Depuis mon
retour de Moscou, je n’ai jamais eu la paix, car Nina a
débarqué à Pereslavl, sans son jules, et brûlant de me voir, et puis une
Française d’origine russe dont la fille est à Iaroslavl, avec son mari. Je
devais l’héberger dans le studio, mais Aliocha et Neonila sont restés une
semaine de plus, et j’avais oublié. J’ai dû la fourrer dans mon atelier. Elle
était à peine partie que les journalistes qui m’ont fait
rencontrer Victor le blogueur, ont voulu venir fêter chez moi le succès
« extraordinaire » des vidéos que nous avions tournées. D’après eux,
je deviens une star, et Victor a fait avec moi plus de vues qu’avec n’importe
qui d’autre. Et le lendemain, mes locataires ont dîné avec moi, puis ce matin,
nous sommes allés à l’église, et au retour, au café français.
Mes
locataires, Aliocha et Néonila, ont voulu aller chez le père Ioann, et cela
faisait longtemps que je n’y étais pas allée, mais la liturgie est très longue,
le père Ioann confesse et communie tout le monde, et du monde, il y en avait.
Un jeune homme m’a dit qu’il venait pratiquement tous les dimanches à la
liturgie dans cette église. Le père Ioann est venu me demander si j’avais
apporté l’icône de l’Archange saint Michel, je lui ai répondu que je ne l’avais
pas encore vernie, et qu’il fallait encore attendre que le vernis lui-même
sèche. Il voulait faire participer l’icône à la procession du jour, puisque la
naissance de saint Jean-Baptiste est la « petite Pâques ». En
confession, il m’a demandé si, tout ce temps, j’avais communié. « Non, pas
toujours, cela fait deux dimanches que je ne l’ai pas fait.
- Mais
pourquoi ?
- Parce que
je n’étais pas prête, ou fatiguée. J’avais fait une bouffe dans un restau la
veille avec des amis. Ou bien je suis partie à Moscou le matin, et j’ai pris un
café pour tenir...
- Mais
quelle importance ? C’est très bien de voir des amis...
- Je n’étais
pas dans l’ambiance, et puis j’en vois trop, je n’arrive plus à me concentrer
sur rien...
- Oui, je
sais que vous êtes très sollicitée. Mais il faut communier, prête ou pas prête,
il n’y a rien de plus triste qu’une liturgie sans communion. Et puis,
rendez-vous compte que vous êtes un peu devenue une sorte d’apôtre, pour nous,
il vous faut trouver l’énergie spirituelle pour correspondre à la
tâche... Je ne sais pas si vous avez un père spirituel, et ce qu’il pense
de cela.
- Il pense
comme vous qu’il faut communier le plus souvent possible.»
J’étais
ébranlée, parce qu’à vrai dire, je suis souvent en état de grâce, dans
cette église, malgré la longueur des offices. J’ai vu qu’une des chapelles
était consacrée aux saint hiérarques de Moscou, parmi lesquels le métropolite
Philippe.
Dany trouve
que le père Ioann me parle d’une façon qui peut encourager l’orgueil. Mais ses paroles m'ont paru s'adresser à mon insuffisance spirituelle flagrante, car si je remplis un
apostolat aux yeux de ce prêtre, je suis bien loin de correspondre intérieurement
à la fonction, et la renommée que je commence à connaître me fait souvent
plutôt peur. Naturellement, je suis très contente quand mes oeuvres trouvent un
écho, j’ai l’impression de ne pas les avoir faites pour rien, et toute ma vie
si peu satisfaisante sur pratiquement tous les autres plans trouve là une sorte
de sens et de transfiguration, mais souvent, c’est juste ma personne qui
suscite l’enthousiasme, et je suis contente qu’on me trouve sympa, mais je ne
suis pas non plus une extraterrestre, j’ai toutes sortes de défauts bien
humains et bien ordinaires.
Cela dit, je
pense en effet que ma venue en Russie répond à une espèce de vocation
providentielle qui va bien au delà des raisons matérielles ou politiques, et
l’on ne se dérobe pas à ce genre de choses. En même temps, comme tout le monde,
j’ai envie d’être tranquille. Etre en vue suscite des réactions positives mais
aussi de très mauvais sentiments, comme je l’ai vu lors de mon « procès de
Moscou ». Il est difficile de « partir pour le Golgotha » quand
on est un vieux machin, et et j’aimerais autant qu’il ne soit pas trop
crucifiant.
J’ai vu mon
éditrice qui est assez malade et avait du mal à parler, avec le fracas des motos devant l"isba d'en face, on ne s'entendait pas discuter. Elle m'a demandé comment je supportais cela: "Comme je peux..."
