Un article que j'avais traduit il y a quelques années et que je voudrais faire figurer dans mes chroniques en ce moment si périlleux....
Il y a quelques jours, discutant avec Bernard Frinking, iconographe orthodoxe néerlandais et élève d'Ouspensky, je l'entendis plusieurs fois évoquer l'Apocalypse comme un message d'espoir. Puis je découvris sur le site d'un ami facebook, la remarquable vidéo d'une émission orthodoxe belge consacrée à ce thème: http://www.dailymotion.com/video/xp53yz_l-apocalypse-de-jean-entretien-avec-le-prof-christos-yannaras_lifestyle?fb_source=hovercard. Je me souvins alors de cet article de "Thomas" que j'étais tentée de traduire et qui m'a séduite par sa profondeur, sa beauté et sa joie. Je vous le livre aujourd'hui en complément.
Au XII °siècle, vivait en France un remarquable abbé, qui disait que regarder des pierres précieuses conduisait l’esprit jusqu’à Dieu. Cet abbé était un homme excellent, tout le monde l’aimait et lui confiait ses secrets. Un jour, le roi Louis le Gros, partant pour les Croisades, laissa le gouvernement du royaume à l’abbé, et pendant ces quelques années de gouvernement monastique, la France prospéra et s’affermit. Cet abbé s’appelait Suger. Il était le supérieur du couvent de Saint-Denis. Il me semble qu’il était gros, comme son roi, car je sais d’expérience que de telles personnes savent très naturellement concilier le désir du ciel avec l’amour de la terre. Suger est aussi appelé le parrain du style gothique. C’est précisément lui qui introduisit dans son monastère des églises et des bâtiments qui jetaient un défi à la matière inerte, l’emportaient vers le haut, triomphaient de l’attraction terrestre, et se gorgeaient de la lumière des vitraux, car le plus important, dans le gothique, c’est la lumière immatérielle qui anime les froides pierres, leur donnant une voix pour célébrer Dieu, même quand les gens se taisent. On dit que ce sont les œuvres de Denys l’Aéropagite qui inspirèrent si fort l’abbé, mais il est un livre bien connu de tous, et naturellement de Suger, un livre merveilleux dans lequel il y a beaucoup de lumière, d’espoir, de joie et… de pierres précieuses. C’est l’Apocalypse. On le lisait davantage en occident qu’en orient, et il me semble que c’est justement sous l’influence de sa lecture que naquirent les cathédrales gothiques.
Que savons-nous de l’Apocalypse ? Un livre terrible. Angoissant et effrayant. C’est l’apôtre Jean le Théologien, exilé sur l’île de Patmos, qui l’écrivit. On considère que c’est une vision des « dernières choses », de ce qui attend le monde quand son temps s’achèvera, quand il se fondra, en une dernière explosion, dans l’éternité. L’Apocalypse est un livre prophétique, il prédit, et ses prédictions font peur. La fin de l’histoire humaine est si terrible que nous en oublions que ce livre est écrit dans la langue des symboles, des images, des allégories. Des oiseaux tournent au dessus de monceaux de cadavres et même d’une mer de sang, le cavalier pâle, les maux sans fin et les trompettes, qui résisterait à cela? Cela plaît beaucoup aux adolescents contemporains, mais en vieillissant, même eux s’épouvantent. Le livre de la Révélation effrayait aussi nos ancêtres et c’est peut-être pourquoi l’Apocalypse est le seul livre du Nouveau Testament qui n’est pas lu pendant les services par l’Eglise Orthodoxe.
