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lundi 24 février 2020

Maslenitsa

Petit séjour à Moscou, pour ma leçon avec Skountsev. Je l'ai retrouvé dans son centre d'activités du nord de Boutovo, à l'autre bout de la ville. Il a pris la vielle de Vassia et y a apporté des modifications qui auraient sans doute arraché des hurlements à son concepteur. Mais je dois dire que j'arrive à chanter avec, ce qui m'était plus difficile avant, comme il me l'a dit: "je t'ai remplacé les cordes métalliques par des cordes naturelles, ce son européen métallique par un tendre son russe." Et puis il a fait en sorte que la clé qui commande le bourdon soit placé de mon côté, afin que je puisse facilement passer de quarte en quinte et en octave. Nous avons pris le thé ensemble, et il m'a confirmé que le folklore connaissait de plus en plus de succès dans la jeunesse. Et que cela s'accompagnait d'un retour aux traditions russes. Cela correspond à mes propres observations et au contenu d'un petit film documentaire avec des sous-titres anglais que je place en fin de chronique. Film où j'ai trouvé des choses que j'ai observées: le folklore unit les gens qui le pratiquent, les jeunes y trouvent une communauté, ils sont recentrés, leur vie y gagne en intensité et en chaleur humaine, et ils y trouvent ce qui nous manque à tous, une inépuisable source de créativité. J'en avais parlé l'avant-veille dans le roman que j'écris maintenant, et mis dans la bouche d'un de mes héros plus ou moins le discours que tient un jeune amateur de break dance qui a trouvé mieux dans la danse russe, sa danse traditionnelle à laquelle on s'acharne à substituer, comme partout ailleurs, des ersatz étrangers qu'on nous fait passer pour très chics.
Skountsev me dit, ce que j'ai remarqué aussi, que les gens riches sont ceux qui détestent le plus leur pays, comme chez nous, et qu'ils élèvent leurs gosses dans la haine de leur propre culture, les envoyant faire leurs études en Europe ou en Amérique et contribuant à grossir les rangs de cette caste internationale de poux gorgés de sang et de fric qui cherchent à anéantir tout ce qui est enraciné et traditionnel.
Le retour à la terre le fait sourire: "J'ai essayé, les gens n'ont pas besoin de nous et nous prennent pour des débiles, assez tordus pour laisser la ville où ils ont la chance de vivre pour aller récolter des vieilles chansons dans les campagnes disgraciées...
- Tu ne m'étonnes pas, chez vous comme chez nous, cela fait des temps que l'on répète aux gens dès l'enfance que seuls les imbéciles restent à la campagne, que tout métier stupide vaut mieux que d'être "au cul des vaches" comme disait mon grand-père. N'empêche que c'est pourtant la seule solution si nous voulons retrouver un avenir. C'est pourquoi procéder par installation de communautés n'est sans doute pas une mauvaise idée, tant que le pouvoir laisse faire. En France, par exemple, deux choses me gênent. D'abord l'état s'en mêlera forcément et s'en mêle déjà, dès que la chose prend trop d'ampleur et peut compromettre les trafics des lobbys de l'agro-alimentaire, et puis ces communautés de Français se croiraient la plupart du temps déshonorés de retourner aux traditions françaises en même temps qu'à la terre. Ils font de la musique exotique, africaine, indienne, ils sont chamanistes ou bouddhistes, coupés de leurs ancêtres, de leur foi et de tout ce qui a fait notre pays. Alors que les Russes, à part ceux qui sont néopaïens, et ça nous avons aussi, lorsqu'ils retournent à la terre, retournent au folklore, aux traditions russes et à la foi orthodoxe, ou vieille-croyante. C'est pourquoi j'ai davantage d'espoir pour la Russie que pour la France. Quand tu vois que même le pape aspire à nous voir disparaître dans un magma mondialiste..."
D'après lui, les vieux-croyants eux-mêmes ont toutefois du mal à maintenir leur genre de vie préservé contre les assauts de la modernité. Les filles partent en ville où elles se font violer ou séduire et deviennent comme les autres. Mais je pense que la lutte est notre seule façon de rester dignes et vrais, et ce que le folklore apporte aux jeunes et même aux moins jeunes, c'est le début du salut, de la dignité et de la noblesse, du sens retrouvés.
Skountsev envisage de venir me voir, et même de conduire un stage d'initiation au folklore, si je parviens à organiser cela avec Katia.

 "Musique native"(sous-titres anglais)

C'était à l'église le dimanche du Jugement Dernier et aujourd'hui commence la semaine grasse avant le carême ou maslenitsa. Crêpes à volonté et même quasiment obligatoires. A l'église, ça sentait déjà le carême. Les prêtres étaient habillés de brocart violet, c'était extrêmemement beau, car les étoffes étaient de qualité, elles rappelaient des tissus anciens aux reflets sourds sur un fond sombre. Aux vêpres on a chanté "sur les fleuves de Babylone". Je me suis confessée à mon père Valentin, et c'est le père Théodore qui m'a communiée sous le nom de "Lavrentia". Je regardais mon père Valentin et son équipe, et mon coeur se dilatait d'amour pour eux.
A la maison, on finissait les viandes et les charcuteries, et on commençait les crêpes. Ce sont les filles de Liéna qui les font, et elles s'en sortent très bien. J'ai parlé au père Valentin de mon sentiment de faiblesse et d'inachèvement spirituel, que je ne combats plus tellement, parce que j'ai l'impression que c'est peine perdue, et que peut-être la même chose n'est pas demandée à tout le monde. "Plus on vieillit et plus il est difficile de se réformer... m'a-t-il répondu.
- Oui, a renchéri Liéna à ma grande suprise, vous avez l'impression de faire des efforts pour lesquels vous n'êtes pas prévue et qui ne vous mènent pas là où il faut, eh bien si ça peut vous rassurer, moi aussi, il faut tenir compte de ce que l'on est".
Liéna parait souvent plutôt rigide, c'est pourquoi je ne m'attendais pas à cet aveu. Et je l'ai vue un jour retenir ses larmes quand je lui ai raconté que j'avais perdu le seul bébé que j'ai conçu (hors mariage) de ma vie...
Le père Valentin, me raccompagnant à ma voiture, m'a reproché de ne pas rester assez longtemps. Mais je n'avais pas d'affaires assez chaudes pour le temps qui a de nouveau changé. Le printemps précoce est revenu à la norme de fin d'hiver. Je lui ai dit que je reviendrais régulièrement prendre des cours avec Skountsev. Et sur la route, je réalisais à quel point je l'aimais, lui et sa famille, à quel point ils faisaient tous partie de moi. Et aussi les prêtres de notre paroisse, et les fidèles, et tout leur pays, toute la Russie que je recommande à Dieu. Je regardais défiler ces forêts, de chaque côté de la route, je regardais les nuages qui laissaient transparaître le ciel, et je ressentais combien ce paysage qui n'était pas celui où j'ai grandi, et qui me manque souvent, m'était pourtant cher, ce Nord mythique, dont j'ai pris depuis longtemps la direction et qui m'a avalée.