Elle est venue avec le même monsieur que l'année dernière, Victor. Il écrit comme moi ses souvenirs d’enfance, et il a les
mêmes problèmes que moi : impossible de procéder par chronologie, si on ne
veut pas faire un plat récit factuel et les souvenirs d’enfance ne sont
intéressants que lorsqu’ils s’inscrivent dans une époque, dans le destin
universel. Il m’a parlé de son oncle, un héros de la résistance, qui dirrigeait
un kholkose avec une fabrique de vin, en Crimée. Il a été arrêté par le NKVD
parce qu’il avait refusé de fournir plus longtemps en victuailles et en pinard
gratuits ses représentants locaux. Victor avait sept ans et dormait avec son
oncle. Il a senti dans son sommeil le matelas glisser sous lui. Les tchékistes
fouillaient le lit, après en avoir arraché leur proie.
Victor m’a
confirmé ce qu’avait dit Soljénitsyne, que les Allemands avaient envoyé leurs
SS en stage auprès des tchékistes. Un ami de son oncle, qui avait résisté aux
interrogatoires allemands, a craqué à celui de ces derniers et il a témoigné
contre son compagnon d’armes. Par la suite, ils ont continué à se fréquenter,
l’un pardonnant à l’autre, bourrelé de remords. « On a fait disparaître
les meilleurs et les plus courageux d’entre nous », m’a-t-il dit. En sus
de la guerre qui a le même effet, et ça continue. En ce moment, les meilleurs
hommes de Russie ne sont pas ceux qui se débraillent dans les rues de
Pereslavl-Zalesski...
Quand j’ai
raconté cela à mes locataires, Nila m’a parlé de son grand-père, lui aussi
arrêté. Dès l’enfance, il avait été stigmatisé comme le fils d’un ennemi du
peuple. Il a grandi en paria. Puis il est parti au front. Prisonnier, il s’est
échappé pour rejoindre les partisans, et il a été ensuite arrêté, comme ancien
prisonnier. A l’interrogatoire, on lui demanda de dénoncer ses amis. Mais en
tant que fils d’ennemi du peuple, il n’en avait aucun. « Mes amis, a-t-il
répondu, ce sont mes livres et mon instrument de musique ».
Aliocha et
Nila sont partis hier, ravis de leur séjour.
Mon amie Nina m’a
emmenée me baigner au lac, il n’y a pas beaucoup de fond, et beaucoup de taons,
mais l’endroit est magnifique, on dirait la mer, ou plutôt une sorte de contrée
féérique, avec les blanches constructions du monastère Nikitski et de l’église
de Gorodichtché à l’horizon, et toutes les maisons affreuses ne sont pas
visibles, c'est un peu comme si, soudain, on se retrouvait au moyen-âge, ou dans un autre monde, qui est le vrai, mais on nous en fait perdre l'habitude. Je nageais sur le dos et voyais des mouettes effilées planer dans
l’azur. Puis nous sommes allées dîner dans un café. Le premier était envahi
d’enfants braillards et effrontés dont les parents ne jugeaient pas utile de
leur dire de mettre un peu sur off, de sorte que nous avons fui dans un autre établissement ignoré des touristes, avec une déco affreuse, de faux style Western, mais
très bon, et calme. Cette année je remarque avec chagrin qu’arrive à maturité
toute une génération de Russes vulgos qui n’ont plus grand chose de russe, à
part la physionomie. Pereslavl commence à me faire penser à la Grande Motte au
mois d’août. Ioulia m’avait envoyé une annonce que j’avais prise pour une blague :
Poutine aurait signé un ukase pour faire un métro aérien qui irait jusqu’à
Pereslavl. A voir ce que Moscou nous déverse comme beaufs débridés cette année,
il faudra envisager de déménager sur la mer Blanche...
Nina, qui
n’est pas précisément complotiste, car elle ne s’intéresse pas du tout à la
politique, m’a raconté avoir rencontré, chez une amie commune, un couple très
impliqué dans les manifestations culturelles et l’aide aux enfants, aux
vieillards. Le mari est allé proposer à l’Administration de la ville
un projet de théâtre de marionnettes. On lui a ri au nez : « Pourquoi
faire ? Nous n’avons pas besoin d’éveiller les enfants, cela ne nous
intéresse pas du tout. Ce que nous voulons favoriser, c’est la populace. »
Eh bien au
moins, c’est franc. Il faut dire que la plupart des gens aux commandes sont
eux-mêmes incultes, la culture ne signifie rien pour eux, ils ont un goût
abominable et sentent d’instinct qu’une population d’abrutis leur posera moins
de problèmes que des gens cultivés et enracinés.
