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samedi 29 octobre 2016

Jour de neige et de brouillard







L'église de la sainte Trinité




Olga Kalashnikova m’a proposé d’aller faire une expédition photo dans des endroits pittoresques, car il neigeait dru, ce qui conférait aux paysages un intérêt particulier. En arrivant à la rivière Troubej, j’ai vu sur la rive opposée, dans un demi jour vibrant de flocons, se déplacer une mariée toute en blanc, sous son voile, avec son époux en costume foncé, ils avançaient pareils à des fantômes, dans ce monde hivernal. D’après Olga, la coutume locale veut que le mari porte la mariée tout le long du pont qui franchit la rivière.
En chemin, Olga nous faisait écouter un disque d’accordéon musette : la mer qu’on voit danser le long des golfes clairs… surréaliste d’entendre cela par les rues de Pereslavl brouillées par la neige et le crépuscule précoce.
Nous nous sommes arrêtées sous le monastère Goritski, un endroit où j’ai souvent dessiné quand j’ai découvert Pereslavl en 99. Mais presque toutes les jolies maisons qui accompagnaient les remparts du monastère et ses coupoles ont été remplacées par des monstres de plusieurs étages mal fichus. Ces gens-là croient-ils que les peintres auront encore envie de peindre leurs affreuses bâtisses ?

Olga
Je me souviens d’une isba particulièrement jolie, près de l’entrée du monastère. Le fronton en était orné d’une poule et d’un coq sculptés et peints. La petite vieille qui habitait là, et qui avait de beaux yeux très bleus, m’avait expliqué que ces sculptures étaient l’œuvre de son mari et les représentaient tous deux, lui le coq, elle la poule. Je n’ose pas retourner à cet emplacement de peur de voir cette merveilleuse petite maison remplacée par un machin prétentieux.
Nous avons fait halte au bord d’une rivière, dans la forêt, la neige soulignait tous les reliefs d’une lumière sans éclat, sur les sombres ramures, à la lisière des berges où l’eau commençait à geler. Les roseaux balançaient au vent glacial de petites mains blanches et crispées. L’atmosphère était sévère et magique, mystérieuse, envoûtante.
Puis nous sommes allées du côté de Koupanskoïé, près du musée du chemin de fer, où se dresse une église neuve, en bois, consacrée à la sainte Trinité. Dans cette grisaille, les herbes semblaient balancer des fleurs immaculées et glaciales, je voyais se déployer des rangées de présences oscillantes, d’anges suspendus. Les arbres se perdaient dans la brume neigeuse, où des reflets encore dorés se fanaient ça et là.
A Koupanskoïé, beaucoup de très jolies isbas se conservent encore, et cela donne au paysage une toute autre allure, elles ne s’imposent pas, elles accompagnent les accidents du terrain, elles nous mènent doucement jusqu’à l’église comme une double rangée de paysannes parées pour une fête.
Au retour, Olga m’a invitée dans un restaurant du coin pour prendre le thé, elle m’a offert une bouteille d’hydromel. Les gâteaux étaient très bons, nous avons beaucoup parlé, de l'éducation des enfants, de la très mauvaise influence de l'ordinateur sur leur développement et leur psychisme, de la mutilation grave que représente pour l'âme de nos contemporains la rupture de la transmission du patrimoine culturel et des savoirs faire populaires. 

Le royaume mystérieux de l'hiver se découvre


Des emportements dans le silence


Au delà des tristes pensées

Chemin vers la solitude altière

Deux présences

Défilé angélique
L'église



Un pin face à l'espace

Mon petit chien adore la neige
Photo d'Olga Kalashnikova

Le pêcheur russe ne se laisse pas arrêter par les intempéries





vendredi 28 octobre 2016

Une féerie que la modernité assassine, ou Pereslavl Zalesski vu par Olga Kalashnikova

Avril à Pereslavl par Olga Kalashnikova. C'est une vue de la Belle Place, avec l'église de la Transfiguration où a été baptisé Alexandre Nevski. Une vue merveilleuse, dont on ne voit plus aujourd'hui que des fragments.

