Retour à Pereslavl. La dame qui devait vivre avec mes animaux chez moi ne l'a pas fait, mais elle a quand même fini par récupérer Rosie, pour épargner les chats, et mes affaires, qu'elle détruisait pour s'occuper. Les pauvres chats étaient complètement traumatisés par mon absence et les courses-poursuites de Rosie. Olga, la dresseuse de chiens, venue voir ce qui se passait chez moi, m'a dit qu'elle avait vu Georgette pleurer, et je ne le croyais pas, mais les animaux pleurent, quand ils sont dans une grande détresse. Georgette ne supporte pas la vue de ma valise, quand je pars, je suis obligée de la faire en cachette.
Grande joie des chats, Rosie m'a semblé moins traumatisée qu'eux. Elle a couché dans son panier, dans la petite entrée où je garde les outils de jardin, et cela n'a pas l'air de lui poser de problèmes. Un répit pour mes chats qui étaient tous sur mon lit, collés à moi et ronronnants.
Ce matin, j'ai emmené Rosie se promener. Il fait très chaud, mais d'après les prévisions météo, pas pour longtemps. Très chaud, mais sans moustiques. Les moustiques, il n'y en a pas au mois d'août. Les chemins sont bordés de fleurs, en juillet, il faisait si froid qu'il n'y en avait pas beaucoup. En Russie, on se baigne jusqu'à la saint Elie, début août. Mais cette année, c'est plutôt à partir de la saint Elie que la chose est devenue possible.
Il me faut toujours un moment pour retrouver mes marques, et la solitude. C'est pourquoi ces voyages fréquents me perturbent autant que mes animaux. Encore une tranche de trois mois à l'horizon, j'espère la dernière avant de pouvoir choisir le moment et la durée de mes absences...
Ce n'est pas la Toussaint, mais l'anniversaire de maman, et n'étant pas sûre de revenir au mois de novembre (bien qu'il y ait des chances), je suis montée à Annonay, faire un tour au cimetière et voir mes cousins qui gardent pieusement nos tombes, les leurs, les nôtres, celles que nous avons en commun.
Petite, j'allais sur celle de mon père avec maman, cette pierre tombale faisait une grande ombre sur mon enfance. Je me retrouvais devant elle une fois par an, avec un pot de chrysanthèmes: elle était bien fermée, une porte qui ne s'ouvrirait jamais plus, et mon père, le beau jeune homme des photos de famille, y était couché pour toujours.
Quand maman est morte, j'ai essayé de faire transférer mon père auprès d'elle, car le caveau où il repose était un endroit provisoire, on ne savait pas où le mettre, dans l'urgence, on l'avait déposé là, avec des gens qui lui étaient étrangers, des cousins de ma grand-mère. Mais il n'était plus possible d'identifier les siens dans le chaos d'ossements qu'avaient trouvé là les pompes funèbres. Et donc, me voici à nouveau devant cette pierre grise, où le jeune homme est resté seul, tandis que sa femme gît plus haut, avec mon grand-père, ma grand-mère, ma tante Jackie et ma tante Baby, toutes des personnes qui ont tellement compté pour moi, et qu'on a rangé là, jusqu'au Jugement Dernier, dans leur boîte bien étanche et parfaitement muette.
Chaque fois que je vais voir Henry et Mano, nos conversations portent sur ces gens qui emplissaient leur vie, et la mienne. Henry me raconte que Jackie, à 18 ans, lui avait donné le conseil de faire rire les filles, pour les séduire. Il était très ami avec mon père, ils avaient fondé le club des laveuses où l'on s'amusait des ragots locaux entre copains. Mano évoque sa maladie, sa mort, sa détresse de laisser seules sa jeune femme et sa petite fille. J'ai 65 ans, et je pleure encore de compassion à cette pensée, et je reste devant la tombe: "papa, tu m'as manqué..."
Quand je m'y rendais avec maman, je n'avais qu'une peur, c'était de la voir disparaître à son tour derrière la porte de pierre, eh bien voilà, c'est fait...
