Iouri et Dany m'ont permis de restaurer ma tradition des anniversaires cosaques, car ils ont un appartement conçu pour cela, avec un théâtre domestique. Quand je travaillais au lycée, des parents d'élèves m'ont parfois procuré le leur pour pourvoir organiser de telles manifestations, qui leur apportaient de la couleur locale. Mais cela n'allait pas sans incidents. Ainsi, un jour, un jeune ami complètement bourré avait dégueulé dans le placard d'où les cosaques l'avaient extrait pour l'emporter ailleurs, et alors que, gantée de plastique, la maîtresse de maison s'affairait avec moi pour nettoyer cette horreur, une ambassade de deux ou trois cosaques était revenue se jeter à ses pieds et lui baiser la main en lui disant: "Pardonnez-lui, madame, n'importe lequel d'entre nous aurait pu se trouver à sa place!"
Dieu merci rien de tel n'est advenu chez Iouri et Dany, bien que Skountsev se soit bourré la gueule aussi, et m'ai passé le téléphone quand sa femme a appelé, pour que l'engueulade tombe sur moi plutôt que sur lui... Or je suis persuadée qu'il ne m'était pas arrivé sobre.
La soirée a été remarquablement chaleureuse et homogène, tout le monde en phase et sur la même longueur d'ondes, alors que beaucoup d'invités se voyaient pour la première fois. Nous avons chanté non seulement du folklore, mais des chansons de Boulat Okoudjava, et Iouri a interprété pour moi une très belle chanson de son cru. "Tu sais, Ioura, a décrété alors Skountsev avec un air connaisseur, elle est vraiment bien, cette chanson, tu devrais écrire des poèmes!" J'ai explosé de rire. "Oui, lui a glissé Kolia Trifilov, en effet, c'est une bonne idée, il l'a d'ailleurs eue depuis longtemps, il en a déjà publié plusieurs tomes...
- Bon, alors j'ai l'air d'un parfait crétin?
- Tu as des excuses, Volodia, tu n'étais pas là quand il a parlé de tout cela..."
Volodia était très remonté; à un certain moment, dans ces cas-là, c'est le dieu Pan. Il est en proie à une sorte d'énergie tellurique contagieuse, il met une ambiance extraordinaire, mais quelques verres de trop, et ça peut se gâter!
Les invités étaient très divers, et pourtant, nous fondions tous sur place d'affection et de connivence dans les chansons et les rires. Il y avait là Xioucha, sa petite fille, et ma juriste Tania. Les Soutiaguine avec Yana qui voulait me présenter une amie. Alla, une jolie dame que j'avais connue quand nous promenions nos spitz respectifs, une jolie dame blonde et rose, très bonne, avec des goûts très kitsch. Nous n'avons rien en commun, excepté notre inclination pour les spitz, mais j'apprécie son extrême gentillesse. Le père Valéri et sa "matouchka" Olia, qui est peintre, et aussi les Lochakov, Sergueï, architecte, et Tania, qui fait des icônes émaillées. Et puis les cosaques. Skountsev, Kolia Trifilov et sa femme Olga, Vladimir Ivanov.
Pour le dessert, nous avions des gâteaux du pâtissier Didier, l'almeria, pistache et mousse au chocolat, le douceur, un truc qui mérite bien son nom avec des fruits rouges au milieu. Le succès n'a pas été entamé, Xioucha, qui nous avait préparé la viande, l'a emporté comme butin de guerre.
J'ai porté un toast aux cosaques: "Dans ma vie, j'ai eu deux grands événements, ma conversion à l'orthodoxie et ma rencontre avec les cosaques et avec leurs chants: j'ai compris quelle mutilation nous avions tous subie en perdant cet héritage, et je ferais tout pour aider à le restituer au maximum de gens. Quand j'ai trouvé le disque de Skountsev, je l'écoutais en boucle et je rêvais de le rencontrer. Or voilà qu'un ami russe installé à Paris chez sa fille, m'a donné l'adresse de Skountsev, qui m'a invitée à une de vos répétitions: quel miracle... Personne ne dirigeait, et pourtant, toutes les voix s'accordaient, trouvaient leur place, mais ce n'était pas le plus merveilleux, le plus merveilleux, c'était votre extase, la joie profonde qui vous transfigurait tous, votre mystérieuse communion, dans cette maison de la culture ruinée, lépreuse, glaciale et dégueulasse où avaient lieu vos rencontres. Je voyais des bonshommes fauchés, malmenés par la vie, plus tous jeunes, chassés par leurs femmes, recueillis par des amis, devenir tout à coup des cosaques, libres et fiers, en vous, lorsque vous chantiez, se réincarnaient tous vos ancêtres!"
A la suite de cela, Volodia Skountsev m'a répété toute la soirée que je ne vieillirais jamais et que j'étais leur étoile.
photo Dany
Photo et légende Dany:"Dehors la neige tombait,les cosaques chantaient,Laurence à joué de la vielle et chanté une très ancienne chanson du XV ème siècle en vieux françois,assez difficile à comprendre même pour moi,(seule française de la bande),à la fin de laquelle tout le monde mourait .Laurence leur avait fait un résumé et donc tout le monde savait que c’était très triste,mais comme c’était une soirée d’anniversaire extrêmement chaleureuse où nous nous aimions tous ,même si pour certains ,nous nous voyions pour la première fois,au moment de la chanson,nous étions tous, à la fois gais et tristes,ce qui n’est si facile ,même dans un théâtre !Puis les cosaques ont à nouveau fait résonner ces murs du XVIIIème siècle qui en résonnent encore..."
Kolia Trifilov, Skountsev, Vladimir Ivanov
Avec Skountsev qui fait le bourdon du roi Renaud!
Avec Kostia Soutiaguine
La vielle déconnait pas mal, hélas.... il paraît que c'était toujours
comme ça chez les vielleux russes.