samedi 4 janvier 2020

chez "oncle Vassia"

Ce masque a été fabriqué par un ami de Vassia
dans un morceau de bois de bouleau
Vassia Evkhimovitch m'avait fait il y a plusieurs années une vielle-à-roue qui était un compromis entre la veille française et la vielle russe. Plus simple que la vielle française, dont on joue avec virtuosité pour faire danser les gens, mais pourvue d'un "chien"pour introduire un rythme. Il se trouve aussi que les vielles de Vassia gardent le côté profond et émouvant de la vielle russe, destinée non à la danse, mais à l'accompagnement du chant. En France, je ne m'en servais pas, j'avais l'impression de ne partager tout cela avec personne, mon passage dans un stage de musique traditionnelle m'avait fait fuir en courant. Et puis, il fallait la mettre au point par rapport à la tonalité de ma voix, il me semblait qu'elle m'obligeait à chanter trop haut. Depuis plus de trois ans, j'attendais l'arrivée de mon déménagement et de la vielle de Vassia. Après, j'ai attendu que Vassia fût disponible.Il fallait aller le voir hors saison en Carélie, dans une base touristique, à 900km d'ici. Et puis finalement, il a déménagé dans un village près de Tver, cela ne faisait plus que 280 km. Mais on ne peut, pratiquement sur tout le trajet, dépasser les 60km/h, et j'ai mis cinq heures. A cause des villages qui se suivent les uns après les autres, des passages piétons qui traversent des routes à quatre voies; de la perversité des gens qui conçoivent des limitations destinées à faire payer l'automobiliste. Plus le temps... A l'aller, tempête de neige jusqu'à l'embranchement de Dmitrov, au retour depuis Dmitrov, jusqu'à Pereslavl.
Tous ces villages, ainsi que Dmitrov, vieille ville russe qui devait être pittoresque, sont ravagés par la modernité, le mauvais goût, les clôtures en prophylastil, le siding, les constructions anarchiques sans proportions ni style; les dégâts opérés sur la Russie par les effets successifs du communisme et du libéralisme ont fait partie des nombreux sujets de conversation avec Vassia, que cela traumatise autant que moi, il était autrefois designer. Originaire de Kazan, il m'a raconté comment cette ville ancienne et ravissante avait été entièrement dévastée en cinq ans par les mafias locales et les affairistes moscovites, avec, cerise sur le gâteau, l'immonde mosquée mastoque qui écrabouille le kremlin, pourtant classé par l'UNESCO. Il paraît que Poutine, malgré son discours sur les ciments culturels et spirituels de la Russie, cite ce massacre en exemple de réussite...
Vassia, tout comme le peintre Alexandre Pesterev, pense que tôt ou tard, tout va y passer et que de la Russie poétique, féerique que nous aimons ne restera absolument rien, à part des églises ou des sites touristiques isolés et dépaysés au milieu des monstres. Malheureusement, c'est ce qui est en train d'arriver au monde entier, puisque ce sont les pires éléments qui se sont emparé partout du pouvoir, et que nous ne pouvons qu'assister impuissants aux effets de leur cupidité et de leur bêtise, de leur folie des grandeurs et de leur cynisme; de leur vulgarité et de leur noirceur.
On ne peut pas dire que Vassia ait choisi le plus bel endroit pour s'installer, la région de Tver est sinistre, et le village de Pouchkino n'a rien pour lui. Même son église n'est pas bien belle, elle est énorme, disproportionnée, un truc du XIX° siècle qu'on a de plus coiffé de tôle métallique bleu pétard reluisant, "bleu comme le ciel" me disent les adeptes de cet infect matériau criard qu'ils affectionnent tellement...
La maison de Vassia est au bord d'une route passante, et le confort y est sommaire. Mais il ne l'a pas payée cher, et puis surtout, dans ce village, il y a le "monde des gousli", qui fabrique toutes sortes d'instruments du même nom. Nous y sommes allés. Cette affaire a été montée par un jeune homme du coin, Sergueï. Il fait travailler dix personnes. Ses gousli sont la gloire de Pouchkino. Ils sont accessibles et de bonne qualité, et il en vend même en Amérique et en Australie. Quand sa fabrique a brûlé, il a pu reconstruire grâce aux souscriptions de ses admirateurs et à l'aide matérielle de la mairie et du village. "Pour choisir ton lieu de résidence, me dit Vassia, regarde si tu peux y travailler, s'il y a des gens à fréquenter, s'il y a des infrastructures, et après, occupe-toi de la beauté du site!"
Vassia a quitté sa base touristique parce qu'il commençait à se "dégrader", tout était trop facile, nourri, logé, un superbe atelier à sa disposition, mais les patrons étaient tyranniques et détestaient particulièrement les gens qui travaillaient bien et avec coeur, ils commençaient aussitôt à les brimer. Et en plus, évidemment, ils avaient un goût immonde, ils aimaient le kitsch, le tape-à-l'oeil, le toc, comme tous les gens qui font du fric de nos jours.
Or si Vassia n'a pas un radis et ne fait pas attention à la déco de sa maison à l'heure actuelle, il a été designer à 2000 dollars par mois. Jusqu'au moment où découvrant la vanité de son existence à Moscou et le caractère profondément aliénant de la vie urbaine, en même temps que la veille-à-roue et le folklore, il a tout laissé tomber, il est allé vivre dans un village et des conditions vraiment spartiates. Puis il a trouvé la base touristique. Et maintenant, il se lance à Pouchkino.
Vassia a l'air d'un gros nounours exubérant, et il s'habille tout le temps à la russe, il trouve cela plus pratique. Il a énormément de personnalité et de talent et il est très sensible au côté comique et absurde de l'existence. Nous avons bien rigolé, un peu bu, et nous nous sommes quittés les meilleurs amis du monde.
Nous avons chanté ensemble, et il a fait un enregistrement. Je dois dire que je me suis sentie beaucoup plus à mon aise et dans mon élément qu'avec mon ensemble féminin. Comme Skountsev et comme Micha, il ne me casse pas les pieds avec des remarques à tous propos, il me laisse chanter, et nous trouvons naturellement un accord. J'espère que j'arriverai à me servir de sa vielle, elle est plus fiable et plus intéressante à utiliser, on peut vraiment jouer dessus, elle a des possibilités plus larges.
Vassia est allé en Europe, mais il a eu l'impression qu'on la lui avait volée, qu'elle n'était plus ce qu'elle était, ce qu'un Russe pouvait autrefois y chercher; et je comprends bien ce qu'il veut dire. Il est allé plusieurs fois au Donbass donner des concerts gratuits. Le Donbass lui a fait une forte impression par l'incroyable dévastation des zones soumises aux bombardements ukrainiens et par l'héroïsme de la population, des gens qui n'ont pas ou plus l'âge de se battre ou dont ce n'était pas le métier et qui se retrouvent en armes.