Sur le chemin de nos tombes familiales, voici à nouveau celle où reposent ces deux Russes, et cette fois, je fais des photos.
C'est la famille Chenet, que ma cousine Dany ne semble pas connaître, dans cette famille Chenet, deux Russes qui n'étaient pas parents. Marcelle Chenet, morte en 1931, avait épousé un certain Stoliaroff, qui ne semble pas reposer avec elle, et sa soeur Germaine avait épousé Ivan Skliaroff, qui est mort en 70 et que j'aurais pu connaître, il est enterré avec les Chenet.
Cela fait quatre ans que j'ai repéré cette tombe et que je me pose des questions sur le destin de ces deux soeurs annonéennes et de leurs époux russes qui ne sont, eux, pas apparentés. Deux amis? L'un s'est marié avec Marcelle et du coup l'autre a épousé Germaine? Mais le plus étonnant, c'est qu'une plaque est apparue, cette année, qui n'y était pas auparavant, en l'honneur de Basile (Vassili) Stoliaroff 1895 1947. D'où sort-elle? Stoliaroff n'est pas parmi les occupants du tombeau, en tous cas, il n'est pas sur la liste. Est-il retourné mourir en Russie? Qui est venu déposer pieusement cette plaque en souvenir? Comment les époux des filles Chenet sont-ils arrivés à Annonay? Rien de plus éloigné de la mentalité russe que la mentalité annonéenne... Annonay, c'est Balzac!
Germaine est morte 3 ans après son mari Ivan, en 1973.
Ma cousine Dany m'a donné un paquet de vieilles photos. Le mariage de mes grands-parents. Parmi toute l'imposante tribu de gens qui posent et me sont sans doute tous plus ou moins apparentés, je n'en reconnais que quatre ou cinq.
Dany a passé sa vie à se sacrifier pour les uns et pour les autres. Et voilà que je découvre les merveilleuses photos d'art qu'elle accumule dans son ordinateur: paysages, nuages, animaux... quel regard sensible et contemplatif posé sur toute la beauté de la vie... Je la supplie de les regrouper dans un blog, et de les montrer. Quelle âme...
Henri Barthas est un homme que j'ai connu par Facebook, et qui habite Limoux, "le pays des fous", de la blanquette, du canard et du Christ cosmique. A Limoux, on boit de la blanquette, inventée par Dom Pérignon, le père du champagne. "C'était une ébauche, la blanquette?
- Mais non, malheureuse, c'était son premier chef d'oeuvre!"
Le pays se caractérise m'a-t-il expliqué, par ses nombreux chasseurs anticléricaux et socialistes, l'amour de la population pour la fricassée, la viande et le canard, sans lesquels un repas ne saurait porter ce nom. Et par un maire qui a défrayé la chronique...
Henri m’a emmenée
visiter un peu la région qui est magnifique et préservée, encore plus que le
Gard. Les villages sont restés comme dans les années 50. Sauf que
naturellement, on a commencé à y répartir des migrants.
Le paysage a quelque
chose de sauvage et de magique. On n’est pas loin de la mer, les
pins parasols et les cyprès poussent à travers les collines accidentées,
rocheuses, mais on n’est pas loin de la montagne non plus, et l'on y voit des pins sylvestres. Les essences
méridionales prennent plus de développement que de notre côté, et forment des
forêts hautes et profondes, mystérieuses. Je suis descendue avec lui jusqu’à une rivière
salée et son pont romain, par un sentier à travers des bois ténébreux. Nous nous étions arrêtés
près du pic de Burgarach, une montagne à la forme étrange et impressionnante
qui a une réputation magique ou paranormale, piste d’atterrissage pour les OVNI
ou autres légendes sensationnelles. Dans le coin habite le « Christ
cosmique », un bonhomme qui se présente ainsi, « je suis le Christ
cosmique, le grand monarque, le Messie », et que nous avons croisé deux
fois, en short et chemise baba cool, les cheveux hirsutes autour d’une
figure parfaitement ordinaire, qu'on ne croirait pas sortie, les apparences sont trompeuses, de l'usine à surhommes d'Aldébaran...