Dany, Ioura, a gauche Xioucha et Nina qui a été très sage
En une nuit, il est tombé la norme de précipitation de tout le mois de février, mois le plus neigeux de l'année! Je ne sais pas comment j'ai sorti ma voiture de sa congère... Le retour a été épique. Avant hier il pleuvait sur la glace, puis la neige en quantité énorme, puis à nouveau le gel... La route était terrible, pas nettoyée, glissante. Les arbres entièrement nappés de blanc, d'un blanc lourd qui les courbait dans son étreinte étincelante, des brumes mauves laissaient surgir un soleil intermittent. J'ai voulu m'arrêter, pour boire un café, j'étais très fatiguée. Mais je me suis enlisée dans la station essence, car il ne serait venu à l'idée de personne soit de fermer la station, soit de la nettoyer. Dès que j'ai pu retrouver la terre ferme, j'ai oublié le café et poursuivi ma route.
A Pereslavl, les quantités de neige étaient impressionnantes, et seule la grande route dégagée. Du côté de chez moi, j'ai davantage vogué que roulé sur un tapis épais et mou. Je ne pouvais pas garer, ni ouvrir ensuite mon portillon. Il m'a fallu déneiger à tour de bras pour faire avancer ma voiture d'abord, et ensuite pour gagner ma maison, on ne voyait même plus les marches de l'escalier. Il paraît que demain ça recommence et qu'il vaut mieux ne pas sortir.
Je crois que désormais, il n'y aura plus d'anniversaire cosaque, maintenant que je suis en province, c'est vraiment trop risqué de braver les éléments en février. Il me faudra choisir un autre prétexte pour nous rassembler à une autre date.
On m'a fait une interview au café français, pour une chaîne de télé. Ensuite, c'est Gilles qui y a eu droit.
La jeune journaliste s'est avisée qu'il y avait une "petite ambassade française à Pereslavl Zalesski", au café le Forêt. C'était une charmante jeune femme mais j'avais l'impression de dire ce que je ne voulais pas dire et de ne pas pouvoir dire ce que je voulais dire, d'être le matériau de son émission et je me demande ce que donnera le résultat final, après découpage et montage...
A l'arrivée de Gilles, j'ai été invitée trois fois à lui dire quelque chose de marrant, la première fois, c'est sorti tout seul, la deuxième et la troisième, c'était déjà plus dur. Je lui ai laissé la suite...
Pour agrémenter l'interview, au moment où je suis sortie de ma voiture, j'ai senti un gros nez soulever ma doudoune, c'était Rosie, la salope, qui rôdait en plein centre.
Elle m'a suivie au café, où elle a eu beaucoup de succès! Elle fait partie intégrante de l'interview, sans doute en sera-t-elle la vedette...
La vieille Rosa (qui a mon âge, entre parenthèses) me disait ce matin que le pâtissier n'aurait pas son visa de travail, parce que la guerre allait éclater: "Les Américains ne nous lâchent pas, et on appelle tous les garçons à l'armée. Nous allons à la guerre. Nous ne la voulons pas, mais eux, ils la veulent."
Le pâtissier était furieux contre son personnel, des choses qu'il a montrées cent fois, ses employés les font de travers, sans soin, sans goût. De plus, ils ne prennent pas leur travail au sérieux, s'absentent pour des broutilles, l'un d'eux avait manqué parce que sa femme avait de la fièvre! Il me dit que les Russes sont pires que les Equatoriens, les Pakistanais, qu'ils vont se faire bouffer par les Chinois, aucune discipline, aucune motivation, aucune organisation, et même aucune fierté. "Quand je pense au mal que je me donne pour leur transmettre quelque chose, il y en a qui paieraient pour avoir cette formation! Ils ne la méritent pas, ce sont des connards!"
Je suis en effet quelquefois perplexe. Il me semble qu'ils se donnent plus de mal qu'il ne le pense mais on dirait qu'il leur manque une case. Préparer à l'avance ce dont ils auront besoin dans la suite de leur recette ne leur vient pas à l'idée, mettre chauffer le beurre, par exemple, pendant qu'ils font la première étape, pour ne pas perdre de temps, et s'il y a beaucoup de travail, il n'y a pas de temps à perdre. Ou bien ils ne voient pas que leurs macarons sont de tailles trop différentes, ils n'ont pas le compas dans l'oeil, moi je l'ai, mais j'ai l'entraînement de la pratique du dessin. Ils ne voient pas que quelque chose manque à la déco, que c'est trop pâle, pas beau, mais là, j'en reviens évidemment à ma thèse favorite: quand depuis l'enfance on vit dans le moche, sans aucune éducation esthétique, on a mauvais goût et on ne fait pas la différence entre le beau et le laid, on ne voit pas que les couleurs jurent, que les proportions sont inharmonieuses. Or il suffit de visiter une maternelle russe pour comprendre dans quel bain de kitsch invraisemblable les malheureux enfants grandissent... Les Français ont perdu beaucoup de qualités de leurs ancêtres, mais il leur reste quand même, en général, le sens esthétique et la tradition de la bonne bouffe. Enfin pour l'instant. De plus, dans un pays où l'initiative personnelle était découragée et qui a connu de grands traumatismes, on vit souvent dans le précaire, la débrouillardise et les petits boulots alimentaires, à part les artistes et les écrivains qui travaillent pratiquement gratos, on a peut être perdu le sens de l'investissement personnel dans sa profession.
Mais quand même: peut-on juger de toute la Russie sur une poignée d'employés? En tant qu'institutrice j'ai eu quelques assistantes maternelles vraiment pas piquées des vers, dont une qui me découpait des masques pour les enfants avec les yeux à des hauteurs différentes, mais j'en ai eu une qui ne m'a jamais lâchée, qui venait travailler malade, en laquelle j'avais toute confiance... Sans parler de ma collaboration avec Sacha Viguilianskaïa en classe bilingue.
Il a beaucoup neigé, et il a fallu déneiger. Je me suis rendu compte que les salopards qui déversent leurs ordures partout dans le quartier l'avaient fait, cette fois, devant mon portail nord. Me faudra-t-il écrire, comme l'a fait quelqu'un dans la ville: "Les cochons, quand vous aurez laissé votre merde, n'oubliez pas de grogner?" J'ai failli prendre un pinceau et me suis arrêtée: serait-ce vraiment efficace?
J'ai écologiquement ramassé les immondices.