Vassia présente ses vielles


Où t'envoles-tu petit coucou? 
Je m'envole vers cet envol
Où mon âme pourra trouver le repos
Trouve-toi toi-même,
Va aux pieds du Seigneur
Verse devant lui une source de larmes
Et demande lui de t'aider
De t'aider à trouver le repos

dimanche 22 décembre 2019

Solstice d'hiver

Triste solstice sans neige, si gris, si misérable, les cabanes construites n'importe comment, n'importe où, dans une accumulation chaotique hideuse,  où se ressent la complète aliénation de ceux qui les ont construites et qui les habitent par rapport à la nature environnante, ou aux  maisons voisines, c'est-à-dire plus généralement, à l'Autre. Et dans les herbes jaunies, au bord des chemins boueux, les ordures jetées dans le complet mépris de l'endroit que l'on souille de sa présence indiscrète, et des gens qui y résident également et voudraient peut-être ne pas voir ça...
L'été ces disgrâces sont maquillées par la verdure, les fleurs sauvages, et quand l'hiver est normal, la neige les recouvre de sa surface pure et lumineuse. Cela rend tout cela acceptable.
Je suis tombée sur une courte vidéo de la société Obchtcheïe Dielo, la Cause Commune, ces gens vont restaurer bénévolement les magnifiques églises en bois du nord qui brûlent et tombent en ruines les unes après les autres. La vidéo est en russe, mais elle vaut d"être regardée même par ceux qui ne le comprennent pas, pour la beauté des sites et des visages: le prêtre, les restaurateurs ont cette noblesse des traits qui m'a toujours frappée sur les photos anciennes de la Russie, et qu'on trouve déjà moins aujourd'hui. C'est d'ailleurs remarquable non seulement en Russie, mais en France, quand on compare les photos anciennes au Français dénaturé actuel. Ce fait est relevé par quelques commentaires, l'un dit que voici la véritable élite de la Russie, ce qui est parfaitement exact. L'autre que ces visages sont tellement différents de ceux des impudents libéraux en vue qui grouillent sur le devant de la scène, et c'est tout à fait juste. Ces commentaires sont en majorité enthousiastes et louangeurs, ce qui est rassurant. Mais on y trouve quelques couacs qui ont attiré mon attention, parce qu'ils sont classiques et révélateurs. 
1) celui qui glisse avec aigreur qu'après tout l"Eglise (bien entendu richissime) n'a qu'à s'occuper de restaurer ces églises, ou bien elle est trop radin pour le faire?
Passons sur le fait que les restaurateurs sont bénévoles. L'église est richissime... Dans l'éparchie de Pereslavl-Zalesski, d'après ce que j'ai compris et constaté, l'évêque n'a trouvé que des dettes, un nombre considérable de merveilles architecturales du passé au bord de l'écroulement, et un nombre en comparaison infime de paroissiens capables de supporter la charge financière de la restauration de cet énorme patrimoine à l'abandon depuis des décennies, quand il n'a pas été délibérément déterioré, car idéologiquement non conforme. Les prêtres sont tous fauchés. Je regardais ce matin les paroissiens à la cathédrale, s'ils peuvent donner cent roubles par personne à la quête, c'est le maximum; cela fait une somme ridicule pour la survie des prêtres et de leur famille, sans aller jusqu'à la restauration des églises. Ces restaurations sont souvent le fait de riches sponsors, c'est pourquoi à Moscou, de ce côté-là tout va bien. Mais en province, et d'autant plus dans le nord, dans les villages ruraux, où les trouver, ces sponsors?...
Ces églises s'écroulent ou brûlent parce que ces villages sont souvent vidés de leurs habitants et lorsqu'ils y vivent encore, ils n'ont plus l'habitude de fréquenter l'église à la suite de décennies de persécutions et de propagande antireligieuse active. On peut dire au sens propre que ces villages perdent ce qu'il reste de leur âme avec leur église, ils perdent tout simplement la vie. Il faut sauver l'église avec le village, mais l'auteur du post, pur produit du soviétisme, ou plus généralement de la modernité, n'a plus aucun  lien ni avec la foi, ni avec le village, ni avec son folklore, ni avec ses ancêtres. 
L'activité des bénévoles peut servir d'exemple et de motivation, car dans le nord, la mentalité des gens est moins entamée que dans les villes ou d'autres régions. Comme dit l'un d'eux: si une seule âme est sauvée grâce à ce que nous faisons, cela vaut le coup de le faire. C'est aussi mon sentiment, et le folklore s'inscrit dans la même démarche.
2) Celui qui écume de haine devant ces "branleurs" qui ont assez de loisir pour aller restaurer gratis ces églises dont on n'a rien à foutre, qui ne servent à rien, alors que les gens crèvent de faim et que l'on ne construit ni hôpitaux ni écoles. 