Kostia m’a emmenée acheter du matériel. J’ai vu une belle isba, très joliment décorée, et en bon état, mais elle était guettée par un gros monstre en blocs grisâtres qu’on a construit juste derrière elle, afin de la détruire lorsqu’il sera terminé. J’ai dit à Kostia : «Vous comprenez que toutes ces maisons qui disparaissent et sont remplacées par des horreurs, c’est la mémoire de vos ancêtres et c’est la référence de la beauté qui se perdent ? Les enfants grandiront au milieu de trucs affreux, leur âme en deviendra difforme.
- C’est juste, m’a-t-il répondu, c’est pourquoi j’emmène les miens en vacances en Grèce, pour qu’ils voient de la beauté.
- Mais c’est justement ce qui ne va pas en Russie, Kostia. Les gens saccagent leur pays sans aucun état d’âme et vont ensuite en Europe se rincer l’œil sur des cités ou des paysages préservés, ne serait-il pas opportun de respecter votre propre héritage, votre culture originale et unique ? »
- Ah mais que voulez-vous, il faut du temps pour ressusciter ce que nous avons perdu il y a 90 ans… »
Et nous, c’est maintenant que nous allons le perdre. La Russie, en 1917, était à la veille de sa plus grande catastrophe, et exactement un siècle plus tard, nous sommes à la veille de la nôtre. Si nous pouvions voir telle qu'elle était toute la beauté du monde que nous avons ravagé en l'espace de deux siècles, nous en hurlerions de détresse. Ce monde vit encore dans chacune de mes cellules, d'une façon mystérieuse, et le tort qu'on lui cause me blesse constamment.
Le père Parfionov m'a fait parvenir un de ses beaux pastels par une’amie, Olga Kalashnikova. J’aime beaucoup ses tableaux. On y voit le Pereslavl que j’ai connu, avant les promoteurs, les vacanciers et les palais de plastique à plusieurs étages. Elle m’a emmenée dans le vieux Pereslavl, voir une église toute neuve qui a l’air d’avoir toujours été là, puis celle des quarante martyrs de Sébaste, à l’embouchure de la rivière Troubej. Il faisait malheureusement trop sombre pour faire des photos de ce paysage d’eau dormante, d’arbres nus, de ciel moiré et de lueurs électriques éparses et fantasmagoriques.
Nouvelle église dans la vieille ville par Olga Kalashnikova

J’ai pris le thé chez elle, nous nous sommes entendues comme larrons en foire. Je m’aperçois avec consternation que j’ai du mal à parler russe, cela me fatigue et j’ai parfois du mal à construire certaines phrases, je ne me souviens plus de l’accentuation, des mots m’échappent.
Olga a fait de magnifiques champignons en pâte à sel et en papier mâché, ce qu’elle appelle des portraits de champignons. On les dirait vivants, car elle a posé directement les bandelettes de papier encollé  sur les spécimens fraîchement cueillis. Disposés dans une corbeille avec des feuilles mortes, c’est extrêmement joli. Mais elle n’a pas voulu de photos, car elle voudrait mettre ses productions en scène elle-même.

Passage Taïnitski par Olga Kalashnikova.  Cet équilibre entre ces maisons modestes, ces églises féeriques, ces végétations capricieuses est désormais rompu par des constructions prétentieuses, lourdes, disparates, et le désastre se produit à toute vitesse.














jeudi 27 octobre 2016

Première neige





Rouslan m’a parlé du lac de Plechtchéïevo qui aurait un double fond. Pendant une certaine période, comme en ce moment, le lac perd de sa surface et de sa profondeur, et soudain, à travers le gouffre placé en son centre, de l’eau afflue depuis le second lac souterrain, et moi qui suis à deux kilomètres, je pourrais me retrouver avec de l’eau au bout du jardin ou presque.
Il m’a parlé aussi des systèmes de souterrains qui reliaient les monastères et bâtiments publics ou princiers les uns aux autres, comme du reste à Moscou. D’après lui, Pereslavl est une ville pleine de mystères. Je vois qu’il brûle de m’entretenir de ce genre de choses, au désespoir de son ouvrier qui aimerait bien le voir s’intéresser davantage aux tuyauteries…
Toute l’équipe considère qu’une maison avec le gaz et l’eau est le summum de ce qu’on peut trouver. Et la mienne a ce soir le chauffage et l’eau, seulement froide, car il faut encore relier le chauffe-eau à son aération, mais de toute façon, je n’ai pas encore de douche. Le chauffage arrive bien, car il fait 0°, il vente et il neigeote, un saupoudrage blanc qui ne tient pas vraiment.
Kostia m’a dit que les gens, ici, aimaient bien la culture, ceux qui écrivent, chantent ou dessinent. Rouslan apprécie un de mes tableaux, retrouvé chez le père Valentin, qui est une illustration d’un vers spirituel des cosaques Nekrasovtsi « la mer océane ».
En France, j’ai toujours eu des plombiers ignobles, c’est la première fois que j’ai un beau plombier intelligent et charmant qui connait des tas de choses.
Une cliente du café la Forêt m’a dit que je pouvais avoir confiance en Kostia, que c’était un type bien, « nach tcheloviek » !
En allant à ce café, pour échapper au chantier et parce que je ne pouvais utiliser la cuisine, j’ai vu une maison qui ne me paraît pas être un musée et qu’une personne de goût fortunée a édifié dans le style des palais du XVI° siècle russe. Pourquoi, quand on a de l’argent, faire un affreux château Disneyland au lieu de s’inspirer de son architecture ancestrale ? De même, à Krasnoïé, un type s’était fait construire une « ousadba » du XIX° siècle. Mais on peut aussi envisager du contemporain qui ne violerait pas brutalement le style du pays, son paysage et ses églises.
La jeune femme du café appelle les châteaux américains des nouveaux riches des monuments à la vanité.
Ce pourrait être le palais d'un boïar du XVI° siècle, seul le toit n'est pas conforme, mais la tôle choisie est brune et discrète. Et il y a une boîte aux lettres sur la porte! 