Auparavant, j'étais passée dans un magasin de fleurs important, "l'empire des fleurs", pour essayer de trouver quelque chose afin de suspendre une plante. J'ai pris une solution provisoire en plastique à trois francs six sous et en sortant de là, de ce festival de kitsch fleuri, je vois à l'entrée du magasin, une série de lampes très sympas, amusantes, que je n'avais pas remarquées. J'en ai acheté une pour ma cuisine.
chapelle du XVI° siècle "en forme
de tente", détruite.
J'ai trouvé chez une collaboratrice du musée de Pereslavl un recueil de photos anciennes où l'on voit bien l'étendue des destructions opérées depuis l'avènement de la période soviétique jusqu'à nos jours. Quelques personnes essaient de sauver comme elles peuvent le peu qu'il subsiste de cette féerie, de cette floraison de coupoles et de clochers fauchée par le siècle de fer.
Et cela s'est produit dans toute la Russie. Pereslavl Zalesski était censée jouir du traitement de faveur, sur le plan de la conservation du patrimoine, dévolu aux villes de "l'Anneau d'Or"...
Galia, qui est venue ici jouer des gousli et a dormi chez moi, m'a parlé de la ville d'Ivanovo, où elle a grandi: il ne reste pratiquement rien de ce qu'elle a été, et qu'elle a découvert un jour sur de vieilles photos.
Je me dis parfois que le sort de la Russie, c'est celui que l'Europe est à la veille de connaître: les démons chassent, sous divers prétextes, la beauté de notre vie avec une inlassable méticulosité de méchants ronds de cuir, et leur activité se déploie partout, partout s'étendent les ombres du Mordor.
Mais la Russie en est au stade ultérieur, et en plus, elle n'a pas connu la stupidité béate des trente glorieuses qui a démobilisé la France et lui a fait perdre, dans une illusion hédoniste, le lien avec ses ancêtres, avec les valeurs humaines éternelles que la Russie a quand même plus ou moins sauvegardé ou en partie retrouvé. Elle a mieux conservé son patrimoine immatériel que son patrimoine matériel, et nous, c'est le contraire.
Il semblerait que nous devions tous en ce moment choisir notre camp, et ce faisant, occulter ce qui dérange le camp choisi, refermer les placards sur les cadavres, pratiquer le silence complice,faire du moindre mal un bien, au nom de la lutte contre le mal identifié comme le pire, le plus menaçant.
A vrai dire, je me demande s'il y a encore tant de choses à sauver sur une terre qui m'est encore très chère et si cela vaut le coup d'entrer dans des polémiques infinies. Personnellement, j'ai choisi le camp du Christ, et celui de la sainte Russie. Ce qui implique naturellement, de ne renier, de ne trahir, ni de salir ni l'Un ni l'autre.
Cela simplifie les choses. Il y a ce qui correspond au Christ et ce qui ne lui correspond pas.
Sauver ce qui peut l'être, il faut le faire, car plus les gens perdent la mémoire et l'accès aux traditions culturelles et spirituelles qui se transmettaient depuis la nuit des temps, plus ils sont, au sens fort du terme, désorientés. Il est facile de faire croire aux gens que l'enfer qu'on leur a fait est un paradis, quand plus aucune trace ne subsiste de ce dont on les a privés. C'est pourquoi "du passé faisons table rase..." Le passé est un témoin gênant. On le détruit avec le même enthousiasme, qu'on soit un bourgeois capitaliste, un commissaire du peuple ou un fanatique islamiste. Des gens désorientés ont perdu leur orientation, ils ne savent plus qui ils sont, ils ne discernent plus le beau du laid, le vrai du faux ni le bien du mal, ils foncent en écumant sur le premier bouc émissaire qu'on leur présente, ils ont perdu l'orientation, et l'orient, vers lequel étaient tournés nos sanctuaires, celui du soleil levant, celui de l'Aube promise.
La rue principale. autour de l'église saint Syméon le Stylite, il y avait plusieurs églises: détruites. Au loin, à gauche,
sur la hauteur, l'ancienne rive du lac, le monastère disparu, but de mes promenades avec Rosie, il est remplacé par une chapelle, et du cimetière ne subsiste qu'une pierre tombale.
Cette église, près du pont sur la rivière Troubej, en face du café français,
n'existe plus.
ce panorama, avec cette floraison d'églises, ces moulins à vent, ces maisons de dimensions modestes qui s'entendent bien
les unes avec les autres, se complètent au lieu de se côtoyer n'importe comment, a complètement disparu. La plupart des églises ont été détruites.
Je vais hier payer une taxe à la Sberbank pour l'immatriculation de ma voiture, et au moment d'arriver au guichet, mon téléphone se décharge, plus aucun renseignement disponible, il m'a fallu rentrer le recharger puis repartir à la banque.
Il faut dire que j'aurais dû, pour immatriculer la voiture, m'inscrire sur le site internet de la police mais ce site ne reconnaît pas les numéros de passeport étranger, or cela passe uniquement par internet. Tania a obtenu pour moi par téléphone (moi je n'arrivais pas à les joindre) un rendez-vous pour le vendredi soir, soit aujourd'hui.
Revenue à la banque, je paie et reçois la quittance. Puis je vais faire mes courses et voulant m'offrir une écharpe, je m'aperçois que je n'ai plus mon portefeuille, avec mes cartes. La vendeuse consternée prend une part active à mon problème. Je repars chercher dans ma voiture, autour, rien. Curieusement, je n'ai pas tellement paniqué. Il me devenait pourtant impossible d'acheter à manger pour les chats, ni de faire de l'essence, sans parler de tous les emmerdements potentiels. Ma première pensée a été que je n'avais perdu ni mon passeport, ni les papiers de la voiture. J'avais l'impression qu'il ne pouvait m'arriver une chose pareille, et que j'allais le retrouver.
Je suis retournée dans le centre commercial, dans la même boutique, pour savoir si quelqu'un n'avait pas trouvé le portefeuille et la vendeuse m'envoie à l'accueil du supermarché. De loin, je vois la fille de service et le gardien me regarder approcher avec un air plein de sous-entendus: ils avaient mon portefeuille, rapporté par des gamins. J'aurais bine voulu pouvoir les récompenser, j'ai fait une petite prière pour eux.