Celui-ci s'apparente au commentateur précédent, en plus agressif. Notons qu'il est tellement tombé de l'arbre que ces églises, construites par de simples paysans, et si belles, si originales, ne lui font plus ni chaud ni froid, ni la beauté extérieure ni le contenu ne l'atteignent plus, j'ai vu plein de commentateurs français réagir de la même manière après l'incendie de Notre Dame. Ce gars-là, sauf intervention miraculeuse d'un ange gardien efficace, a perdu son âme dans quelque poubelle urbaine et aura du mal à la récupérer. Mais il déteste de toutes ses fibres ceux qui l'ont gardée et montrent de si beaux visages inspirés, comparables à ceux que l'on voit sur les photos des nouveaux martyrs fusillés par le KGB et probablement dénoncés par des gars dans son genre...
J'avais, quand j'avais fait la connaissance de mes cosaques, déjà observé que certaines personnes, indifférentes aux radios qui diffusent de la musique américaine de merde à tue-tête, entraient dans une rage meurtrière lorsque ceux-ci chantaient les chansons de leurs ancêtres dans l'autobus, la rue ou le métro...
Ce type enverrait facilement à la mort des gens qui travaillent pour rien, pour la beauté, pour une seule âme sauvée. Ce n'est vraiment pas un poète...
Notons que le raisonnement du premier commentateur appelle justement l'objection du second: si l'Eglise restaure un sanctuaire, alors on l'accusera de ne pas construire un hôpital. Ces gens-là vivent seulement de pain. Et ne comprennent pas que tout est lié, le sens de la beauté, la spiritualité et l'altruisme...
L'un et l'autre, à mon avis, se fichent d'ailleurs complètement des hôpitaux, que l'on ne construira pas davantage si les églises sont laissées à l'abandon, ce que l'expérience nous prouve tous les jours. Elles sont laissées à l'abandon la plupart du temps, et les hôpitaux aussi, ce qu'on construit, ce sont des cliniques privées.
3) Le gentil nigaud qui propose de restaurer plutôt cela en dur. Le bois, ça brûle, quelle utilité de rafistoler du bois quand on pourrait tout casser et construire à la place une horreur en béton éternelle?
Ah oui... effectivement, que répondre à cela? C'est la démarche d'esprit qui a détruit complètement la beauté et la poésie de Pereslavl. Qui préside au massacre de Moscou, et en général de tout ce qui est beau dans notre pauvre monde de plus en plus défiguré. 
Le journaliste Yegor Kholmogorov vient d'écrire un papier sur l'adoration d'une partie des gens pour Staline, où il exprime que celui-ci prenait la Russie antérieure à 17 pour un Congo blanc. Il en était de même des bolcheviques, et je dois dire, depuis Pierre le Grand, dans une certaine mesure, de la noblesse occidentalisée. Kholmogorov démontre qu'il n'en était rien, sur un plan culturel comme sur un plan économique. En réalité, pour toute personne s'intéressant vraiment à ce pays pour ce qu'il est, et non pour des raisons idéologiques, la chose est évidente. Et sans aller jusqu'aux données sur l'économie qui me restent hérmétiques, ni revenir sur la floraison de génies du XIX° siècle dans le domaine de la littérature, des arts et des arts décoratifs, il suffit de regarder ce que faisaient les gens du peuple, leurs vêtements, leurs isbas d'une beauté fantastique, les objets de leur quotidien, leurs magnifiques chansons, leurs danses, et aussi ces églises de bois d'une architecture unique. Nous sommes là devant une civilisation paysanne chrétienne et païenne à la fois d'une rare perfection, d'une grande poésie, d'une grande originalité, devant quelque chose d'absolument féérique... Mais cela n'intéresse pas l'intellectuel libéral, comme cela n'intéressait pas l'intellectuel soviétique, et même, le principal souci des barbares au pouvoir a été d'éliminer le plus possible toutes traces de cet univers pour mieux accréditer la légende univoque d'une Russie ténébreuse et attardée, d'un Congo blanc qui justifiât la terreur exercée contre ses habitants, l'extermination de ses paysans et aussi des représentants les plus illustres de son intelligentsia. 
Tout ce qui rappelle cette beauté, cette noblesse et cette poésie perdues aux résultats mutilés pitoyables de cette expérience moderniste féroce leur est haïssable, comme la lumière de Dieu l'est aux damnés.