Henri m’a emmenée au
monastère orthodoxe de Cantauques qui a conquis mon cœur. Le lieu est à la fois
paisible, lumineux et désert, avec un cèdre et un cyprès majestueux. L’église
simple et belle, les chants liturgiques dépouillés et harmonieux, une
spiritualité palpable en toutes choses, et puis quels moines… Le père Samuel,
affable et chaleureux, le père Syméon, si délicieusement malicieux et plein
d’humour, le magnifique père Moïse, si beau, si noble, avec une barbe digne du
nom qu’il porte, un visage de roi
légendaire. J’écoutais l’épître de Pierre qui témoignait de la
Transfiguration : un témoignage direct attesté par une vie de proscrit et
une mort de martyr. Comment en douter ? Le Christ de la fresque, derrière
l’autel, semblait me dire : « Tu vois ? »
Nous avons pris un
petit verre du quina du père Syméon, dans le cloître fleuri où tout le monde se
retrouve après la liturgie, dans l’odeur des lavandes.
En fin d’après-midi,
nous avons visité le village de Rennes le Château, dont le curé, au début du
XX° siècle, avait embelli l’église dans un style plus naïf que sulpicien, à mes
yeux infiniment préférable aux squelettes d’églises hantées par quelques
affiches avec des slogans religieux ou par des photos, qui ont suivi Vatican
II. Personne ne sachant comment le curé avait trouvé les fonds, plein de gens
soupçonnent qu’il ait pu découvrir le trésor des templiers. Cette église, le
petit jardin attenant, le presbytère et sa véranda colorée m’évoquaient
fortement la France disparue que je voyais à Annonay dans mon enfance. Hélas,
deux choses me ramenaient au temps présent : l’omniprésence des touristes
et surtout les déprédations apportées par une « déséquilibrée » au
chef-d’œuvre de l’abbé : le diable écrasé sous le bénitier a perdu sa
tête, et aussi Marie-Madeleine, sur l’autel.
Les paysages des
Corbières sont gâchés par des éoliennes « écologiques » gigantesques
en grand nombre. Il conviendrait naturellement de promouvoir à grande échelle
la production d’énergie autonome individuelle, chacun sa petite éolienne, ses
panneaux solaires, sa maison construite dans cette perspective, et le paysage
n’en serait pas gâché, mais l’énergie et ses profits ne seraient plus un
monopole. A ce problème, beaucoup de gens du pays ont la réponse: "Faren tout pétar"...
En traversant ces
villages, ces forêts si belles dans leur variété, ces étendues sauvages, pleines
de rochers grandioses sous les nuages orageux, de ruines médiévales perchées,
je sentais mon lien atavique avec tout cela, en dépit de celui que j’ai avec la
Russie, et j’éprouvais une souffrance profonde à l’idée que nous étions en
train de perdre notre pays...
Henri est un produit
local, né ici, de parents eux-mêmes originaires du coin, il a le physique du
lieu, les expressions et l’humour du sud ouest. Il est le résultat de
générations de Français des Corbières. C’est ce que veut détruire la caste au
pouvoir, pour créer artificiellement une société de métis déracinés qui n’aura
plus aucun lien avec ces paysages, ces maisons, ces églises et ces châteaux.
Avec Henri, j’ai des
discussions que je n’ai pas avec beaucoup de Français, mais c’est que beaucoup
de Français ne l’ont déjà plus, ce lien, cinquante ans d’américanisation
médiatique ont fait leur œuvre, et aussi la destruction programmée de la
paysannerie et la démission de l’Eglise catholique, sa compromission avec la
modernité.
Henri, sa femme et
moi, nous nous sommes entendus comme larrons en foire, et nous avons beaucoup
ri. J’espère qu’ils viendront me voir en Russie, ces vrais Français comme on n’en
fait plus.