Puis je suis retournée dans la boutique des écharpes où la vendeuse s'est écriée que c'était un miracle, en se couvrant de signes de croix, en me serrant dans ses bras, et en me faisant un rabais sur l'écharpe. On aurait pu croire que c'était elle qui avait perdu son portefeuille... "Tout de même, me dit-elle, voilà des enfants vraiment bien, quelle honnêteté, comme ils sont bien, nos gamins de Pereslavl!"
Didier m'a déclaré ce matin que j'étais une vraie tête de linotte.
En fin d'après midi, je suis partie pour Petrovskoïé, bourgade sise sur la route de Yaroslavl, un peu avant Rostov. Comme je le prévoyais tout au long de quatre jours de beau temps bien froid, le ciel était couvert, la nuit tombait vite et la neige aussi. J'ai pris un autostoppeur pour me remonter le moral. Il allait à Ivanovskoïe, entre Pereslavl et Petrovskoïe. Question rituelle: "Mais qu'est-ce qui vous a amenée ici?" Les seize ans de lycée français à Moscou, le folklore, les cosaques... Ah alors, tout devient clair et mon bonhomme me parle de la bienveillance des Russes, de leur simplicité, des manoeuvres américaines. C'est un Ukrainien, depuis longtemps ici, sa mère est à Donetsk...
Quand j'arrive à Petrovskoïé, c'est déjà la nuit, une nuit neigeuse. Je prends à droite et m'enfonce dans un paysage sombre et confus, avec des lumières pâles et clairsemées, décomposées par les flocons. Je pense être sur la bonne route, mais quand même, je m'arrête pour demander confirmation dans un magasin. Enfin j'arrive au "GIBDD" et me gare là où cela semble autorisé, la porte d'entrée est de l'autre côté du bâtiment.
J'ai affaire à un inspecteur qui me regarde comme une chose extraordinaire, un peu absurde, un peu déplacée, et me signifie que d'abord, en rédigeant mon assurance, on s'est trompé d'une lettre en transcrivant mes prénoms et qu'il faudra y mettre bon ordre et d'autre part, tout ce parcours du combattant sera à renouveler à mon retour de France, avec mon nouveau visa et mon nouvel enregistrement, puis au moment où j'aurai mon permis de séjour, bref chaque fois que je changerai de statut juridique sur place, il me faudra à nouveau faire immatriculer la voiture, mais quand même, on ne changera pas les numéros. Simplement, je paierai à nouveau la taxe et ferai l'excursion à Petrovskoïé.
Malgré son air rogue, l'inspecteur me pose les plaques, c'est-à-dire qu'il les coince dans leur logement, mais il ne peut les visser, il m'aurait fallu venir avec ma trousse à outils. Il me dit: "Des écrous de six, quatre exemplaires, une clé de dix." Je m'efforce de noter: "Ecrous de quatre, pardon, de six... quatre exemplaires..."
L'inspecteur me tend quatre rondelles: "Les voilà, vos écrous de six, vous n'aurez plus qu'à mettre les vis, bonne chance, ouvrez votre vitre pour faire marche arrière, comme ça vous verrez mieux et vous entendrez le bruit..."
Et je repars dans la nuit noire et tourbillonnante où commencent à se former des congères. Je récupère la grande route, direction Moscou, en face des files de phares, et la neige, l'ombre grouille de flocons, il n'est pas toujours facile de voir où l'on se situe par rapport au bas côté et à la voie d'en face. J'ai une pensée émue pour ma mère, mon oncle Henry et ma tante Mano qui pensait que lorsqu'il y avait de la neige, on ne pouvait plus circuler... Des gens me doublent à grande vitesse en projetant derrière eux de longs rubans zigzagants. Et je circule, je circule, pas question de me mettre en rideau sur le bord de la route!
Sviridov: route d'hiver, extrait de "la tempête de neige"!
Poutine a fait à
Valaam des déclarations que, comme d’habitude, les gens interprètent à leur
manière, selon qu’ils sont libéraux ou communistes, moi qui ne suis ni l’une ni
l’autre, je ne les ressens pas ainsi, et j’ai écouté le passage incriminé, cité
par une Russe qui est de mon avis : si le communisme peut être
« semblable » au christianisme, et a essayé de se fabriquer des
« icônes » et des « reliques », c’est parce qu’il en est la
parodie, et la parodie du christianisme, c’est l’antéchrist. Le christianisme
social et politique du prêtre ouvrier ou de la théologie de la révolution n’est
qu’un épiphénomène de la religion de l’antéchrist qui se manifeste sous
diférentes formes. https://www.egaliteetreconciliation.fr/Poutine-L-ideologie-communiste-est-semblable-au-christianisme-49437.html
Pour un chrétien, qui plus est orthodoxe, il n’y a pas
trente six solutions : le diable est le singe de Dieu. Tout ce qui est
ajouté aux définitions chrétiennes des Pères, que ce soit par un
« Prophète » ou par un philosophe laïque, toute interprétation ou
adaptation à une situation politique ou sociale données ne vient pas de Dieu,
ce qui ne vient pas de Dieu appartient à l’antéchrist.
Le christianisme condamne le mauvais usage des richesses, la
richesse n’est oncevable que dans le partage, raison pour laquelle le marchand
chrétien russe (généralement vieux croyant) avait pour usage de construire
églises, orphelinats et hospices, seule
justification de sa réussite financière aux yeux des chrétiens orthodoxes. De
même, un paysan enrichi comme Poliachov faisait vivre toute sa région, organisait
des fêtes pour tout le monde, prêtait sans intérêt :
Tandis que le monde médiéval aussi bien occidental que russe
connaissait la communauté paysanne et la protection des corporations.
Mais il n’était pas question de spoliation autoritaire des
gens, justifiée ou non. Ni de dresser les chrétiens les uns contre les autres
au moyen d’une « lutte des classes » qui fut sanglante, atroce, car
dans cette logique, dès qu’on a une paire de chaussures devant celui qui a perdu
la sienne, on devient le riche de quelqu’un. Dès qu’on justifie la spoliation
systématique, dès qu’on présente une classe sociale, une partie vivante de la
société, comme l’ennemi à abattre sur le chemin du bonheur terrestre, on
obtient les horreurs qu’a vécues la Russie.
