Le
passage aux îles Solovki c’est la fin du monde, le bout du monde, le
pressentiment de l’autre monde. Dans le petit bateau qui fait la liaison,
beaucoup de pieuses dames qui vont faire des séjours de travail bénévole, et
parmi elles, la belle-sœur du potier hongrois. Les îles de l’archipel
affleurent, avec d’étranges formes bombées, comme des léviathans pétrifiés, de
cette mer d’un gris plombé, qui au début me paraissait un lac de plus, mais
non, c’est bien la mer, avec des embruns salés, une eau mouvante, élastique,
parcourue de vagues vineuses, et des mouettes qui nous accompagnaient pour
mendier de la nourriture, ces mouettes couleur de nuages, si parfaites, avec
leur petit œil noir curieux, innocent et avide. La mer ultime, celle qui
termine ma vie, commencée au bord de la Méditerranée, celle de Charles Trenet,
celle qu’on voyait « danser le long des golfes clairs » et qui sentait les
pins et les lauriers roses. Me voici sur la mer Blanche, le fleuve du Styx et
ses îles étranges, la mer froide et couleur de ténèbres brillantes, au bout de
laquelle la planète se fige. Il faisait si froid, dans le souffle de
l’Arctique, que j’avais l’impression de me désincarner, et voilà qu’apparut une
large terre, et que toutes ces ombres, celles du ciel et celles des croupes
rocheuses et de leurs forêts, s’éclairèrent d’une lumière pâle, blanchâtre,
nacrée, où défilaient de très petits nuages immaculés, humbles et calmes pèlerins
célestes, les flots prirent une tendre nuance bleue, et je vis le monastère et
ne le quittai plus des yeux. Il était posé au ras des flots, comme un phare,
celui de l’au-delà. Car au-delà des Solovki, il n’y a plus rien qu’un désert de
glace, au-delà du monastère s’ouvre l’autre monde.
Ses
coupoles fantastiques dans ce désert glacial, brillent comme une douce
promesse. Des merveilles enfantines gardées par d’épaisses murailles
cyclopéennes, de grosses tours coiffées de bois, faites de pierres vivantes aux
mille nuances. Mais ses environs offrent l’aspect d’un chaos désolé de
baraques, d’épaves, de constructions pas terminées, et bien sûr, d’inévitables
toits en tuile métallique bleu plastique…
On
s’est naturellement attelé au récurage des murailles, impossible à l’esprit
contemporain pervers de tolérer ce manteau de lichens dorés que la vie leur
avait tissé au cours des siècles. A l’intérieur, je pense que peu de bâtiments
sont du XVI° siècle, à part une ou deux églises, on a construit de grandes
bâtisses, je dirais au XVIII°, à vue de nez, c’est à cette époque qu’on a
commencé vraiment à dire et faire n’importe quoi à grande échelle. A l’époque du métropolite, la plupart des
équipements devaient être en bois, les dépendances, les cellules. Tout respire
encore une certaine désolation, là encore, le Goulag est dans l’air, avec ses
conséquences sur la mentalité générale et la culture, ou sa désormais terrible
absence, et sur le paysage. Il est évident qu’autrefois régnait sans doute
autour de ces murailles un pittoresque désordre d’isbas capricieuses, vivantes
et éphémères, maintenant, c’est le genre de chaos qui règne dans les décharges,
où se cotoient des objets hétéroclites hors d’usage qui n’ont en commun que
d’avoir été jeté là par des gens lassés de les voir. Mais au bout du monde,
parmi les scories des derniers temps, le monastère plein de cicatrices reste
prêt à appareiller, avec tous ses martyrs, avec ses générations de moines et de
pèlerins, pour l’autre monde… Et soudain, je sentais que je devais surmonter
les blessures que me cause perpétuellement le spectacle de ces dégradations et
de ces profanations, qui seront de plus en plus nombreuses, et affectent même
le monastère, grossièrement tripatouillé par des restaurateurs indignes de ce
nom, car ces choses-là deviendront de plus en plus fréquentes, de plus en plus
choquantes, comme il l’est prédit dans les saintes Écritures; mais même profané
et défiguré, cerné par les vestiges du Goulag et les disgrâces de la modernité,
le monastère, solidement planté sur ses murailles et sur d’immémoriales et
ardentes prières, restera le phare de la foi
jusqu’au Jour ultime…
J’ai
discuté avec des femmes venues travailler bénévolement, et l’une d’elles,
Valentina, m’a dit : « Je rends grâce à Dieu d’avoir pu parler avec
toi, laisse-moi t’embrasser ! » Et elle m’a serrée sur son cœur. Elle
avait fait un pèlerinage au Sinaï et rencontré là bas une ermite française dont
j’avais entendu parler moi-même, la mère Marie, j’étais sa deuxième orthodoxe
française, qui lui proclamait de plus son amour pour la sainte Russie. Sa
copine, humblement assise en silence à ses côtés, m’entendant évoquer certaines
difficultés de ma vie, a levé les yeux : «Tout cela n’est pas grave, vous
êtes heureuse, puisque vous êtes avec Dieu. Etre avec Dieu, c’est notre
bonheur. »
Les
cloches se sont mises à sonner, d’une voix cristalline et fêlée, avec
d’immenses prolongements qui emportaient le cri des mouettes dans les crevasses
du ciel.
