Je suis allée hier aux vigiles, c'était l'évêque qui officiait. J'y ai vu les enfants de la famille cosaque, mes petites élèves et leurs frères et soeurs. Mais ce matin, je n'ai pas eu le courage d'aller à l'église, et je n'arrive pas à sortir d'un état de fatigue profonde. Je soupçonne que la situation générale me mine, et le climat est dur, l'entrée dans l'hiver, les journées très courtes.
L'évêque a eu le covid, sans symptômes trop graves, et sans doute pour cette raison, ne donnait pas sa main à baiser, il se trouve que la petite Dounia, de la famille Rimm, ne comprenait pas et voulait absolument le faire, il a fini par craquer. Au moment de me donner sa bénédiction, il m'a demandé comment j'allais, je lui ai parlé du souci que je me faisais pour la France, et il semblait découvrir la situation. Je lui ai raconté ce que m'avait dit le père Placide. Il m'a cité le cas d'un scientifique allemand qui, devant la montée du nazisme, n'était pas parti, parce que les autres Allemands ne pouvaient pas se le permettre. Il pense que cela ne va pas si mal, car il a vu que Notre Dame de Lagarde à Marseille était bourrée de croyants, et que donc, il en reste suffisemment en France pour sauver le pays. Quand j'avais rapporté les dires du père Placide et son insistance à me renvoyer en Russie, au père Syméon Tomachinski, qui me proposait une traduction, il s'était écrié: "Oh si un patriote comme le père Placide vous a dit une chose pareille, c'est que réellement, là bas, vos affaires vont mal."
Au moment où j'ai pris ma décision, des orthodoxes françaises m'avaient dit que le père Placide était clairvoyant, et un Russe exilé à Nice que lorsque le père Ioann Krestiankine l'avait expédié en France, il avait fait ses valises et était parti. La motivation de mon départ ne résidait pas seulement dans la perspective de l'avenir français que pressentait le père Placide. Car je me trouvais dans la situation de tous ceux qui ont vécu entre deux pays, prise entre deux nostalgies, et j'avais pensé que la Russie était celui où j'avais réussi à me faire une vie, où j'avais beaucoup d'amis avec lesquels je partageais la même vision du monde, alors que j'en avais peu en France. Enfin, il arrive qu'on ne veuille pas être du mauvais côté quand se préparent des forfaits, ce qui a poussé certains intellectuels à quitter l'Allemagne nazie quand d'autres décidaient d'y rester, par solidarité avec leur peuple égaré. Beaucoup de Russes éperdument patriotes ont dû quitter la Russie après la révolution, d'autres ont fait le choix, souvent fatal, d'y rester. En ce qui me concerne, je considère depuis longtemps que notre gouvernement et ses médias sont antifrançais, ils sont également antirusses, en fait, ils sont anti peuple. Ils me paraissent être l'émanation de quelque chose de profondément étranger à ce que nous sommes tous. Ils sont même hostiles à la nature et à la vie. Et une grande partie des fonctionnaires russes qui envoient leur argent et leurs gosses à l'étranger sont dans le même cas.
Néanmoins, au moment où le père Placide, appuyé par le père Valentin et le père Basile, m'a incitée à partir, j'étais résignée à rester en France, je pensais que si la maladie de maman m'y avait ramenée, c'était que la volonté de Dieu était que j'y finisse mes jours. Il m'a même été difficile de m'y décider. Aujourd'hui, je pense que je supporterais très mal ce qui s'y passe, le joug de cette bande de malfaiteurs, leur duplicité, leur cynisme arrogant, tout ce cirque des masques et des confinements, la profonde malhonneteté de tout ceci, et le consentement ou même la collaboration des imbéciles. Je suis ici inquiète et perturbée, je serais là bas complètement enragée.
Mais ce qui me frappe, c'est que l'évêque ne prenne pas en considération ce que m'a dit le père Placide, auquel j'ai obéi, et aussi l'impression que pour lui, si Notre Dame de Lagarde est bourrée de gens, peu importe qu'ils soient catholiques ou orthodoxes. Or pour moi, cela importe beaucoup. D'abord parce que malheureusement, la mentalité du catholique français d'aujourd'hui n'est majoritairement plus très proche de celle de Marie Noël, Gustave Thibon ou Georges Bernanos, sans parler même de celle des bâtisseurs de Notre Dame ou des églises romanes. La mienne a été modelée par l'orthodoxie, et on peut se poser la question de savoir ce qui m'a manqué, pour que je me jette sur la Russie et l'orthodoxie à l'âge de quinze ans, comme sur une patrie perdue et sa foi essentielle et consubstantielle. C'est une question que je me pose souvent, et je pense qu'elle sera centrale aux souvenirs d'enfance que j'ai commencé à rédiger.
Pourtant, je ne peux écouter Debussy ou Satie sans pleurer, ni les chansons de Brel, Brassens, Fauré ou Cora Vaucaire. Les coins les plus modestes et les plus banaux des lieux qui m'ont vue grandir me remontent au coeur, y versant la douce amertume du temps perdu qui ne se retrouve pas, ou du moins pas en ce monde.
amandier à Saint-Pons-la-Calm |