Irruption du voisin, il me fait une tranchée le long du grillage pour l'évacuation des eaux. Il me fera livrer de la terre. Sa maison n'est pas plus grande que la mienne, dit-il. Eh non, elle n'est pas plus grande, mais elle est moche, elle est plantée là comme une grosse dent, un colis abandonné, trop près de la mienne, trop près du grillage, un énorme corps étranger. Qui plus est, elle aura cette asymétrie qu'ils adorent faire ici, avec un pan de toit plus court que l'autre, qui descend très bas. Cela donne à la maison quelque chose de complètement difforme et déséquilibré. Les fausses pierres et le toit criard et le tableau sera complet. Lui, estime visiblement que je devrais être ravie d'avoir la vue sur cette oeuvre d'art et le jardin qui va l'accompagner, plutôt que sur un marécage avec des roseaux. La nature fait désordre.
Je suis allée à la banque, j'ai eu affaire à une jeune femme très gentille, et même trop, car elle s'est fait engueuler par la directrice pour avoir laissé tomber ce qu'elle faisait pour s'occuper de moi. A mon retour, je voulais effectuer un paiement en ligne, mais le site ne reconnaissait plus ni le login ni le mot de passe, ni même le code qu'il m'envoyait par téléphone pour m'authentifier. J'ai essayé d'appeler la Sberbank au téléphone pour expliquer le problème. On ne peut avoir personne directement, surtout pas sa propre agence. Je suis tombée sur un robot, qui me demandait si j'appelais de Russie et quand je répondais "da", répétait qu'il voulait bien m'aider mais ne comprenait pas! Ensuite, c'était tapez un tapez deux, diverses options qui ne correspondent généralement jamais à ce dont on a besoin. J'ai fini par retourner à la banque, où la même jeune fille a arrangé ça. Je lui ai dit: "Vous voulez que je vous dise ce que je pense de tout cela et de votre patron Gref?
- Non, pas la peine, je le sais déjà".
J'imagine ce que cela va donner, si la caste arrive à ses fins et que nous n'avons plus affaire qu'à l'électronique. Nous serons complètement à la merci d'un univers kafakaïen. Mais pour l'instant, cela nous semble pratique. C'est ça le piège, en fait. J'ai beau être flemmasse, je sais que la facilité vient du diable.
Sur la page d'un écrivain très spirituel, je me suis risquée à un commentaire, et me suis fait remoucher par un de ses admirateurs, sans doute parce que je faisais allusion à mon passé d'institutrice, ce qui faisait de moi une pauvre cloche à ses yeux de brillant intellectuel. Je suis allée voir sa page, elle m'a fait penser à la bibliothèque d'une amie très cultivée qui, me la montrant après l'avoir rangée, m'avait paru en contemplation devant son propre cerveau. Le gars n'a que des posts infiniment distingués et irréprochablement intellos, des tableaux, des films d'art et d'essai, des pensées profondes de penseurs reconnus, posts contre lesquels je n'ai rien, personnellement, chacun d'eux a son intérêt, mais le tout me donne l'impression d'une prétention livresque qui m'a toujours fait fuir. Il y a en France des intellectuels qui ont une mentalité de caste, et dont le sport favori est d'écraser de leur mépris ceux qui ne leur paraissent pas de leur monde. Je le leur rends bien, et au centuple!
Le soleil pointant son nez, je suis partie dessiner sur l'ancienne rive du lac, de plus en plus défigurée par les constructions anarchiques hideuses, et les ordures jetées partout. J'ai passé un moment, dans le vent glacial, devant un paysage austère, gris, car le soleil était déjà parti. Cela sentait la neige, d'ailleurs tout est gelé. Je voulais faire un autre dessin, mais Rita grelottait dans son sac, où elle reste planquée avec juste le museau qui dépasse, la prochaine fois, il me faudra lui mettre une petite laine. Depuis quatre ans, le quartier a été terriblement abimé. Je me disais que côté lac, on ne construirait pas dans le marécage, mais si, ils vont le faire. Pour l'instant, derrière les deux isbas, mais rien ne me dit qu'ils n'approcheront pas plus près. C'est ce que je trouve le plus difficile à vivre, ici. Cette lèpre. Elle se répand même plus vite qu'au temps de l'URSS où les destructions étaient surtout idéologiques.
J'ai trouvé une autre photo de Pereslavl au début du siècle dernier par le célèbre photographe Prokoudine-Gorski, qui a immortalisé l'atlantide russe en couleurs avant qu'elle ne s'abîme dans l'atroce modernité. Quelle beauté.... a la fois vaste et sereine, humble et féerique. En chemin, je demandais pardon à Dieu de préférer souvent sa création aux hommes qu'il a tant aimés et qui profanent tout ce qu'Il a fait pour eux. Encore que ce sont pourtant des hommes qui firent ce paysage tel qu'il était, mais c'étaient d'autres hommes. Enfin c'étaient des hommes, et pas encore des mutants. Pour ceux qui n'ont pas muté, la planète va devenir vraiment inhospitalière.