Dans
l’église, la plus belle et la plus ancienne, construite par le métropolite
Philippe lui-même, où se déroulait l’office du soir, j’ai trouvé une iconostase
particulièrement affreuse et omniprésente, un énorme truc boursouflé et doré,
avec des icônes de styles complètement hétéroclites, mais toutes sans
exceptions raides, solennelles et mal fichues. Peut-être provisoires… Qui plus
est, ces dorures dévorent également le bas des piliers. Dans tout ce fatras,
j’ai eu du mal à trouver mon métropolite Philippe, dans un médaillon, en haut,
et il n’était vraiment pas flatté. Mais l’office, les moines, les fidèles
étaient très fervents. Nous avons tous vénéré les reliques des moines
fondateurs, Sabbat, Germain et Zossime. Comment ont-elles
« survécu », si l’on peut
dire, à l’ère soviétique ? Sans doute, comme celles de Séraphin de Sarov ou d’Alexandre de la Svir, sur l’étagère d’un musée de l’athéisme ou d’un institut
médico-légal… Et les voici revenues au bercail, bien rangées, prêtes à mettre
les voiles. On avait ouvert leurs châsses, pour nous permettre d’avoir un
contact direct, et j’ai senti, à travers le brocart qui les recouvrait, les
crânes de ces moines du moyen âge qui s’étaient embarqués sur la mer Blanche,
la mer froide et sombre du bout de toutes choses, pour venir s’échouer là, et
vivre de ce qu’ils pouvaient en priant Dieu. Au moyen âge, quand la traversée
en barque durait deux jours...
Car
contrairement à ce que je croyais, le monastère est assez loin dans la mer, et
cela a une importance pour mon livre, Fédia, convoyant le pope Sylvestre, a dû
lui aussi faire la traversée en barque. De plus, quand il voit le novice
Théophile pêcher, c’est soit dans le « lac Saint », un étang derrière
le monastère, soit dans la petite baie portuaire qui s’infiltre par devant, car
on n’a pas directement accès au plein horizon de la mer Blanche. Sur les
photos, quand le monastère se reflète dans l’eau, c’est sur celle du lac.
Comme
quoi aller voir sur place avait du sens, autant à saint Cyrille qu’ici.
Au
moment de la vénération des reliques, j’ai voulu me mettre à genou comme tout
le monde, impossible de me relever. C’est Sacha Messerer qui s’est chargé de
remettre la vieille sur pieds. Etrange impression, je me sens si jeune
intérieurement, et pourtant, c'est comme si mon corps était une voiture qui ne répondait plus aux
commandes, tandis que le conducteur reste lui-même…
Anna
m’a dit plus tard : « C’est un drôle d’endroit, on sent qu’on
pourrait ne plus jamais en repartir, qu’il pourrait nous avaler ». Oui,
c’est aussi mon avis. En dépit de toutes les dépradations qu’elle a subi, la
Russie a de puissants sortilèges, c’est un pays envoûtant, et qui devait l’être
encore plus déjà au XIX° siècle, incommensurablement davantage avant Pierre le
Grand ; le pays dont on ne revient
pas, j’en suis la preuve, et beaucoup d’étrangers ne revenaient pas non plus,
d’abord parce qu’on ne les laissait plus partir, mais quelquefois pour des
raisons plus sérieuses… C’est une sorte
de gouffre. Et au fond du gouffre, qui, au XX° siècle, s’est dévoilé dans toute
sa profondeur et ses ténèbres, il y a ce brusque et doux éclair sur la mer
Blanche, à l’endroit où s’est conservée plus ou moins la cassette sacrée de ce
trésor spirituel des Solovki…
Le
jeune homme qui m’avait chanté une chanson de marins à Ferapontovo nous avait
donné le numéro de son père, moine aux Solovki, mais pas dans le monastère
central, dans l’un des ermitages disséminés sur l’île. Il nous a envoyé sa
bénédiction, et des photos de son ermitage et des animaux qui l’entourent, de
ses chats, et des renards locaux qui viennent à plusieurs, paisiblement,
s’asseoir ou se coucher devant chez lui, mais pour le rencontrer, c’est une
telle expédition que la brièveté de notre séjour ne le permettrait pas. C’est
extrêmement dommage et je crois que je referais le voyage rien que pour lui. L’île
n’a que mille habitants, mais il y a parmi eux des personnalités étonnantes. Au
moment du millénaire du baptême de la Russie, j’avais vu un documentaire dont
je me demande encore par quel miracle il avait pu être tourné par la télé
française, et dont je n’ai jamais pu retrouver la trace, « l’opium du
peuple ». Cela avait été pour moi un vrai bouleversement intérieur car je
retrouvais la sainte Russie, encore bien vivace sous les décombres du
communisme. On voyait une jeune femme qui était venue aux Solovki pour un
travail universitaire et n’en était plus jamais repartie. Elle tentait alors,
avec quelques grand-mères locales, de sauver et restaurer ce qu’il en restait,
dans l’espoir que des moines reviendraient le faire revivre…
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Celle-ci vient faire les courses |
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Celle-là est un passager clandestin. |
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Un passager clandestin patriote. |
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Anna Messerer |
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Apparition du monastère |
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Les deux Sacha, Messerer et Pesterev |
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Nous y sommes. |