son côté, j'ai l'impression d'être sur la ligne de front de la guerre de 14. Je revois des photos d'avant, l'espace du ciel, les roseaux, évidemment, si j'avais pu acheter ce lopin, cela aurait tout changé, et évité un pareil désastre. Car ce que je vais planter finira par me cacher cela, mais m'enlèvera pas mal de lumière. 
Je plante aussi du côté de la maison d'oncle Kolia, elle est très jolie mais risque de disparaître d'ici 5 ou 10 ans, ou d'être défigurée par des excroissances tumorales. J'utilise des arbres que j'avais déjà ici et que je déplace, lorsque leur emplacement ne convenait pas trop. Et puis j'ai commandé deux saules nains, et je vais me procurer la variété de saule qui donne les rameaux utilisés pour la fête du même nom, avec des branches rouges et des chatons gris. Ils ne sont pas trop hauts, et tout cela, en formant écran, pompera une partie de l'eau stagnante.
 Le choix alternatif du village présente aussi des inconvénients, dont le premier est la manie de mettre le feu aux champs pour brûler les herbes sèches, ce qui évidemment met en grand danger les maisons de bois. Je me souviens avoir défendu, avec les voisins, mon isba de Krasnoié contre un pareil incendie, à coups de pelle, c'était assez effrayant. C'est une des raisons pour lesquelles j'avais vendu l'isba, après mon retour en France. J'avais peur qu'elle ne brûle en mon absence. Encore et toujours la même brutale stupidité de l'homme contemporain, élevé dans l'ignorance et le mépris de la nature et du vivant. En plus de menacer les isbas, ces pratiques font périr un grand nombre de petits animaux sauvages. Nous nous conduisons tellement comme des pignoufs dans la Création de Dieu que je me demande comment Il fait pour nous supporter encore. Et le ballet des camions qui viennent déverser de l'argile dans le marais continue. Où ira l'eau comprimée? Quel effet cela aura-t-il sur l'écologie du lac? Pas le problème des cerveaux atrophiés responsables.
 Je suis en contact avec les bénévoles qui s'occupent ici des animaux abandonnés, perdus, je leur donne un peu d'argent. J'ai failli prendre une chienne, pour décourager les candidats félins ultérieurs à l'immigration sauvage. Une famille l'a prise à ma place, je me suis effacée, parce que je redoutais aussi le stress de l'adaptation, mais maintenant, je le regrette, elle me plaisait, elle était grande, impressionnante, mais bonne et tranquille, et je ne suis pas sûre qu'une famille soit ce qui lui convienne, elle semblait avoir besoin de paix; elle semblait sensible, traumatisée, le genre à se mettre dans son panier pour dormir deux jours avant de s'habituer doucement à une vie de sécurité sans heurts. Il faut parfois écouter davantage son coeur que ses craintes ou ce qu'on appelle sa raison.