C’est bien d’ailleurs à cette promesse du bonheur terrestre qu’on
reconnaît immédiatement la fausse monnaie de l’idéologie, à ne pas confondre
avec la religion qu’elle parodie et qu’elle exècre. L’idéologie s’est
construite à mon avis davantage dans sa haine du christianisme, une haine
véritablement satanique, que dans le souci du bonheur du peuple qui fut
maltraité de la manière que l’on sait.
Car le diable se fout de notre bonheur, qu’il soit de ce
monde ou de l’autre, il utilise ce qu’il trouve pour organiser notre
avilissement et notre perdition. Maintenant que le communisme ne peut plus servir, il recourt à autre chose, et même aussi à des reconstructions artificielles, à tout ce qui peut semer la mort, la confusion, le désespoir, nous le voyons tous les jours, sous différents drapeaux qu'agitent les mêmes marionnettistes.
Que le sentiment religieux ait été détourné par les
idéologues communistes est naturellement une évidence, substituant l’héroïsme à
l’ascétisme, les portraits du réalisme socialiste aux icônes, la momie de
Lénine aux reliques des saints incorrompus. En conclure que le communisme et le
christianisme c’est la même chose est totalement abusif, et c’est une insulte aux
innombrables martyrs de l’Eglise orthodoxe. Parallèlement, on observe parfois aujourd’hui,
au sein de l’Eglise, des réflexes issus du communisme chez certains croyants
qui confondent l’acquisition du Saint Esprit avec l’obtention de la carte du
parti, l’ascétisme et l’héroïsme agressif, se rendant insupportables au
chrétien normal et à l’agnostique sincère qui généralement,
devant certains comportements, part en courant au lieu de pousser plus loin sa quête.
Qu’une réconciliation soit souhaitable, que beaucoup de
communistes soient de braves gens, parfois orthodoxes ou sans hostilité envers
l’othodoxie, ou prêts à reconnaître et déplorer les massacres, est un autre
débat. Que devant le péril libéral, avatar à mes yeux du péril bolchevique, et
plus particulièrement trotskiste, nous soyons amenés à nous unir et à trouver
une organisation sociale et politique qui le désamorce est un fait que je ne
réfute point. Mais il serait insupportable de sacrifier à cela une vérité qui
fâche et recouvre des milliers de morts innocents, insupportable également de
compromettre l’Orthodoxie dans l’affaire : les néomartyrs de Russie ont
leurs icônes partout, et ces icônes nous regardent. Derrière ces néomartyrs
reconnus, combien sont encore ignorés ? Et combien de simples paysans, de
petites gens ? Non, trop facile… Et
surtout, dans notre temps de confusion absolue, une confusion spirituellement
très néfaste et en correspondance avec les prédictions apocalyptiques, on ne
peut laisser mélanger les torchons et les serviettes ni prendre les vessies
pour des lanternes. Il faut rester ferme et clair.
Je ne pense pas que la complète main mise de l’Etat sur
l’économie et la population d’un pays soit une bonne chose, on en a vu les
effets pervers, on ne peut tout confier à des fonctionnaires qui ont
généralement sous tous les cieux une sale mentalité et une connerie
impitoyable. Le genre qui fait planter du maïs dans le grand nord ou détourner
les fleuves au risque de catsatrophes écologiques majeures. Ou importer la
berce du Caucase, une peste végétale dont on ne peut plus se débarrasser. Sans
parler des aberrations et destructions culturelles.
Cependant, s’il faut choisir entre main mise de l’état et
main mise de la mafia des lobbys transnationaux, au moyen de la corruption des
fonctionnaires susmentionnés, qui s’entendent souvent très bien avec le grand
capital, je pense que c’est l’état qui aura ma préférence, au moins son destin
sera-t-il lié, en ce cas, à celui de ses administrés, comme c’était le cas sous
la monarchie : plus de pays, plus d’état, plus de chef d’état. Alors qu’à
présent, le « chef d’état » occidental n’est que le satrape amovible
et déplaçable d’un gouvernement de l’ombre transnational, de puissances
financières qui ont tous les pouvoirs et pas de pays, et qui considèrent les
peuples comme des troupeaux de bovins à exploiter et à croiser selon leur bon
plaisir. Il est certain que l’on supporterait beaucoup pour s’éviter cela. Le
totalitarisme en germe nous fera peut-être en effet considérer bientôt Staline
comme un gentil papa gâteau, tout est relatif. On peut envisager aujourd’hui de
pardonner (sans oublier ni justifier) et de trouver une organisation sociale
éventuellement communautaire, et non collectiviste, car il y a une différence
entre le collectivisme du poisson de banc ou de la fourmilière et la communauté
de personnes humaines. En ce sens, Soljénitsine, vilipendé par des tas de gens
qui ne l’ont ni lu ni suivi, avait proposé quelque chose dans ce genre, inspiré
par la communauté (mir) paysanne dans « comment reconstruire notre Russie ».
La communauté agricole est aussi souvent incluse dans le projet agroécologique,
seule issue à la catastrophe où nous précipite le capitalisme depuis deux ou
trois siècles. Cependant, une organisation sociale n’est pas forcément le
résultat d’une idéologie totalitaire.
Mais commencer à nier ou justifier les crimes, salir les
martyrs, niveler les tombes, ça jamais. Confondre la religion du Christ et la
parodie sanglante de l’antéchrist, même si elle a pu séduire de braves gens,
non, pas possible.
Quand on a voulu installer la momie de Lénine dans son
mausolée, une canalisation d’égoût s’est rompue, répandant sa puanteur, et le
saint patriarche martyr Tikhon a déclaré à l’époque : « C’est
l’onguent qui convient à de telles reliques ». Car ainsi qu’on le sait,
les reliques des saints exhalent une odeur divine, une odeur de fleurs, une
« odeur de sainteté »…
A ce propos, je voulais sous-titrer une émission très
intéressante de la chaîne culturelle russe sur les reliques de saint Alexandre
de la Svir, mais sans doute pour des raisons de droit d’auteur, je n’ai pas pu
la basculer sur mon ordinateur pour la remettre sur youtube et procéder au
sous-titrage. Cette histoire complète à merveille le discours du président et
mes réflexions présentes. J’ai vu de mes propres yeux les reliques de saint
Alexandre, elles sot impressionnantes. Ce saint très vénéré en Russie est resté
incorrompu depuis le moyen âge. Il n’est même pas desséché, les tissus sont
souples, ils ont juste foncé avec le temps.