J'ai lu parallèlement un commentaire sur la propagande antichrétienne acharnée, énorme, éhontée qui s'exerce en France et va de pair avec la destruction organisée de nos églises de la part du bolcho-capitalisme mondialiste totalitaire qui se met en place. Certes la République a sévi chez nous pendant deux cents ans, mais du temps de mon enfance, on voyait encore à la télé "le dialogue des Carmélites" ou "monsieur Vincent". Dans le cadre de la prise de pouvoir intellectuelle, puis politique des trotskistes de 1968 et de l'autodestruction de l'Eglise post-conciliaire, s'est installé un antichristianisme virulent, systématique, accompagné d'une réécriture de l'histoire de plus en plus fantasmagorique, à l'école, dans les manuels, mais aussi dans la presse, et les romans, et les séries télévisées. On attribue par exemple à des nobles et guerriers du moyen âge les calculs d'une mentalité parfaitement contemporaine, "convertir les gens pour les soumettre", ce qui n'existait pas dans la nature. Car si l'on soumettait bien entendu les gens à l'occasion, les convertir dans ce but n'entrait pas dans les structures mentales de l'époque, où les gens croyaient sincèrement, où le pire des reîtres pouvait croire et d'ailleurs brusquement tout lâcher pour entrer au couvent. On bourre le mou des gens à longueur de temps, de sorte qu'ils ne savent plus qui ils sont ni d'où ils sortent, haïssent "les religions" sans savoir ce que ce terme recouvre, et se résignent à se dissoudre dans l'Afrique et l'islam parce qu'on leur matraque à longueur de temps qu'ils ne sont pas dignes d'exister et que tout ce que leurs ancêtres ont fait est une insulte au genre humain. Comme une partie des Russes, ou disons des post-soviétiques, la plupart des Français honnissent leur patrie dans son expression millénaire et tout spécialement ce dont ils devraient être le plus fiers, leur moyen âge et leur paysannerie. Pour les uns, la Russie commence en 17, pour les autres, la France commence en 1789. Au delà de ces dates règnent les ténèbres.
Est-ce un hasard si, en Russie comme en France, on en est arrivé là? Et pourquoi suis-je plus à l'aise en Russie qu'en France, si entre le fruit de la république franc-maçonne et du trotskisme réunis, et celui de soixante-dix ans de soviétisme, la différence n'est pas si grande?
Je suis tombée sur une citation de Bernanos qui m'a plongée dans des abîmes de réflexion précisément sur ce thème: 
"Lorsqu'on a déjà tant de mal à être français, le plus furtif regard jeté sur l'abîme des siècles qui, à notre droite et à notre gauche, nous sépare des aïeux, risque de nous donner le vertige. Quoi! Nous sommes déjà si loin, si seuls?
Car c'était là exactement mon état d'esprit quand je me trouvais en France, pays par ailleurs aimable et ravissant, où il faisait bon vivre. Les siècles ouvraient entre la France, la vraie, celle des aïeux, et moi, si loin et si seule, un abîme vertigineux, or déjà, quand je me suis intéressée dans mon adolescence à la Russie, je sentais que cet abîme des siècles était beaucoup moins grand entre le Russe actuel, même soviétique, et le Russe de la sainte Russie. Et en effet, il ne s'agissait alors pas de siècles, mais de décennies. La révolution faisait encore partie du passé récent, pour moi qui suis née trente-cinq ans après qu'elle se fût produite. Alors que la France avait commencé à dériver depuis beaucoup plus longtemps. Depuis la révolution, mais aussi depuis la renaissance, et qu'est-ce qui avait amené cette renaissance? Comment me greffer spirituellement sur la France, quand l'Eglise elle-même reniait ce qu'elle avait été, et l'esprit qui avait présidé à l'élaboration séculaire de notre pays? C'est là que l'orthodoxie est venu pour moi combler cet abîme des siècles, comme me le disait le père Barsanuphe: "Pourquoi regretter le moyen âge, depuis que vous êtes orthodoxe, n'êtes-vous pas intérieurement  au moyen âge?"
J'avais senti que cet abîme des siècles, cette faille n'existaient pas chez les Russes dès que j'avais connu leur littérature. Si je lisais les écrivains français du XIX° siècle, je me trouvais déjà piégée dans la modernité, "loin et seule", tandis que les écrivains russes me plongeaient dans un monde apparemment moderne mais en substance profondément médiéval. Dans l'histoire russe, il y avait la rupture du schisme des vieux-croyants, l'occidentalisation forcée de la noblesse par Pierre le Grand, et les fâcheuses influences occidentales sur la liturgie, l'iconographie et l'architecture des Russes. Et puis la révolution, naturellement. Mais même dans les films soviétiques, le courant de la source originelle passait encore.
De sorte que ma patrie s'est révélée plus inscrite dans le temps que dans l'espace, plus spirituelle que génétique, et je n'ai pu la retrouver que par ce détour russe qui m'a fait franchir "l'abîme des siècles". Dans la Russie contemporaine, on  trouve des mutants de la modernité et l'on trouve encore pas mal de gens qui vivent dans la continuité de l'entité russe millénaire, alors qu'en France, même l'Eglise s'est acharnée à déraciner la population, elle s'est déracinée elle-même, son pape nous voue à la disparition, et la paysannerie a été plus sûrement laminée par l'Union Européenne que la paysannerie russe par les massacres de la collectivisation.