Et pourtant, quand je suis triste, je lis justement l’Apocalypse, car c’est un livre lumineux et consolant, c’est un livre sur le Christ. Il en est le principal personnage, il n’y est question que de Lui et regardez la façon dont l’auteur décrit le Sauveur. Combien d’images il en donne ! Quand j’ouvre ce livre, je me souviens du légendaire Abgar, le roi lépreux qui avait envoyé son artiste peindre le portrait du Christ et celui-ci ne put s’acquitter de la tâche ; le visage du Sauveur changeait sans cesse, ne se laissait pas «saisir » en quelque image unique, comme s’il résistait à la confection d’une idole. De même, dans le livre de saint Jean, le Christ est tantôt l’Agneau humble et souffrant, tantôt le Seigneur s’installant peu à peu sur un trône au dessus de la mer vitrifiée, tantôt le cavalier redoutable sur son cheval blanc, avec des cheveux blancs comme la neige, et des yeux comme des flammes ardentes. Il défait et renverse hardiment ses ennemis, il réconforte ses amis et ses frères, mène ses témoins aux sources des eaux. Le contemplateur des mystères ne peut « saisir » le Christ en une seule Image, et cette abondance de « portraits » est le meilleur témoignage sur Qui existe en réalité, Qui est en vérité, Qui est la Vie la plus Imperceptible, Indescriptible, et la Vie en abondance. Ce ne sont pas les plaies et les châtiments qui sont le sujet principal de l’Apocalypse, ce n’est pas l’antéchrist, à qui on ne fait même pas l’honneur de donner un nom, le désignant simplement avec dégoût d’un chiffre en forme de reptile. Par le moyen de ce livre, saint Jean réconfortait ses frères et sœurs en ces temps de trouble, quand il ne restait déjà plus d’espoir, et les réconfortait en témoignant qu’il avait revu son Rédempteur, et communié à cette joie et cette « paix indicible » qui nous attendent au moment de la Rencontre ultime et désirée. Il décrit hardiment et avec allégresse ce qu’il a réellement vu, ce par quoi il fut à nouveau confirmé, et le cœur de chaque lecteur et auditeur chante, comme celui de Job : Car je sais que mon Rédempteur est vivant, et que je ressusciterai de la terre au dernier jour, que je serai encore revêtu de cette peau, que je verrai mon Dieu dans ma chair ; que je le verrai, dis-je, moi-même, et non un autre, et que je le contemplerai de mes propres yeux (Job 19 : 25-26). Il a triomphé de la mort. Il tuera aussi la mienne, il guérira aussi ma douleur. Dieu essuiera toutes les larmes de leurs yeux, et la mort ne sera plus. Il n’y aura plus aussi là ni pleurs, ni cris, ni afflictions, parce que le premier état sera passé.[1] (Apocalypse 21 :4). Et plus loin, la description de la Jérusalem céleste. Voilà ce que c’est que le triomphe de la lumière et de l’amour ! Les murs en sont ornés de pierres précieuses : ici le jaspe cristallin, et le saphir au tendre éclat bleu, et la chalcédoine, sœur de la vague marine, et la merveilleuse émeraude, le sévère sardonyx, et la chrysolithe aux reflets d’or, et le béryl elfique, et la majestueuse topaze, et le chrysoprase chatoyant, et l’hyacinthe magique, et ma préférée, l’améthyste, et les portes faites d’une seule perle pure ! Et le fleuve de la vie roule ses eaux claires et étincelantes, comme du cristal, à travers la ville et les peuples vont dans la lumière de l’Agneau, et l’arbre de vie, portant ses fruits pour la guérison de tous ! Quand je suis triste, je relis ces lignes, je me plonge dans cette lumière inaltérable et c’est si naturellement que j’ai envie d’appeler, avec saint Jean et tous les chrétiens qui lisent ce livre de lumière, à travers les distances et les délais : Viens, Seigneur Jésus !(Apocalypse 22 :20).
Parce que quelles que soient les occupations de chacun de nous, quoiqu’il fasse, en fin de compte, si l’on extirpe sous la lumière de Dieu la cause ultime de tous nos espoirs et de nos attentes, le nerf de toutes nos inquiétudes et de nos émotions, il s’avèrera que ce qui nous meut, c’est le désir d’aimer et d’être aimé. Le désir du pouvoir, de la gloire, du repos, de la reconnaissance c’est le manque d’amour qui m’emplit de peur, de solitude, de tristesse, et dès que je trouverai quelque chose de vrai, d’authentique et de désintéressé, je n’aurai plus besoin ni de lutte, ni d’angoisses, ni de preuves.
J’ai entendu un auteur contemporain dire :
« Prends-moi avec toi. Je suis si fatigué de te courir après.
Ouvre les yeux, cache ton visage dans tes mains.
La lumière. Je veux voir la lumière entre nous. »
Sait-il Qui il appelle, de Qui son âme a la nostalgie ? Que verrai-je dans la lumière de ces yeux vivants et aimants ? Que ressentirai-je alors, quand mon visage se reflètera dans Ses yeux, les yeux du Dieu qui m’aime d’une façon authentique ? Qui se reflètera en eux ? Non, ce ne sera pas la peur, ni l’épouvante, mais un grand étonnement qui s’emparera de nous devant les yeux Divins, car ce ne sont pas seulement le péché et le vice, pas seulement ma vie ordinaire et sans artifice qui se apparaîtront dans Ses yeux, mais ma beauté, ignorée de moi-même, mais toujours vivante dans ce regard humble, un peu triste, aimant et magnifique.
[1] Traduction des citations bibliques : Lemaître de Sacy
Higoumène Savva (Majouko)
Monastère saint Nicolas de la ville de Gomel en Biélorussie
Traduction: Laurence Guillon 11 avril 2012,