Au moment de la révolution, les bolcheviques ont profané
toutes les reliques de la religion détestée, reliques qui ont parfois, par la
suite, comme celle de saint Séraphim de Sarov, connu une destinée rocambolesque
avant d’être rendues à la vénération des fidèles. Trouvant saint Alexandre dans
ce parfait état de conservation, les profanateurs de service ont déclaré au
peuple scandalisé par leur action que le saint était en cire, mais l’ont
emporté à Moscou pour l’examiner, en vue de la momification du corps de Lénine.
L’examen du corps a prouvé l’authenticité absolue des
reliques, mais aucun secret qui pût être utilisé pour conférer artificiellement
au cadavre du démoniaque Lénine le statut souhaité : car saint Alexandre
était conservé par une sainteté qui manquait absolument à celui dont on voulait
substituer le culte aux reliques véritables éprouvées par des siècles de piété
populaire. Le corps de saint Alexandre est resté dans un tiroir de l’institut
où il a été étudié jusqu’à la perestroïka et a été rendu à l’Eglise, à son
monastère d’origine, où j’ai pu le voir.
Visiteur assidu de Valaam, haut lieu orthodoxe, Athos russe,
Poutine ne peut ignorer ce genre de détails, mais les libéraux, les staliniens,
les gens qui restent au niveau de la politique et veulent prendre leurs désirs
pour des réalités et interpréter les choses dans leur sens l’ignorent, ils
n’ont pas envie de le savoir. Les moines de Valaam ou de n’importe quel
monastère ne peuvent pas dire que le christianisme et le communisme, c’est la
même chose, parce que dans la plupart des monastères rendus au culte et réparés
par l’Eglise, on vous racontera les mêmes trouvailles de squelettes empilés
avec des traces de torture et de balles dans la nuque. On vous montrera généralement
la même fosse commune surmontée d’une croix où ces restes sont ensevelis après
l’office funèbre auquel ils n’avaient pas eu droit jusqu’alors.
Ce qu’on pourrait dire à la grande rigueur, c’est que le
communisme est une hérésie. Une hérésie non spirituelle, antispirituelle,
antichrétienne, issue de deux autres hérésies : la dérive du catholicisme romain
qui a engendré l’hérésie protestante, laquelle a permis l’émergence du
capitalisme, du progressisme, de l’humanisme, des « lumières »,
toutes choses nous ayant conduits à la veille de réaliser de nos propres mains
les prédictions apocalyptiques tant nous nous sommes rendus odieux à la terre
et à Celui qui l’a créée et dont la patience finira par trouver ses limites.
En l’état actuel des choses, en tant que chrétienne orthodoxe
et personnification assumée de l’âme médiévale restée en moi puissante, je ne
vois de salut que dans mon Eglise. C’est sur elle que je compte avant tout en
ce monde, quels qu’en soient parfois les défauts humains, les membres peu
reluisants, car nous ne demandons pas à tous les gens d’être des saints, comme
les communistes leur imposaient d’être tous des héros à la ganache crispée :
s’il est parmi nous des brebis galeuse, plus galeuses que d’autres ou mettons
que nous, nous les prenons sur nous comme des croix, car dans notre monde
chrétien médiéval, nous sommes tous responsables les uns des autres, tous liés,
tous unis, c’est pourquoi les chrétiens revenus du goulag pardonnent, alors que
les victimes des camps nazis ne pardonnent jamais. Certains n’ont pas la
culture du pardon. La culture du pardon, c’est chrétien. Les autres ne
connaissent que la vengeance. C’est encore une des grandes différences entre le
communisme et le christianisme, d’ailleurs.
Viendrait-il à l’idée de quiconque de confondre le Christ
avec les pharisiens ? Ils ont pourtant en commun les mêmes saintes
Ecritures. Mais l’Un est le Christ, l’autre les pharisiens. Si le nom du Christ
est martelé par des prédicateurs fous à des foules de zombies en transes, cela
fait-il d’eux des chrétiens ? Non, nous sommes là dans une dérive
antichristique, car Dieu se manifeste calmement, dans le souffle de la
brise, et non dans l’orage grondant. Si de petits gnomes haineux font miroiter
aux foules des idéaux dévoyés de fraternité, de partage et d’égalité sélectifs,
cela fait-il d’eux les disciples de Celui qui proclamait que son Royaume n’était
pas de ce monde, que celui qui tirerait le glaive périrait par le glaive et qu’il
fallait regarder la poutre dans son œil avent d’examiner celle du voisin ?
Tout cela le président Poutine, que je crois sincèrement
chrétien, et qui a un père spirituel, ne l’ignore naturellement pas, ce qu’il
voulait dire, c’est que dans le communisme se manifestait le désir de
transcendance inscrit dans l’histoire des Russes et dans leur âme collective,
sous une forme dévoyée, abusée par le recours à des leurres tels que les « reliques »
de Lénine, dont le seul encens restera à jamais la puanteur de la canalisation
rompue, tandis qu’Alexandre de la Svir, revenu dans son monastère y exsude à
nouveau un myrrhon odorant. Encore faut-il, pour faire la différence, connaître
le christianisme aussi bien que les idéologies politiques…
Pour les russophones, car malheureusement
je n'ai pu le sous-titrer...