Henri m’a raconté, ce
que j’ignorais, que la liturgie gallicane avait beaucoup plus de points communs
avec la liturgie byzantine, elle comportait notamment le trisagion, mais elle
avait développé sa forme originale, à partir des successeurs de saint Irénée de
Lyon. Elle a été extirpée par Rome, après bien des résistances locales. De
sorte qu’Henri et moi-même retrouvons dans la liturgie orthodoxe quelque chose
qui nous enracine aussi dans cette lointaine France pré-schismatique avec
laquelle le lien est quasiment perdu.
Henri sur le pont romain
La rivière salée (la Sals)
Type anthropologique de Français du sud-ouest (orthodoxe)
Henri, Patou et le chat Ouinou
Dans l'église de Rennes le Château
Tour en dessous du village
Au monastère de saint Martin et de la Mère de Dieu à Cantauques
Mon blog me met en relation avec des correspondants intéressants, et à l'occasion d'un échange de lettres avec un monsieur, j'ai eu l'occasion de préciser un certain nombre de choses qui sont déjà un petit bilan de mon expérience. J'ai décidé de publier ce bilan.
Je suis trop souvent sur Facebook, pour toutes sortes de raisons. J'y ai des échanges intellectuels, ou spirituels, des assauts de mots d'esprit, ce que je n'ai pas toujours la possibilité de faire dans le quotidien. Je tente de diffuser de la réinformation, au sujet de la Russie, du Donbass. J'observe ce qui se passe et voit se composer petit à petit le puzzle terrible dont la vision de plus en plus précise fait de nous ces Cassandre que nous évoquons ensemble. Je diffuse aussi des articles ou réflexions spirituelles, des nouvelles de ce qui se passe sur ce plan-là et dont on ne parle nulle part ailleurs ou presque. J'avais ainsi fait tout un reportage sur la grande procession organisée en Ukraine par le métropolite Onuphre pour la fête du baptême de la Russie (qui était alors une entité où n'existait de divisions qu'entre différentes principautés toutes slaves, orthodoxes et russes sans aucune Ukraine fabriquée façon Golem, ce qui est devenu par la suite les Russie du tsar de toutes les Russie ou du patriarche de toutes les Russie) et pour le retour de la paix. 200 000 personnes y avaient participé dans tous le pays (100 000 à Kiev cette année) bravant le pouvoir, les néonazis des bataillons punitifs. Je recueillais à travers diverses pages de prêtres, de moines ou de simples laïcs participants des témoignages que je traduisais et des photos, pour en garder une trace, d'ailleurs tiens, bonne idée, je vais mettre cela sur mon blog. Je traduis également des témoignages sur les martyrs de Russie et tout ce qui me paraît faciliter la compréhension spirituelle et profonde de ce qui arrive à notre monde. Mais je suis perpétuellement déstabilisée, irritée, indignée ou effarée par ce que je vois. comme dit mon père spirituel, qui s'indigne pourtant aussi beaucoup, l'indignation est un sentiment ambigue et dangereux. Je perds énormément de temps que je pourrais consacrer au reste soit la prière, le chant traditionnel, la peinture, l'écriture. Il faut dire que quand l'écriture m'absorbe vraiment, cela est si tyrannique que même facebook recule, mais je n'écris pas toujours dans cet état de transe, qui est lui-même parfois éprouvant et dangereux mais dont surgit un résultat concret... Facebook est un truc essentiellement satanique qui sert pourtant parfois mystérieusement de contrepoison au monde qui l'a engendré. J'aimerais pouvoir continuer à m'en servir sans me laisser sucer par ce tohu-bohu, image de celui qui règne ici-bas. Mais finalement, ce combat est sans doute celui de toute personne qui mène une vie spirituelle, même sans facebook. Vos enfants ont en partie raison, puisque les médias nous mentent à tire larigot, il faut aller chercher soi-même les infos réelles et crédibles, et parfois se fier à son instinct et à sa conscience pour déterminer si elles le sont, si la pièce entre dans le puzzle.
C'est vrai que les gens ont la flemme de donner des nouvelles autrement, j'ai un ami qui ne va jamais sur Internet, et le coincer au téléphone est difficile, eh bien ça complique les choses! Nous nous revoyons depuis que je suis en Russie.
