J'ai goûté les matriochkas du pâtissier Godfroi, il ne les fait que le dimanche. Ce sont des "religieuses" arrangées à la russe. C'est très joli et très bon. J'aime beaucoup aussi ses flans au chocolat, et il fait d'excellentes viennoiseries de son invention, de la pâte à croissant caramélisée fourrée de diverse manière, gelée de framboises, lait concentré caramélisé ou gelée d'oranges. J'aime le gâteau la Forêt, le tiramisu, la fleur d'or, le succès. La tarte au citron est trop moderne pour moi. Les éclairs à première vue me semblent également trop modernes,bien que je ne les ai pas essayés. Une jeune femme russe en a pris un et m'a dit que cela ne ressemblait pas aux éclairs dont elle avait l'habitude, les éclairs russes n'ayant pas grand chose à voir avec les éclairs français, d'ailleurs. Mais ceux-ci non plus car pour moi, l'éclair français, c'est de la crème pâtissière au café, à la vanille ou au chocolat dans un truc en pâte à choux avec un glaçage au sucre. J'ai du mal à faire le goûteur de gâteaux consciencieux, car leur nombre s'accroit et le nombre de mes kilos risque de faire pareil.
Bonne nouvelle, nous aurons bientôt un cuisinier et un restau français au même endroit. C'est un copain de Godfroi, très catholique. Le gars vient de la côte d'Azur, il va avoir un choc! Ce matin tout était blanc. Cela ne tient pas trop, c'est limite, moulligasse. Finie les fleurs, la verdure et même la dorure. Une mésange est venue frapper du bec à ma fenêtre, pourtant la mangeoire est pleine. Les mésanges me connaissent, elles savent même dans quelle pièce de la maison je me trouve, mais la saloperie de Moustachon m'en a tué une, ce connard glouton et obèse.
Une jeune amie russe très profonde, Anna, m'écrit:
Hier et aujourd'hui, pas d'éléctricité; cela fait plus d'une journée. Tout le monde est parti, et je suis restée seule. Il n'y a pas de lumière, tout est sombre alentour, la chaleur vient seulement du poêle, je sais que le téléphone faiblit, je dois le mettre à recharger, mais je ne peux m'arracher au "Nom de la Rose" d'Umberto Eco, que je dévore dessus, oubliant que ce n'est pas un livre papier. Ca y est, le téléphone est mort, maintenant, il n'y a plus de lumière, plus d'Internet, plus d'eau non plus, on ne peut pas seulement se faire une tasse de thé, juste l'obscurité, le silence, le poêle et moi. Je n'ai pas sommeil, j'essaie de m'endormir avec les difficultés de l'alphabet grec, puis je vais dîner aux chandelles. J'entre sale dans un lit très propre, on a commencé à chauffer ce matin le bain de vapeur, mais on n'en a pas eu le temps, pas de lumière, pas d'eau du puits.
Ce matin, je décide de chauffer le bain coûte que coûte: j'ai pris de l'eau dans le baril d'eau de pluie, je la chauffe au gaz, je chauffe le bain. Et tout autour, c'est un délice indescriptible, une immersion complète dans le moyen âge, le silence, le vide, un paysage de Brueghel, transparent, en demie teinte, une merveilleuse solitude, l'arôme du poêle, le Nom de la Rose dans la tête.
Il n'y a pas d'électricité. C'est intéressant: en Russie toute la jeunesse de mon époque et aussi d'avant se passionnait pour le moyen âge, je veux dire précisément le moyen âge d'europe occidentale. Tout commençait pas les romans historiques, puis les romans de cour médiévaux, les épopées, la musique, les ménéstrels, le gothique, les chevaliers... Personne n'était "dingue" du Moyen Age russe. En général, ce concept n'est pas utilisé dans l'histoire de la Russie. L'ancienne Russie. Notre voie vers le christianisme, pas seulement le christianisme, l'orthodoxie! J'ai commencé par les Fioretti de saint François d'Assise. C'est arrivé comme ça. De ma part, ce n'était pas délibéré. Aujourd'hui, à la lecture du Nom de la Rose, je suis saisie d'un étrange sentiment lorsqu'on oppose un ordre à un autre, les abbayes et les évêques et les prêtres des villes, les ordres et le pape, le pape et l'empereur, les ordres s'allient à l'empereur contre le pape, plus des myriades d'hérétiques de diverses obédiences, dans lesquelles s'impliquent des simplets que les dirigeants utilisent contre le pape, puis ils les remettent à l'Inquisition pour les faire brûler. Et voilà qu'apparaît l'impression qu'il s'agit d'un autre christianisme ou même d'un jeu du christianisme. Très sérieux, requérant toutes les forces de l'âme, et sanglant. Et la scolastique, en tant que tentative pour marier la foi et la raison. Je comprends que ce livre a un auteur, il ne s'agit pas de l'histoire de l''Eglise et du postmodernisme dans leur ensemble. Il est surprenant que le personnage principal, très rationnel, comme Sherlock Holmes, rejette le mysticisme, mais le roman est incroyablement mystique. Pendant que vous laissez votre regard courir sur les lignes, vous pensez que "ceci n'est pas le christianisme", mais en levant les yeux, vous comprenez que vous avez été captivé par la métaphysique non mystique du roman et plongé dans le charme d'une sorte d'absurde christianisme de l'Europe occidentale médiévale. Une bibliothèque et un scriptorium valent quelque chose. J'ai besoin de lire plus avant. Par conséquent hier, en l'absence d'électricité et de téléphone, j'ai songé à l'addiction mortelle à Internet!