Poutine, dans l'extrait que j'ai vu, rappelle l'histoire du monastère de Valaam, et remercie la Finlande de lui avoir épargné les persécutions religieuses et les destructions jusqu'à pratiquement la deuxième guerre mondiale. Il raconte qu'un officier soviétique a prévenu les moines pour leur laisser le temps de partir et d'emporter ce qu'ils avaient de plus saint. Il voit dans cette attitude la preuve qu'au delà des clivages de l'époque et de ceux d'aujourd'hui, il y a dans le peuple russe des semences d'unité profondes, ce qui me paraît vrai. Puis il évoque le communisme comme une "nouvelle religion" qui adopte les principes moraux généraux de la Bible et les dehors de la précédente, comme par exemple la momie de Lénine substituée aux reliques des saints orthodoxes: le pouvoir communiste utilise pour son idéologie les structures précédentes. Ce qui ne signifie en rien que le communisme et le christianisme soient interchangeables... Il parle ensuite de la renaissance du monastère. https://www.vesti.ru/doc.html?id=2975733#/video/https%3A%2F%2Fplayer.vgtrk.com%2Fiframe%2Fvideo%2Fid%2F1750922%2Fstart_zoom%2Ftrue%2FshowZoomBtn%2Ffalse%2Fsid%2Fvesti%2FisPlay%2Ftrue%2F%3Facc_video_id%3D742255
J’ai trouvé des dessins
sur le tsar et Fédia qui semblent issus d’une bande dessinée ou sont peut-être le projet d’une
bande dessinée. J’aimerais assez la
lire. Fédia apparaît comme un sale gosse et séduit le tsar par son humour
cynique et son extraordinaire impudence. Le tsar n’en manque pas non plus, d’humour, je suis d'ailleurs persuadée que c’était bien le cas.
Fédia, n’ayant pas compris qu’il était devant le souverain, lui fait des tas de
considérations insolentes, suggérant que le tsar, plutôt que de se remarier, s’intéresse
à quelque chose de plus nouveau, puis demande : « Et comment t’appelles-tu,
mon cher ?
- Ivan Vassiliévitch.
- Comme le tsar ?
- Comme le tsar, nous nous ressemblons de façon
suspecte.
- J’espère que tu ne lui ressembles pas trop, on
dit que c’est un vieux bigot.
- On le flatte… »
Ensuite, un dessin les représente ensemble. Fédia
lui dit : « C’est quand même une honte, notre père le tsar, j’ai
dansé habillé en femme comme une dévergondée maudite, tous ça c’est la faute de
l’hydromel et du Romanée italien…
- Ne te mets pas martel en tête, Fédka, sobre ou
non, je t’aurais pris de toute façon, si cela peut te tranquilliser… »
Mais comme dans mon livre, cet affreux garnement tient
aux enfants qu’il a par la suite et se fait du souci pour eux, à l’idée des
conséquences sur leur destin d’une éventuelle disgrâce suivie d’une éventuelle
exécution…
J'ai trouvé que l'auteur est une femme qui fait des bandes dessinées, sous le pseudonyme de Phobs. Ses dessins sont très talentueux et vivants, et j’observe que tous les
gens qui s’intéressent à cette histoire, sauf sous un aspect décadent tout à fait décalé par rapport à l'époque, en
voient les protagonistes plus ou moins de la même manière, avec le même
physique, avant d'avoir regardé la BD, je me figurais Vania Basmanov, le fils de Fédia, bouclé mais blond. Comme s’ils s’imposaient à
nous de là où ils sont. Ce qui m’intéresse, c’est que l’auteur des dessins a
porté attention comme moi à la vie familiale de Fédia, au fait peu connu qu’il a été
marié et qu’il a eu des enfants. Le mien est davantage une victime, mais il se
peut que ce soit elle qui ait raison. Encore que non… Peut-être la vérité
est-elle à mi chemin entre elle et moi. Mais que Fédia ait aimé ses enfants et
que cela lui ait posé de gros problèmes, c’est très probable. Phobs semble aussi, comme moi, envisager dans un de ses dessins, une animosité entre Basmanov père et fils due à une raison inavouable, ce qui jette un autre éclairage sur le destin du garçon et son histoire avec le tsar, et en fait quand même une victime quel que fût son comportement ultérieur. Cette idée nous est venue à toutes les deux, sans que nous ayons jamais eu l'occasion d'en parler!
Je pense
personnellement qu’il aimait le tsar, comme celui du film d’Eisenstein, qu’il l’aimait
comme un chien de garde. Le mien est peut être plus médiéval, le genre de
cynisme qu’il affiche dans la BD est au fond très moderne. Un jeune homme du
XVI° siècle plaisanterait-il sur la fortune et le pouvoir du tsar ?
Dans un cas, celui-ci est séduit par l’insolence et la
drôlerie cynique du morveux. Dans l’autre, par son adoration pour sa personne,
un mélange de sauvagerie, de dévouement enfantin et de vulnérabilité. Encore que le mien n'est pas dénué non plus d'insolence, en certaines occasions.
Le tsar détourna les yeux pour se donner le
loisir de réfléchir à la situation. Il sentait que Basmanov guettait sa
réaction, ce qui était bien naturel, pour un père désireux de caser son fils
auprès du souverain, mais quelque chose l’alertait, ou l’intriguait, dans
l’expression de son fidèle soudard : « Aliocha, lui dit-il, laisse-moi donc
parler un peu seul avec le petit… »
Une lueur passa dans les yeux de Basmanov, qui esquissa un
sourire, s’inclina et sortit. Le tsar décrivit deux ou trois voltes autour du
jeune homme immobile. Ce gosse avait fait la guerre, manié des armes, il avait
le teint hâlé, un poignard à la ceinture, un sabre au côté, c’était un vrai
garçon, avec de grosses bottes et de grandes mains; il ferait très bien
derrière son trône, avec son uniforme blanc et sa hallebarde, il ne voyait à
tout cela aucun problème et il ne comprenait pas son malaise : « Tu veux me
servir, Féodor ?
- Oui, souverain.
- C’est ton père qui t’y pousse ?
- Il m’y pousse.
- Et cela te plairait ?
- Tu es mon tsar… »
Le garçon tomba à genoux : « Garde-moi avec
toi, souverain, notre père… Prends-moi
chez toi !»
Ses yeux étaient pleins de supplication et
de folle espérance. « Chez moi, Fédia ? » Le garçon baissa les yeux, lui saisit et baisa une main d’un geste
impulsif. Le tsar plongea l’autre dans ses boucles soyeuses et emmêlées. Il lui
inspirait une sorte de tendresse, et depuis la mort de sa femme, sa vie en
était complètement dépourvue : « Basmanov te fait la vie dure…
- Oui, souverain.