J'espère avoir ce permis de séjour pour sortir de la situation entre deux chaises. Je vous dirai que tout ceci n'est pas simple. J'ai dû vaincre mon appréhension et mon désir d'avoir la paix, c'est-à-dire d'attendre tranquillement sur place la cata finale en allant au monastère de Solan, en me promenant tous les jours dans les pinèdes et les guarrigues. En allant en Russie, je me suis mise en conformité avec moi-même, avec le chemin de ma vie, et en effet, j'y ai beaucoup plus de perspectives, je chante à nouveau, je fréquente à nouveau des ethnomusiciens, je fréquente des artistes et des intellectuels vrais et profonds, j'ai de sérieuses chances de publier et de toucher des gens que concernent ce que j'écris. Je pense aussi réaliser un témoignage, par mon choix, devant les Français qui me lisent, mais aussi devant les Russes qu'un tel choix sidère. Une artiste peintre m'a déclaré: "Vous m'avez donné l'occasion de voir qu'une véritable idéaliste peut exister en chair et en os." Mais j'ai eu l'impression de repartir au combat alors que je n'aspirais qu"au repos, et c'est bien de cela qu'il s'agit. D'un point de vue matériel et administratif, les choses vont peu à peu se résoudre, naturellement, et ma maison est plus agréable à habiter que celle que j'avais dans le Gard, plus claire, plus grande, mieux chauffée, paradoxalement moins humide (peut-être le bois à la place de la pierre), alors que je vis dans un marécage, une sorte de Camargue froide pleine de roseaux. Je pense que je m'en sortirai mieux sur un plan financier, mais l'aventure me coûte quand même cher, tout changement me fait perdre des plumes, car je gère tout cela très mal. Je suis extrêmement fatiguée par les travaux, les démarches, les allées et venues, le climat, les émotions diverses. Cela va se tasser plus ou moins. Mais je me rends compte que le combat se situera bientôt ailleurs: je deviens peu à peu là bas un phénomène, si mon livre est publié, je le deviendrai encore plus et je serai attaquée par les libéraux qui sont scandalisés de m'avoir vu choisir "ce pays", "cette populace" et "cette religion" (rétrograde qui pue la sainte Russie). Je serai également attaquée de l'autre côté par les néocommunistes et négationnistes staliniens par mon refus de participer à cela et de cracher, pour justifier leur idéologie sur les tombes des nombreuses victimes innocentes qu'elle a laissée derrière elle. Pourtant, j'avais fini par faire la paix avec les communistes qui au moins, partageaient avec moi le respect des valeurs humaines établies telle que la famille et la patrie, du moins en ce qui concerne ceux d'aujourd'hui, pas les bolcheviques, évidemment. Et le capitalisme libéral me dégoute tellement, me parait tellement corrupteur et de plus en plus totalitaire, que je me ficherais complètement de voir le pays revenir à une sorte de communisme non idéologique, où les ressources et les organismes d'intérêt général seraient nationalisés, où nulle fortune hypertrophiée et tentaculaire ne serait plus pêrmise et où tout le monde vivrait modestement. Mais c'est que ces gens là viennent systématiquement aboyer dans mes commentaires quand j'évoque Nicolas II ou la collectivisation, colporter d'ignobles calomnies sur tous ces morts et j'en ai même un qui a osé me dire que l'URSS était l'apothéose de l'histoire russe! Mon refus de me laisser embrigader là dedans (si je ne suis pas libérale, alors il me faut être stalinienne) les déçoit et les indigne! Ma position est tout à fait simple: je suis orthodoxe et tsariste, je suis slavophile et médiévale. Tout le reste vient pour moi du démon. Il y a des gens comme moi en Russie, il y en a même