Sous l'égide de Boris Akimov, gentleman farmer bio propriétaire de la chaîne Lavka-Lavka, on a collecté de l'argent et réuni des volontaires pour repeindre une jolie vieille maison devenue invisible sous une épaisse couche de poussière, afin de sensibiliser les gens à ce qu'il reste ici de pittoresque. Je devais aller chanter, mais je me sentais incapable de participer à quoi que ce soit. J'ai donné de l'argent pour l'achat du matériel. Je regrette, l'initiative est sympathique, mais il vient un moment où j'ai besoin de solitude, et d'une absence totale de contraintes. Après l'émission de SPAS, je suis mise en lumière, des tas de gens tous très gentils, veulent me rencontrer et je suis fatiguée. Le carême peut-être, et pourtant, lui aussi, je le lâche, je dégringole de l'échelle de saint Jean Climaque avec un soulagement sournois de cancre qui fait l'école buissonnière. C'est-à-dire que je je continue à respecter les interdits alimentaires, mais je n'arrive plus à prier, à suivre les lectures, et j'ai envie de tout envoyer péter, et de m'asseoir au soleil avec des oeufs miroir sur un lit d'épinards, dans le silence et les chants d'oiseaux, si possible sans voisins. C'est ce qui m'arrive parfois quand je fais une overdose de bondieuserie. Je sais que si je continue comme cela, je vais commencer à déprimer. Mais je fais quand même mon mauvais sujet. Je suis bien le double de Fédia Basmanov. Mon seul espoir est dans la mansuétude de notre intercesseur commun, le métropolite Philippe, et sa mante protectrice. Je le voyais en saint patron des dissidents et des lanceurs d'alerte, il pourrait l'être des mauvais sujets qui selon l'expression de Brassens font "la tombe buissonnière" et "quittent la vie à reculons". C'est drôle comme j'ai vraiment l'impression de le connaître personnellement, d'être suivie de près, c'est ce qui me rassure. 
 Une correspondante m'a écrit en pièce jointe que je devais aller voir le père Elie à Peredielkino, que le sentiment de solitude relevait du manque de foi et de la pusillanimité. Ceci, à la suite de l'émission, évidemment. Bon, d'abord, je suis allée voir qui c'était le père Elie, de Peredielkino, c'est un starets très connu, je croyais qu'il était à Optino.Je reconnais que je manque de foi et que je suis pusillanime, mais je suis toujours étonnée que l'on vienne s'occuper tout à coup de mon âme, et puis que l'on considère aussi les besoins affectifs et naturels de l'être humain comme quelque chose de tout à fait inférieur, indigne des héros que nous sommes. Car si Dieu a créé l'homme et la femme complémentaires physiquement, intellectuellement et psychologiquement, ce n'était sans doute pas forcément pour le monachisme, et qui plus est, pourquoi les équiper de ce qu'il faut pour qu'ils prennent du plaisir ensemble, si c'est pour leur interdire de s'en servir? Et leur dire que leur détresse est due à leur manque de foi et à leur pusillanimité par dessus le marché? Est-ce qu'on leur dit qu'ils ont tort de prendre du bonheur à regarder un coucher de soleil ou à écouter Schubert, il y a des sens plus distingués que d'autres, et les amours éthérées sont plus licites que celles qui s'expriment aussi dans la fusion charnelle? Et quelle fusion est exclusivement charnelle, en dehors de la pornographie de bas étage qui dérive justement, comme sa soeur la pudibonderie, de la dissociation du sexe et de l'affectif?  Ces questions, je les posais déjà au catéchisme à un curé qu'elles mettaient en rage, et qui me traitait de païenne. Le père Barsanuphe y avait répondu de façon beaucoup plus convaincante, mais je vois que la mentalité de ce curé se rencontre parfois chez les orthodoxes. A mon âge, je supporte beaucoup mieux la solitude que dans ma jeunesse, et puis en effet, mieux vaut surmonter tout cela quand les carottes sont cuites. Comme disait justement Flaubert "au moins, personne ne m'emmerde" et c'est une consolation. Quand au starets, oui, bien sûr, il est très connu, mais je me méfie des visites de ce genre. J'ai entendu parler d'un autre starets qui ne laisse le choix qu'entre le mariage et le monastère, et je connais comme cela une veuve voilée, visiblement faite pour le monastère comme moi pour enseigner les mathématiques ou donner des conseils fiscaux. Est-ce qu'elle ne serait pas mieux à sa place ailleurs? Je m'abstiendrai de fournir d'autres exemples d'irruptions pachydermiques de starets dans le magasin de procelaine des uns et des autres. Pour moi, j'ai suivi, dans le genre radical, le conseil du père Placide, mais c'est venu naturellement dans le cadre de nos entretiens, il me connaissait bien, et du reste, je l'en remercie tous les jours dans mes prières, il ne s'est pas planté.
 
"Passe encore de semer, mais planter à cet âge"... 
le thuya et les saules, ça pousse vite
.
le bord de la tranchée, je m'étonne de ne pas voir de casques à pointes

1 commentaire:

  1. "Ô felix culpa, quae talem ac tantum meruit habere redemptorem !" J'ai tellement à te dire que je préfère t'envoyer un mail qui ne suffira sans doute malheureusement pas…

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