dimanche 8 décembre 2019

The Place


Nous avions aujourd’hui notre premier concert à Rostov, à l’espace culturel "the Place" (en anglais dans le texte), vieilles maisons typiques restaurées avec goût en vue de manifestations de ce genre. Il y avait l’exposition des tableaux des jeunes élèves de Liéna, et puis le concert de son collectif folklorique enfantin, qui chante extrêmement bien, et avec beaucoup de naturel. Le collectif d’adultes, nous, se greffait là-dessus. Et je devais chanter trois chansons pour finir, dont une russe, en m’accompagnant à la vielle.
La télévision était une fois de plus présente, l’équipe civilisée d’il y a trois semaines. Ils voulaient me filmer en train de chanter. Je n’étais pas très à l’aise, car cela perturbait la mise en place des diverses manifestations, mais d’un autre côté, cela faisait de la publicité à l'endroit comme aux participants... En plus de la Française de service, les journalistes ont reçu en prime le père Joseph Gleason, venu du Texas, dont les trois filles présentes ont chanté comme des paysannes russes, de façon parfaitement authentique.
J’avais emmené mon petit voisin Aliocha. Il a fait connaissance du fils de Liéna, et aussi de la bibliothèque du centre, car ce sympathique enfant aime lire, il me paraît vraiment attachant, simple, digne, je dirais même viril.
Rita a beau être sociable et mondaine, elle avait visiblement le tournis, beaucoup de monde, beaucoup d’enfants, certes plutôt grands, mais quand ils se mettaient à cinq pour la caresser, elle commençait à grogner et à faire mine d’être extrêmement féroce.
J’avais bien préparé mes trois chansons, et chez moi, je chantais et jouais avec une liberté et  un oubli du monde extérieur complets. Mais sur place, j’étais plus inhibée. J’avais dû revêtir le costume russe acheté cet été, et je n’y étais pas très à l’aise, j’aurais préféré rester dans mes vêtements habituels. Il me semblait que j’avais l’air d’une montgolfière prête au décollage.
J’ai rencontré, avec Vassili Tomachinski et sa femme, une grand-mère ukrainienne, genre vieille paysanne, dont la petite-fille fait partie du collectif de Liéna. Elle habite dans un village à côté du monastère de Borissoglebsk.  Une femme très chaleureuse, naturelle, digne, qui chantait autrefois dans un ensemble folklorique du côté de Kharkov. Elle connaît une foule de chansons de là bas, et m’a conviée à venir la voir.
Une autre femme, Vera, m’a montré ses créations, des vêtements inspirés par le costume populaire mais adaptés à la vie moderne, et j’ai trouvé que c’était très joli, et portable dans n’importe quelle circonstance.
La biélorusse Anastassia, qui s’occupe du centre, et son assistant, sont très accueillants, et tous les gens présents semblaient détendus et heureux. Voilà un lieu qui peut donner de la vie à la ville et même aux environs.
Quand nous sommes repartis, à quatre heures, c’était déjà les ténèbres, d’autant plus que nous n’avons toujours pas de neige, et il paraît qu’il en sera ainsi jusqu’à la fin décembre…  Je déteste conduire la nuit, mais ici, en décembre, il fait nuit la plupart du temps.
Katia m'a dit que lorsque nous avons chanté le vers spirituel sur la fin du monde, des gens pleuraient. Elle avait pris en main l'organisation du concert, ce dont on l'a officiellement remerciée. 
Peut-être fera-t-elle son trou dans les sphères culturelles locales, ce que je lui souhaite.

Vers spirituel sur le Jugement Dernier

Je sortirai sur la colline de Sion
Je regarderai la rivière de feu.
Les âmes des justes passent à pied sec
Mais les âmes pécheresses s'enfoncent dans la rivière de feu.
Et elles crient et se débattent,
elles disent à Michel:
Michel Archange, notre père, notre père
Prends pitié de nous, donne-nous au moins une petite barque
Je ne vous donnerai rien
Vous n'avez pas de maison
Vous n'avez ni pères ni mères

lundi 1 avril 2019

La mélodie universelle



Jacob Shtellin sur la musique folklorique russe
« Nouvelles sur la musique dans la Russie du XVIII° siècle."
La musique populaire russe des villages, lieux-dits et villes se fonde principalement sur le chant et la rare utilisation d’un ou deux instruments que je décrirai plus bas.
Une seule mélodie prédomine dans les jeux et danses de la Russie, depuis la Dvina jusqu’à l’Amour et la mer Polaire. En dépit des nombreuses modifications qui sont introduites dans cette mélodie par des chanteurs habiles ou plus ordinaires et par les particularités des nombreuses provinces de l’Etat russe à l’espace largement ouvert, elle conserve toujours ce caractère particulier, propre au pays russe et introuvable ailleurs.
Comparées aux chansons d’autres nations, les mélodies russes pourraient être appelées moitié tatars (que j’ai assez l’occasion d’écouter et d’étudier), moitié romanes et slaves, car elles contiennent des caractéristiques spécifiques de ces deux types de chansons. Le peuple russe en entier chante et joue selon ce type de mélodie; les filles et les femmes la chantent dans leurs chansons et dansent dessus, cette mélodie résonne dans tous les cabarets et les tavernes, les paysans la chantent en travaillant durement dans les champs, les cochers, les facteurs - sur les routes. Ces refrains ne se trouvent nulle part ailleurs sur la planète, sauf en Russie, où ils sont communs partout.
Plutôt que de continuer à la décrire, j’aimerais donner ici quelques-uns des meilleurs exemples de cette mélodie universelle. Les voici:
Comme dans la versification, chaque vers a un paragraphe ou une moitié, appelé césure, de sorte que la mélodie du village russe a le même paragraphe, tombant toujours sur un quart et servant à prendre une respiration. Il convient également de noter que de nombreuses mélodies se terminent à cet intervalle au lieu du ton principal.
Si l’on demande ce qui est chanté en fonction de ce type de mélodie, on peut répondre sans équivoque: en partie - tout ce qui vient à l’esprit du chanteur, en partie ce dont il s’est souvenu en écoutant les autres, à savoir: un vieux récit, l’épopée du héros, Ilya Mouravitch, une fable, une déclaration d'amour, une conversation entre amants, des chansons de brigands, la description de belles filles, etc. Tout cela est transmis principalement par la prose, une grande partie se constitue d'une façon impromptue sur une mélodie existante et se rime en partie selon un ancien vers syllabique. Ce dernier est l’apanage des femmes des villages et, en général, des gens du peuple qui, selon ce chant, exécutent leurs danses de village et leurs rondes, sans instruments de musique.