pas mal, et je dirais que ce sont les Russes véritables, entre les mondialistes qui n'ont plus ni culture ni patrie et les mutants post-soviétiques. Mais l'existence des deux mouvements issus du progressisme matérialiste et du rationnalisme dont nous crevons tous compromet le mouvement précédent qui allait dans le sens du repentir, de la réconciliation et du retour aux sources. Dans le désastre eltsinien, on n'entendait plus glapir les nostalgiques du goulag et des éxécutions de masse, on entendait seulement les libéraux, cela ne fait pas beaucoup de monde, même s'ils tiennent le moitié des médias. Cependant, les uns nourrissent les autres, et se justifient mutuellement: l'existence de traîtres caractérisés justifie a posteriori la politique de répression stalinienne aux yeux de beaucoup de gens simples exaspérés. Fort heureusement, à l'intérieur de ces deux groupes égarés, il y a des nuances individuelles, qui permettent une osmose par capillarité. Des communistes et même des néostaliniens qui regrettent l'immonde assassinat de la famille impériale ou les diverses purges, et n'ont pas d'antipahie pour l'Eglise Orthodoxe. Des libéraux qui ne renient pas complètement leur patrie mais se laissent embarquer par leur milieu, l'indignation suscitée par la conduite souvent extrêmement répréhensibles des fonctionnaires et qui ne voient pas plus loin que ce qui se passe sour leur nez. Mais partout où se développe la confusion fleurit le mensonge et la haine. Certains commentaires antireligieux délirent positivement de haine: Eglise Orthodoxe = sainte Russie = tout ce qui nous fait honte, alors que nous devrions en être fiers. Cela nous fait honte, parce que nous voudrions être des Américains ou des Allemands (grand Dieu pourquoi?) ou cela nous fait honte, parce que nous avons laissé assassiner tout cela par des aventuriers pour un résultat sinistre et médiocre qui a débouché sur un désastre.
Mon amie Dany m’écrit à propos
de la clique de Bruxelles, les compradores de l'UE : « Quand ils vont commencer à reculer, il
y aura un grand précipice derrière eux! »
Cela m’a fait penser à
la course à l’abîme de la Damnation de Faust, que me faisait écouter un ami mélomane et qui m’impressionnait beaucoup. Je lui ai donc envoyé un dessin animé sur ce
passage et je l’ai réécouté pour la première fois depuis… trente ans, quarante
ans ? J’ai perdu le goût de l’opéra, mais je l’ai beaucoup aimé. J’ai
perdu le goût des voix artificielles et de ce que l’on écoute en s’ennuyant un
peu dans un fauteuil inconfortable, devant une scène, alors que l’ensemble des gens
ne font plus aucune musique. Mais c’est beau, puissant, cela parle à l’imagination,
cela vient d’une certaine manière, du fond du moyen âge, mais avec une emphase
étrange, une emphase démoniaque. La course à l’abîme. Nous y courons tous, à l’abîme,
dans le vacarme de nos musiques dégénérées et de nos machines tonitruantes et nous
n’entendons plus que par bouffées, parfois, le chant discret des anges, et la
cloche qui un moment, un court instant, arrête Faust dans sa course mais hop,
hop, elle reprend, de plus en plus sinistre, vers l’abîme irrémédiable. Dans la
foulée, je me suis souvenue d’un autre Méphistophélès, c’était celui de… voyons ?
Ah oui, Busoni. Ce même ami mélomane m’avait fait écouter cette apparition d’un
Méphisophélès qui n’avait rien du guignol à cornes et à collant rouge qu’on
voit ricaner dans le Faust de Gounod. C’était un esprit à la voix suraiguë,
inhumaine, qu’on voyait apparaître dans un tumulte de cristaux noirs, du moins
c’est ainsi que je me l’étais représenté en écoutant ce morceau, lorsque j’avais…
dix-huit ans ? Vingt ans ?