Anna est une des personnes les plus intéressantes que je connaisse ici, et cette lettre m'a captivée. Plus que le Nom de la Rose lui-même, d'ailleurs, mais je l'ai lu il y a très longtemps, et elle m'a donné envie de le relire. A l'époque, j'avais pensé que "ce n'était pas ça le christianisme", et aussi que l'auteur, très érudit, n'était certainement pas croyant, mais c'était sans doute aussi parce que, étant complètement passée à côté du christianisme occidental, et m'étant intéressée dès mon adolescence au christianisme oriental, j'ai été spirituellement formée par ce dernier, et j'ai ressenti l'univers du Nom de la Rose comme quelque chose qui m'était profondement étranger.
Dans mon enfance, ma jeunesse, bien que très sensible à nos églises, villages et châteaux du Moyen Age, je n'en ai pas été "dingue", parce que j'ai été passionnée par l'antiquité grecque païenne, et j'ai débouché sur Constantinople et la Russie, c'est-à-dire l'orthodoxie. L'ancienne Russie me semblait un condensé de christianisme orthodoxe et d'univers païen nordique vaguement scandinave, avec une sorte de simplicité barbare et d'enthousiasme enfantin qui m'étaient proches.
Il me semble souvent que les gens du Moyen Age chez nous n'étaient pas si éloignés de leurs contemporains de l'ancienne Russie. Mais en fait, en lisant la lettre d'Anna, je me rends compte que si, quand même. D'ailleurs les visées conquérantes des chevaliers teutons, les tentatives de conversion opérées par la papauté auprès d'Alexandre Nevski, le sac de Constantinople par les croisés, tout cela, c'est le XII° siècle...
On croit souvent de part et d'autre qu'il n'y a pas de grande différence entre les branches catholique romaine et byzantine du christianisme depuis le schisme, mais cette lettre d'Anna me confirme dans l'idée que si. Au moment de ma conversion, quand j'étais étudiante, j'allais beaucoup au cinéma, et je me souviens avoir vu à peu près au même moment Andreï Roubliov de Tarkovski et le Septième Sceau de Bergman. Il me semble que si l'on compare ces deux films, qui se passent plus ou moins à la même époque, ces différences deviennent très sensibles. Bien entendu, Umberto Eco, Bergman et Tarkovski sont tous des gens du XX° siècle qui parlent du Moyen Age et peuvent projeter sur lui le reflet de notre présent. Mais ils en sont tous les trois les héritiers par leur culture. Et c'est dans le film de Tarkovski que je me suis reconnue, c'est en lui que j'ai trouvé une nourriture spirituelle. C'est certainement des trois celui qui a d'ailleurs le moins de distance par rapport à l'époque concernée.
Que les Russes aient une fascination pour le Moyen Age européen, on peut le comprendre, dans la mesure où on leur répétait sans arrêt que leur pays ne valait rien avant 1917, comme on répète d'ailleurs aux Français qu'avant 1789 c'était les ténèbres. Et puis notre Moyen Age est tout à fait féerique et attirant, il a engendré toute une littérature, il était certainement d'ailleurs plus facile à vivre que celui des Russes, avec des moeurs plus douces, plus raffinées, des relations entre hommes et femmes plus équilibrées. Pourtant, ce que décrivent Bergman ou Umberto Eco me parait en fin de compte beaucoup plus sombre que ce que montre Tarkovski. C'est le reflet aussi, sans doute, de ce que pensent les contemporains occidentaux du Moyen Age. En particulier, la manipulation des simplets par les grands de ce monde, la plupart des Français sont persuadés que les foules abruties du Moyen Age étaient endoctrinées par des gens qui ne croyaient pas à ces fadaises mais usaient de l'opium du peuple pour arriver à leurs fins. Ce qui est en réalité ce qui se passe aujourd'hui avec les idéologies à la mode, la presse qui les diffuse et les oligarques qui tirent les ficelles. Au Moyen Age, je ne dis pas que l'on ne manipulait pas et qu'on ne commettait pas de crimes politiques, mais je suis personnellement persuadée que tout le monde croyait aux "fadaises", l'empereur, le pape, les ordres, et le simplet, ou au moins se prenait au jeu, ce jeu "sérieux, requérant toutes les forces de l'âme, et sanglant."