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.. Il arriva une fois que chez mon ami ... des parents et amis réunis chantèrent la
 chanson folklorique « Un faucon volait très haut »; au même moment entre Sarti, célèbre par ses magnifiques compositions musicales; il s'arrête, écoute avec attention; on le remarque enfin et arrête de chanter. Il s'enquiert du nom du compositeur et reçoit une réponse indiquant qu'il s'agit d'une chanson russe courante. Surpris, il demande qu’on la répète.
Couvrant de louanges cette composition d’un excellent genre musical, il s'émerveille devant l'art des chanteurs qui exécutent ce chœur, à son avis, difficile. On lui répond qu'il n'y a rien de plus simple et que les chanteurs populaires ordinaires le chantent avec la même précision. Ce savant musicien ne veut pas y croire.
Une heure plus tard, ils lui demandent de sortir dans une grande cour où douze rameurs ...lui chantèrent ce chœur. Stupéfait, le vénérable Sarti court d'un chanteur à l'autre, écoute attentivement et finit par admettre qu'il avait été témoin d'une chose incroyable; qu’avec des voix si grossières, il était impossible d'assumer une telle précision dans l'exécution; De plus, les chanteurs, chacun en particulier, n’observaient pas, dans leur motif,  les notes propres à chaque voix, mais les changeaient souvent, sans perturber l’harmonie générale du chœur.
Il assura que pour étudier cela, il fallait utiliser les meilleurs chanteurs d'opéra italien pendant une semaine entière, selon les notes écrites pour chaque voix; mais qu'il était impossible de chanter une chorale si difficile sans les suivre. "
Vospominaniya dramaturga i poeta V. Kapnista o znakomstve kompozitora Dzhuzeppe Sarti (1729 - 1802), priyekhavshego vo vtoroy polovine 18 veka v Peterburg i prozhivshego tam semnadtsat' let, s fenomenom muzhskogo khorovogo narodnogo mnogogolosiya.
N. Kulakoovskaya, L. Kulakovskiy. Za narodnoy mudrost'yu. M. 1975, s. 55 - 56.


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Hier, dimanche, je suis allée chanter à Rostov, avec Katia, Liéna, Véronika et une autre participante, nous étudions des "vers spirituels", répertoire de carême méditatif et profond, et j'observais la création entre nous de ce cercle enchanté du chant traditionnel russe, celui qui relie les chanteurs de Kazatchi Kroug, "le Cercle cosaque", et tous les folkloristes que je connais dans la contemplation de plus en plus absorbée d'une sorte de paradis perdu invisible et extrêmement ancien, et pourtant toujours jeune et vivace, dès qu'on l'invoque à plusieurs, dans une étrange et merveilleuse communion. A l'issue des moments de chants, notre initiatrice, Liéna, pousse toujours un soupir: "oh, c'était bien... " même si elle a des critiques à formuler, parce qu'en effet, c'est bien, c'est bon de revenir dans l'aura bienfaisante des relations ancestrales, et qu'on en ressort rénové.
Dima Paramonov, le roi des gousli, a de son côté publié ces deux témoignages historiques qui m'ont énormément frappée, et que j'ai traduits pour les publier. Une phrase m'a particulièrement intéressée: 
Une seule mélodie prédomine dans les jeux et danses de la Russie, depuis la Dvina jusqu’à l’Amour et la mer Polaire. En dépit des nombreuses modifications qui sont introduites dans cette mélodie par des chanteurs habiles ou plus ordinaires et par les particularités des nombreuses provinces de l’Etat russe à l’espace largement ouvert, elle conserve toujours ce caractère particulier, propre au pays russe et introuvable ailleurs.
Là est je crois le secret de l'âme russe, l'âme russe est cette mélodie qui unit tous les Russes sur cet immense espace, mélodie unique aux variations infinies, que l'on ne trouve nulle part ailleurs sur la planète et qui ne lâche plus ceux qu'elle a enchantés.
Je devrais dire "qui unissait tous les Russes", mais je laisse quand même au présent, ceux qui ne connaissent plus cette mélodie n'étant plus tout à fait russes, et les étrangers qui la connaissent en étant naturalisés, on peut dire qu'elle unit les Russes, ceux qui restent russes dans les trois Russie, également unies par cette même mélodie et par la foi orthodoxe, ou qui le sont devenus, par la vertu conjuguée de la foi orthodoxe et de l'enchantement local. On comprend naturellement que toutes sortes de malfaiteurs et les démons qu'ils servent cherchent à faire oublier aux Russes des trois Russie ces liens profonds, spirituels et ancestraux qui faisaient qu'un Russe ne pouvait exister qu'en Russie et avec des Russes quels que fussent les charmes de l'étranger, de son climat, de ses mœurs, de ses usages ou de ses monuments. On comprend l'acharnement des bolcheviques contre la culture traditionnelle; sa transformation en parodie, son avilissement en caricature. Et la fermeture du centre de folklore de Moscou par un ministre russophobe.
Cette mélodie se traduit du reste de façon visuelle dans les motifs de broderie ou les motifs décoratifs, qui sont extrêmement anciens et qui constituaient un autre genre de langage et de lien.
Mais là où cela devient pour moi très mystérieux, c'est quand cet art collectif russe qui n'existe nulle part ailleurs dans le monde devient absolument irrésistible et complètement captivant pour quelqu'un dans mon genre. Je suis sûre, d'après les multiples traces qu'il nous a laissées, que notre moyen âge m'aurait beaucoup plu, j'y retournerais volontiers, et il me reste inscrit dans les gènes, mais en dépit de toutes ces traces visuelles, je n'arrive pas à retrouver avec lui un lien qui me le restituerait complètement, alors qu'à travers ce chant russe, je plonge dans la nuit des temps, et plus étonnant, la nuit des temps plonge en moi comme une cascade, vivante, avec tous ses poissons, ses reflets, ses murmures, les milliers de voix des morts qui soudain reprennent vie. Le moyen âge français était incontestablement plus doux à vivre que le moyen âge russe. Et pourtant, quand on a pénétré ce cercle magique et qu'on en a été irrigué, on devient semblable à de nombreux Russes qui mouraient de nostalgie dès qu'on les arrachait à cet océan de terre où tanguent des forêts et des églises, dans la boue et la neige, sous de captivants nuages et un soleil rare. On devient un habitant de la planète russe où se passent des choses qui n'arrivent nulle part ailleurs, et où résonne la mélodie universelle...
Alors qu'est-ce qu'on y trouve, de véritablement essentiel, de vital, qui a disparu partout ailleurs? Ou bien est-ce la Russie qui est en elle-même un phénomène culturel et spirituel unique au monde? Et on laisserait cela se perdre, comme on nous a perdu la France? Ont-elles dans les profondeurs de l'océan du temps quelque chose en commun de très précieux et de très vivifiant dont je ressentais la privation dès mon plus jeune âge? On me dira, la foi, oui, c'est sûr, mais il m'apparaît de plus en plus que ce n'est pas là un phénomène purement individuel et qu'il arrive sur un terrain, et se sert de canaux en place depuis des millénaires et qu'on est en train de détruire. Le salut est un fait personnel qui s'inscrit dans une entité collective qu'on appelle l'Eglise, elle-même constituée d'Eglises qui correspondent à des entités qu'on appelle des peuples. Tout est organique et complémentaire, sauf l'abominable civilisation industrielle et technologique qu'ont enfanté la "renaissance" et les "lumières"...
Cependant, il se peut que dans les derniers temps, ces communautés se réduisent à des ilots persécutés dans la dérive générale des poissons de bancs. Mais plus nous conserverons ces liens, plus nous aurons de chances de tenir jusqu'au bout, et aussi de sauver ceux qui tendent les mains dans les ténèbres, à la recherche d'un point d'appui. Qu'ils soient génétiquement russes ou pas, à la recherche de cette mélodie universelle dont on nous a privés et qui nous rend réceptifs à ce que le cosmos a de plus substantiel, nous met en communication avec sa Source, et à travers sa Source avec tout ce qui vit. Ce qui vit, ce qui reste dans le flux et le souffle de la vie, et non pas ce qui prolifère à l'écart, dans une parodie d'existence profondément hostile à ce qui est la Vie véritable et vivifiante.