La mer océane:



Sur la mer océane,
Sur l'écume blanche plane
Une longue roche grise
 où se dresse une belle église

Une longue roche grise
Où brille une belle église
Dans l'église tout doré 
Un autel bien éclairé

Sur l’autel éclairé
Un évangile est posé
Le relisent ces deux anges
Ces trois lumineux archanges

Le lisent deux anges
Ces trois lumineux archanges
Amèrement devant eux
Sanglote la Mère de Dieu

Sainte Mère Marie
Ne pleure donc pas ainsi
Ah comment ne pas pleurer
Quand mon Fils on a crucifié

Comment ne pas pleurer
Quand mon Fils meurt crucifié?
D'épines on l'a couronné
De vinaigre on l'a communié...

Ne pleure pas ainsi
Notre sainte Mère Marie
Il s'en va ressusciter
De l'enfer, il va remonter.

Il s'en va ressusciter
De l'enfer remonter
Et l'hymne des chérubins
Nous lui chanterons tous demain

Alléluia, notre Dieu gloire à Toi
Alléluia, notre Dieu gloire à Toi.







mercredi 26 octobre 2016

Un coup pour pas grand chose

Près de l'église du Christ Sauveur, dynamitée par les soviétiques pour faire une piscine, reconstruite ensuite "à l'identique" selon la conception de Loujkov, c'est-à-dire forcément pas pareil, et assez kitsch, mais de loin, l'effet n'est pas trop mal.

Je suis partie pour Moscou, afin de récupérer une lettre recommandée arrivée chez mon père spirituel, et de prendre mon premier cours auprès de Dmitri Paramonov, le roi des gousli.
Les cours de gousli ont lieu dans un palais du XVII° siècle, au cœur du vieux Moscou. On y parvient par le pont du Patriarche, une passerelle qui part de l’église du Christ Sauveur, avec vue d’un côté sur le Kremlin et de l’autre sur la fabrique de confiseries «Octobre Rouge » et le monument vraiment monumental dressé à Pierre le Grand par le sculpteur Tsereteli.
Beaucoup d’intellectuels moscovites pensent que ce monument est une horreur. Mais malgré mon peu d’affection pour Pierre le Grand, et mon peu d’enthousiasme pour Tsereteli, ce machin me semble conférer au quartier une dimension fantastique, et le peintre Alexandre Chevtchenko l’a si souvent représenté sur ses toiles que je ne peux plus imaginer ce coin sans lui.
C’est un peu comme la Tour Eiffel, elle est moche mais on s’y attache. Il y a pire.
Le monument à Pierre le Grand

En arrivant dans le palais, j’apprends que Paramonov est malade et a reporté la séance. C’est une situation que j’ai déjà connue par le passé, mais je ne venais pas de Pereslavl Zalesski.
D’autre part, Xioucha a paumé la lettre recommandée, ce qui aurait très bien pu m’arriver, mais du coup, je suis venue pour rien.
Enfin si. J’ai vu Xioucha et fait du tourisme dans le centre de Moscou. Et puis je suis allée acheter de quoi peindre et dessiner dans un grand magasin de fournitures pour artistes.
J’ai rejoint le lendemain Zoïa, qui vient chercher toutes les semaines son fils handicapé, et elle m’a ramenée. Elle est d’une extrême gentillesse.
Cela m’a permis de rapporter un carton à dessins dans lequel j’ai retrouvé un tableau presque fini que je pourrai offrir à Olga. Il était resté en rade chez mon père Valentin. Que n’ai-je pas semé derrière moi au cours de ma vie vagabonde… J’aimerais bien ne plus bouger jusqu’au grand départ, où je n’aurai plus à me préoccuper de mes diverses épaves.
Il fait très froid, aux alentour de 0°, avec un vent agressif qui sent la neige. Rom a répondu à mes appels par des miaulements désespérés. A mon avis, il est resté dehors pendant toute mon absence, car il a peur des ouvriers, il a peur de tout le monde. C’est mon pauvre Français dans la tourmente. J’ai cru qu’il n’allait pas rentrer, mais il a dû se faufiler dans la cave pendant que je l’appelais, il est ressorti quand les ouvriers sont partis.
Il fait 11° dans la cuisine, j’ai sorti les bottes de feutre et le poncho péruvien.