Beaucoup de
Russes me demandent ce que je pense des élections. Je ne peux qu’exprimer ma
consternation et mon impuissance. Un commentateur russe a dit que finalement,
pour la Russie, Mélenchon premier ministre, ce n’est pas mal, parce qu’il veut
sortir de l’OTAN et il est contre l’envoi de troupes et d’armes en Ukaine. Pour
la France, c’est catastrophique, mais qu’aurait fait Marine le Pen, qui s’est
pratiquement alignée sur tous les autres partis politiquement corrects sans en
tirer aucun avantage ? On en arrive à des abimes vertigineux de bêtise, de
haine et de vilenie. Tous ces imbéciles de castors qui « font barrage »
à un fascisme qui n’existe pas, au bénéfice d’un facho-bolchevisme de plus en
plus totalitaire et enmafiosé, c’est complètement pathétique, et il n’y a plus
rien à dire, juste à attendre le retour de bâton, qui ne leur ouvrira pas les
yeux, car ils n’en ont plus, ce sont juste de petites machines à répéter des
conneries au signal. Ils sont comme ces poissons des profondeurs qui n'ont plus qu'une gueule pour gober ce qui circule, l'absence totale de lumière rendant inutiles les organes prévus pour la percevoir. Cependant du côté de la droite, ils ne sont pas tous
lucides non plus, c’est le moins qu’on puisse dire. Je suis déroutée par la gymnastique mentale qui
consiste, par solidarité dans la détestation des Arabes, à traiter de fascistes de gauche ceux qui ne sont pas d’accord avec la
politique d’Israël, alors que si Israël
nettoie son territoire des Arabes qui y étaient depuis l’antiquité, ses agents, chez nous, ont toujours soutenu notre invasion et mis au pilori tous ceux qui s’y
opposaient. De même, ils soutiennent les Ukrainiens par haine des "soviétiques" comme si nous étions dans les années 30, alors que si quelque chose rappelle les années 30, c'est bien la mentalité de la clique de Kiev, qui n'utilise les crétins néonazis que pour éliminer la population slave orthodoxe et la remplacer éventuellement par des esclaves exotiques.
Quand les motos sont au diable et emmerdent les autres quartiers, et que la radio se tait, mon jardin devient paradisiaque. Les astilbes fleurissent, et c'est une telle merveille… La lumière chatoie à travers leurs épis vaporeux, et sur les hortensias. J'attends toute l'année cette fête si brève. Je reste sur la terrasse à contempler chaque reflet, chaque nuance, chaque fulgurance, tandis qu'autour de moi, le monde se défait, se débraille, perd toute dignité, toute noblesse, toute beauté et aussi toute miséricorde. Où allons-nous, de la sorte? Je prie saint Nicolas pour les petits enfants tombés aux mains des monstres et pour ceux dont on fait des monstres, qui poussent de travers, parce qu'ils ne reçoivent pas ce qu'ils devraient recevoir, et deviennent idiots, dans le meilleur des cas, et atroces dans le pire.
Les coins de paradis au détour des
enfers
Nous rappellent parfois que tout
n’est pas sur terre
Fichu, détruit, vendu,
Souillé, bradé, perdu.
Que tout n’est pas figé dans des
carcans de fer
Ni tout vivant plié dans le béton
sévère,
Pourvu que ce répit dure encore un
peu plus.
Car les gnomes conçus et grandis
dans le bruit,
Dans le faux, le clinquant, le vil
et le vulgaire,
Sans avoir plus accès à ces points
de lumière
Qui brillent ça et là dans
l’infernale nuit,
Souvent ne les voient pas ou
d’instinct les haïssent,
Obligatoirement salissent et
trahissent
Toute étoile venue de l’espace
oublié
Où leurs simples aïeux mettaient
tant de beauté.
Ils écrasent du pied le papillon
léger
Coupent l’arbre liquide et
frémissant d’oiseaux,
Ils traquent aussi bien le saint et
le héros,
Qu’au bois le loup furtif, ou le
renard rusé.
Tout en nous les dérange,
Ils font la chasse aux anges.
Ils n’aiment pas non plus les elfes
et les fées
Tout ce qui nous emporte au delà des
nuées.
Malgré tout, je garde espoir dans les Russes. Nina me parlait de son mari, un être matérialiste et primaire, qui ne s'intéresse qu'à ses fonctions vitales et à son compte en banque. Eh bien il trouve le moyen d'envisager la restauration d'un village du nord où il a grandi, et se rend fréquemment dans un monastère. Il est bien rare que l'équivalent français de ce nouveau riche se préoccupe de restaurer un village ou d'aller faire une retraite dans un monastère. Les plus perdus des Russes conservent encore une espèce de nostalgie de la dimension éternelle qui peut les faire basculer dans une toute autre vie.
@LaurenceGuillon
il y a 8 jours