Je suis allée sur
youtube essayer de trouver ce Méphistophélès. Il me faudrait écouter tout l’opéra,
car on n’a pas isolé ce moment de l’apparition, dommage, et je ne sais pas où
elle est située. Et du reste, peut-être ne la reconnaîtrais-je pas telle que j’en
ai conservé la vision. J’ai écouté un extrait d’une demie heure : une
musique de la fin du XIX° siècle, étrange, envoûtante, un peu désaccordée, avec
cette emphase, cette emphase un peu psychotique, et tout à coup j’ai pensé à
Wagner, aux sortilèges de Wagner, que j’ai tant aimé, oui, précisément des
sortilèges et des envoûtements. Et après tous ces enchantements raffinés,
passionnés et puissants, voilà que la musique a commencé à se briser, à devenir
discordante et de plus en plus difficile, de plus en plus sinistre aussi, et on
ne l’a plus entendue que dans des cercles très restreints. Tandis que
parallèlement, nous inondait le jazz, c’est sympa le jazz, mais ce n’est pas
vraiment notre truc, et voilà que nos campagnes ont cessé de bruire et de
chanter, que les rues se sont emplies d’une musique « gaie », vulgaire,
primitive, obsédante, partout, dans les magasins, les fêtes votives, une
musique fabriquée comme tout le reste en usine, et comme tout le reste
tonitruante et abrutissante, notre danse macabre est devenue somnambule,
frénétique, hagarde. C’est la course à l’abîme. Le tohu-bohu des illusions, des
désirs toujours plus tyranniques et plus insatisfaits. Où est passé Wagner ?
Où sont Berlioz, Busoni ? Sur quoi ont débouché toute cette emphase et
tous ces sortilèges, quand avons-nous perdu la mesure et le sol sous nos pieds ?
A quel moment de l’histoire ?
Je me suis prise de
passion pour le chant traditionnel russe, car il ne demande que la voix de l’homme
ou de simples instruments de terre ou de bois, et qu’il est plein de vent, d’espace,
d’eau courante, de prés et de forêts. Et voici que je trouve sur Facebook ce
chant gallois, avec ce merveilleux langage ruisselant et presque disparu qui me
rappelle celui des elfes de Tolkien, ce chant pur et simple, venu du fond de
nos âges, de nos âges à nous. De ce moment où nous vivions les pieds dans la
terre et la tête dans le ciel et où les chants perdus circulaient de l’un à l’autre
comme des anges, notre humble et profond trésor, méprisé à l’égal de la fleur
des champs et des animaux sauvages. Quand tout le monde chantait, quand tout le
monde dansait, à tout moment, au champ avec les vaches, au lavoir, à l’église,
au marché. Quand les salles de concert n’existaient pas. Et pas non plus les
machines tonitruantes, ni tout le grand tohu-bohu factice de Méphistophélès qui
nous mène à l’abîme.
Le midi brûle, et les
départs de feu sont si judicieusement répartis qu’on peut difficilement douter de leur
préméditation. Nous avons laissé entrer le cheval de Troie et voici la suite.
La France à feu avant de l’être à sang. Le midi, la côte, nos plus merveilleux endroits, ceux où maman et mes tantes passaient avant guerre des étés enchantés, où je communiais avec la mer et le vent...
Je suis restée deux jours chez mon oncle et ma tante, à Marseille. A cause de la chaleur, ils tiennent tout fermé. Après il y a eu du
mistral, occasion pour les envahisseurs d’incendier tout le midi, mais il
faisait plus frais, seulement Henry ne supporte pas le vent. Dans notre
contexte de science-fiction, j’ai l’impression, chez eux, de me trouver dans
une capsule spatio-temporelle, qui s'apprête à prendre le large dans la dimension éternelle, portée par une grande et mystique montgolfière annonéenne. Une vieille maison bourgeoise du XIX° siècle depuis laquelle on ne voit pas la ville, avec son jardin enclavé. Elle pourrait se trouver dans un village, ou
même à Annonay, dont sont originaires Henry et Mano, n’était la végétation méridionale. A l’intérieur, des meubles
et des objets anciens, parfois achetés par Mano et Henry, parfois hérités, tout
cela disposé avec goût, sans ostentation. Henry, quatre-vingt-douze ans et Mano
quatre-vingt-quatre, s’y déplacent au ralenti. Comme auparavant, mon
bon oncle Henry me fait son cocktail personnel, la ricounette, un mélange de
rosé et de crème de cassis, pas n’importe quelle crème, pas n’importe quel
rosé, qui me saoule complètement en quelques secondes, le tout accompagné
d’amuse-gueules irrésistibles et suivi d’un repas où l’on ne plaint ni le
beurre, ni l’huile, ni le sucre. Des tas de choses me rappellent des souvenirs,
des aquarelles que je leur ai données, la photo de mamie en communiante (1918).