Якоб Штеллин о русской народной музыке.
"Известия о музыке в России XVIII в."
Простонародная русская музыка сел, местечек и городов основывается, главным образом, на пении и на редком употреблении одного — двух инструментов, которые я опишу ниже.
Одна единственная мелодия господствует в играх и танцах России от самой Двины до Амур-реки и Полярного моря. Несмотря на многочисленные изменения, которые вносятся в эту мелодию искусными либо незатейливыми певцами и особенностями многих провинций широко раскинувшегося Русского государства, в основе ее всегда сохраняется тот своеобразный характер, который свойственен только русской стране и нигде более не встречается.
Русские мелодии по сравнению с песнями других народов могли бы быть названы наполовину татарскими (которые я имел достаточно случаев слушать и изучать), наполовину романскими и славянскими, так как включают в себя характерности этих обоих видов песен. Весь народ в России поет и играет по этому типу мелодии; девушки и женщины поют ее в своих песнях и танцуют под нее свои танцы, мелодия эта звучит во всех трактирах и кабаках, крестьяне поют ее при тяжелой работе в поле, ямщики, почтальоны — на дорогах. Напевы эти не встречаются нигде больше на земле, кроме как в России, в которой они распространены повсеместно.
Вместо дальнейшего описания, я хочу привести здесь несколько лучших образцов такой всеобщей мелодии. Вот они:
Как в стихосложении каждый стих имеет абзац или половину, называемую цезурой, так и русская деревенская мелодия имеет такой же абзац, падающий всегда на кварту и служащий для того, чтобы взять дыхание. Необходимо еще заметить, что многие мелодии и заканчиваются этим интервалом вместо основного тона.
Если спросят, что поется по этому типу мелодии, то можно безошибочно ответить: отчасти — все, что придет в голову певцу, отчасти то, что он запомнил, слушая других, а именно: старый рассказ, былину о богатыре Илье Муравиче, об осетре, басню, любовное объяснение, разговор влюбленных, разбойничьи песни, описание красавиц и т. д. Все это передается большей частью прозой, многое складывается экспромтом на готовую мелодию и часть рифмуется старинным силлабическим стихом. Этим последним владеют женщины деревень и вообще простой народ, который под такое пение без всяких музыкальных инструментов танцует свои деревенские танцы и водит хороводы.
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...Случилось раз, что у друга моего... собравшиеся родственницы и приятели пели простонародную песню "Высоко сокол летал"; в то самое время входит известный превосходными музыкальными сочинениями Сарти; он останавливается, слушает со вниманием; наконец замечают его и перестают петь.
Он осведомляется об имени сочинителя и получает в ответ, что это простонародная русская песнь. Удивленный, просит он о повторении оной.
Превознося похвалами отменного музыкального рода сочинение сие, удивляется искусству поющих столь, по мнению его, трудный хор. Ему отвечают, что ничего нет легче и что простонародные певцы поют оный с такою же точностью. Сему ученый музыкант никак верить не хочет.
Спустя час просят его выйти на широкий двор, где двенадцать гребцов... пели хор сей. В изумлении почтенный Сарти перебегает от одного певца к другому, вслушивается, и по окончании песни признался, что был свидетелем делу неимоверному; что по грубости голосов невозможно было предположить такой точности в исполнении; тем более, что певцы, каждый особенно, не наблюдали в напеве своем определенных каждому голосу нот, но часто переменяли оные, без нарушения общего стройносогласия в хоре.
Он уверял, для изучения оного нужно было бы лучшим итальянской оперы певцам употребить целую неделю, по написанным на каждый голос нотам; но что спеть столь трудный хор без наблюдения оных почитал невозможным".
Воспоминания драматурга и поэта В. Капниста о знакомстве композитора Джузеппе Сарти (1729 - 1802), приехавшего во второй половине 18 века в Петербург и прожившего там семнадцать лет, с феноменом мужского хорового народного многоголосия.
Н. Кулакоовская, Л. Кулаковский. За народной мудростью. М. 1975, с. 55 - 56.