- Qui aime bien châtie bien… »
Le garçon resserra la pression sur les
doigts chargés de bagues qu’il tenait toujours. « Est-ce cela qu’on appelle
aimer ? demanda-t-il d’une voix sourde.
- Serait-ce l’affection qui te manque,
Fédia, répliqua le tsar avec une ironie amère, est-ce cela que tu viens
chercher auprès de moi ?
- Et toi, souverain, n’en as-tu pas besoin toi-même ?
»
Stupéfait par l’audace de cette répartie, le
tsar resta sans voix, ce qui ne lui était pas habituel. Il tourna vers lui le
beau visage penché et en remodela doucement les traits, d’un geste hésitant,
fasciné, comme s’il avait douté de sa réalité. Le garçon, qui n’avait pas connu
beaucoup de caresses dans sa vie, lui glissa de biais un regard à la fois
attendri et farouche. Il défit sans mot dire son caftan et fit glisser sa
chemise pour dégager une épaule et exhiber les cicatrices encore perceptibles
qu’y avait laissées la cravache de Basmanov. Le tsar les effleura avec une
grimace perplexe : « C’est Aliocha qui t’a fait ça ? Il n’y est
pas allé de main morte…
- Garde-moi avec toi, souverain, souffla
Fédia. Mon père me traite indignement. Il ne voit pas en moi un fils mais… un
objet de désir. C’est de cela qu’il me punit. »
Le tsar se rejeta en arrière, et détournant
la tête, se signa: « Aliochka… s’exclama-t-il sourdement. Сanaille intrigante et impure !
- Je deviens grand et fort, insista Fédia, j’ai
peur d’en venir un jour à le tuer.
- Mon cher enfant, persifla le tsar, en fin
de compte, serait-ce vraiment si grave ? »
L’adolescent éclata de rire, et le tsar
l’imita. Ils échangèrent un regard complice. Le tsar resserra son étreinte sur
ces droites et solides épaules de garçon, une étreinte virile et paternelle,
irréprochable. « Alors, dis-moi un peu : ton sinistre père veut t’établir
auprès de moi pour que tu le renseignes et pour que tu m’influences, n’est-ce
pas ? » Fédia hocha la tête avec un sourire espiègle et des yeux de chat joueur
: « Cela se pourrait souverain…
- Mon cher garçon… Je ne dirais pas que
c’est Dieu qui t’envoie, car j’en doute un peu, mais je pense que nous serons
bons amis. »
Il prit sa pelisse, sur le dossier de son
fauteuil, et en enveloppa l’adolescent, qui se redressa fièrement, se drapant
dans le magnifique vêtement chamarré et fourré, comme Joseph dans la robe
multicolore que lui avait offerte Jacob et que ses frères lui enviaient.
Une amie m'a dit qu'entre eux, c'était une vraie rencontre, au sens où leurs caractères et leurs passés respectifs d'enfants martyrs, qui en avaient déjà beaucoup trop vu à un âge tendre, établissent entre eux de profondes correspondances, donnent à l'un un grand pouvoir sur l'autre, plus fort que celui de vie et de mort sur ses sujets, un terrible ascendant. Mais malgré tout, quelque chose échappe au tsar dans le jeune homme alors même que ce dernier a l'impression de ne pas pouvoir lui échapper. Et en effet, il ne le peut pas, mais il ne peut pas lui appartenir complètement non plus. Ils ne peuvent se sauver ensemble ni se sauver l'un l'autre. Ils sont l'un pour l'autre une sorte de drogue. Chacun d'eux conserve quelque chose de moins irrémédiablement perdu que les damnés de leur entourage, cela les unit, les réconforte, mais l'égrégore que constitue l'Opritchnina est trop implacable, c'est une entité ténébreuse plus puissante que chacun des personnages dont elle est issue. J'aimerais qu'on en vînt comme moi à les aimer et à les plaindre, Fédia étant au fond une hypothèse de moi-même, disons qu'entre eux et moi aussi, il s'est produit une vraie rencontre: celle de ces deux âmes perdues avec une intense petite adolescente de seize ans qu'elles n'ont plus jamais lâchée. Ils ne m'ont pas séduite à ce point par hasard... Pourquoi ai-je moi-même tant aimé le tsar, avec Fédia, à travers Fédia? Quelqu'un me reconnaissait dans les femmes de mon livre, mais non, les femmes de mon livre ressemblent plutôt à ma mère, il est vrai que ma mère était le modèle pour moi de la femme idéale auquel je rêvais de correspondre, mais la petite adolescente d'alors se retrouvait plutôt dans le jeune Fédia, compagnon de débauche et confident d'un impressionnant génie politique et mystique esseulé qui conciliait un idéalisme exigeant, une réelle conscience de sa responsabilité de souverain, un authentique besoin d'affection, de pureté et de bonté, avec une anxiété suspicieuse, des colères déchaînées et d'incontrôlables instincts de bête féroce. J'aurais connu cet homme de son vivant qu'il m'aurait filé une trouille bleue mais Fédia avait grandi avec la brutalité et le danger, il avait grandi un sabre à la main, c'est ce que j'essaie de montrer. Encore que le mien soit aussi terrifié que fasciné par son protecteur...Pourquoi les ai-je aimés? Peut-être parce qu'il fallait bien que quelqu'un le fît et allât au delà de la fascination passionnelle qu'ils éveillent et qui, je l'ai observé sur les pages du net, ne touche pas seulement ma personne. Jusqu'à leur trouver plus de réalité et de présence qu'à pas mal de contemporains en vie sur cette terre, jusqu'à prier pour eux, ou à leur place...
Au fond de tout cela, je sais aussi que Fédia est un Peter Pan sombre. Celui dont j'attendais enfant qu'il vînt me prendre par la main. Et qui reste tétanisé avec moi devant le capitaine Crochet...
Mais nous l'aimons, notre capitaine Crochet, il a de la gueule, il est si fascinant... Il est terriblement malheureux et seul. Il a besoin de nous. Nous nous sauverons ensemble, mon tsar, ton jeune serviteur, toi et moi...
Enfin je l'espère, enfin, si Dieu le veut...
Avant que les jeux soient faits, avant la fin des temps.
Est-ce qu'on décide du livre qu'on écrit ou est-ce lui qui décide de nous?