La magnifique lampe à pétrole à motifs verts sur fond crème, survivante du
magasin de mon arrière-grand-père, contraint de jeter son stock à l’avènement
de l’électricité. Et des meubles que je voyais chez eux à Annonay, quand je
passais avec ma grand-mère après ses courses rituelles du vendredi après-midi.
Ce tableau qui était dans le salon de mon grand-père, et qui représente une
cour enneigée, si paisible, si française, un peu ennuyeuse, mais qui incite au
rêve, avec son portillon de métal orange, et les façades extérieures dissoutes
dans la lumière hivernale, au rêve et à l’évasion. Quand à nos conversations,
elles me rappellent également des gens morts depuis longtemps et qui m’étaient
chers, qui m’en parlera encore lorsqu’ils les auront rejoints ? Nous
perdons non seulement nos derniers anciens normaux, mais le pays qui allait
avec…
A l’extérieur de cet îlot
précieux et fragile, la France brûle, la France disparaît, la France semble
rongée par les termites du diable, qui ne trouvent pas de résistance dans ses tissus mous
et à moitié pourris. Mes anciens ne verront sans doute pas le résultat final et tant
mieux pour eux, ce ne sera pas un spectacle pour les gens corrects du temps passé. Je le verrai peut-être, j’espère depuis la Russie, notre
dernier bastion, avec lequel j'entends résister de mes dernières vieilles forces...
Ici, c’est l’été. Je
supporte bien la chaleur et ne la trouve pas excessive. J’ai pris la route
de Solan, et me suis arrêtée à Saint-Pons-la-Calm, chez Emmanuelle. Nous sommes
allées à Goudargues, à Cornillon. J’ai vu se déployer les chemins que je
parcourais à pied ou à vélo, avec petit Doggie. Je pense à lui sans arrêt, et
il en est de même chez ma sœur, où il repose. Tout me parle de petit Doggie, de
sa triste mort prématurée et de notre vie ensemble.
La beauté des
paysages, des villages, des anciennes maisons de pierre me subjugue, où est
passé l’esprit du peuple qui a façonné les uns et bâti les autres dans une
harmonie réciproque, où sont ses chants et ses danses, ses liturgies, ces
pierres sont muettes, à Goudargues, les orchestres de rue jouent du country
américain, dans les champs et les vergers, on n’entend que les oiseaux, le vent
ou les engins agricoles, mais plus le chant de l’homme, son âme s’est tue, elle
ne chante ni ne prie.
C’est à ce genre de
détails que je discerne notre terrible malédiction. Nous nous sommes donnés à
l’argent et aux idéologies de l’enfer, à ses contrefaçons, et s’il en est de
même en Russie, au moins des processions parcourent-elles encore les villes et
les campagnes sinistrées, des gens cherchent-ils à ranimer les quelques braises
de la sainte Russie qui subsistent encore.
Je vais à Solan, et
puis à Marseille, chez Henry et Mano, survivants d’une époque encore normale où
notre mort était cependant déjà à l’œuvre. L’optimisme niais des années 50 et
60 nous aveuglait, nous croyions la fête éternelle… Mais à dire vrai, je
n’étais pas aveuglée. Dès mon enfance, j’ai senti que tout cela nous mentait,
que c’était de la fausse monnaie, que notre fête était vulgaire et sans
véritable joie.
Revoir Solan, ses
moniales, ses paroissiens m’a beaucoup émue. Que c’est beau, tout est
harmonieux, organique, pas une faute de goût, et quelle lumière, quelle ferveur.
Une lampe allumée dans nos ténèbres.