Les nouvelles de France m’affligent profondément. Et la propagande russophobe hystérique et parfaitement mensongère que vomit notre classe politico-médiatique infâme.
Le Kremlin depuis la passerelle
Le monument à Pierre le Grand et la fabrique Octobre Rouge par Alexandre Chevtchenko

lundi 24 octobre 2016

Un peu de soleil dans l'eau froide





Canards sur le lac et le monastère Nikitski, au loin
Soleil radieux à en devenir euphorique. Tout est transformé, les herbasses du jardin deviennent des ornements dorés qui se balancent au vent (glacial), les feuillages des bouleaux étincellent sur le ciel bleu, et par moments, je pense au midi et au mistral. J’ai passé la journée à me promener et le soleil chauffait presque. J’ai trouvé des aquarelles Léningrad et des pastels gras de fabrication russe, et je suis allée dessiner au bord du lac. J’ai vu encore quelques jolies maisons, modestes et colorées, parmi les gros monstres. Sur la plage, j’ai rencontré un couple, Sergueï et Zoïa. Sergueï est camionneur sur de longues distances. Ils m’ont tout de suite conviée à une chachlik partie, et Zoïa m’a proposée de me prendre en voiture mercredi pour me ramener de Moscou à Pereslavl.
Puis une petite vielle édentée aux yeux très bleus est venue me dire qu’elle aussi dessinait tout ce qu’elle voyait chez elle.
Au retour, j’ai croisé un troupeau de chèvres et discuté avec leur patronne. Je sais qu’Olga la connaît et qu’elle s’appelle Nadia. Le monde de Pereslavl est très petit. Tout le monde se connaît.
Gelée blanche, pellicule de glace en formation sur la rivière Troubej. Il a fait -7 cette nuit.

petit kiosque près du lac

D'après la vielle, cette église est consacrée à saint Nicolas

Le lac dans toute sa grandeur
 
Nadia et ses chèvres.



dimanche 23 octobre 2016

La manière noire



Un étang près de chez moi

Il me semble être partie depuis au moins six mois, tellement j’ai changé de monde, je pense avec affection et nostalgie à Cavillargues, à mes orthodoxes, à ma famille, aux magnifiques promenades quotidiennes dans la lumière et la beauté du midi, mais je ne regrette pas, car je me sens en paix avec moi-même, et en phase avec le milieu où je suis.
Ce matin, je suis quand même retournée chez le père Dmitri, qui a fait aujourd’hui deux sermons, un après l’évangile, et l’autre à la fin de l’office, racontant la vie de tous les saints célébrés au cours de la semaine à venir, comme s'il les avait personnellement connus. Son sermon partait de la compassion, de la solidarité, exprimée par le passage de l’évangile où le Christ ressuscite le fils de la veuve, et aboutissait à l’iconographie, en passant par la foi et le repentir, c’est un prêtre intarissable. A propos de l’iconographie, il a dit : «Un enfant ne dessine pas ce qu’il voit, il dessine ce qui est important pour lui. Dans les icônes, nous peignons ce qui est important. Les icônes nous regardent depuis l’au-delà et reflètent le mystère de toutes choses mieux que n’importe quelle peinture réaliste et académique. » Je ressentais de la paix et de la joie. Une petite fille de quatre ans chantait avec enthousiasme, sa petite voix perçante et très juste voletait au dessus de celles du chœur, dirigé par Olga. Elle connaissait tout le symbole de Nicée, et beaucoup de répons.
Au moment de la communion, un type d’une quarantaine d’années m’a glissé : «Vous me donnez quelque chose pour acheter du pain ? » Il avait l’air d’avoir honte, je lui ai donné.
L’église  du père Dmitri est ornée de très belles icônes contemporaines, et le mobilier en est bien choisi, simple, et les chants aussi sont simples et beaux. A la fin de l’office, je suis allée vénérer la croix et lui baiser la main et il m’a embrassée et accueillie comme l’enfant prodigue, en m’invitant à sa table et en me demandant où j’étais passée. «J’ai essayé plusieurs fois de vous appeler, votre numéro ne marchait plus, mais je n’ai pas cessé de prier pour vous. »
A table, après la soupe, les pirojkis, les salades composées et le petit verre de vin doux, il a déclaré aux paroissiens présents : « Laurence, notre paroissienne française nous est revenue. Pour longtemps, j’espère ? Peut-être pour toujours ?
- Si on ne me chasse pas, oui, j’ai l’intention de rester…
- Mais même si l’on voulait vous chasser, nous ne vous laisserions plus partir ! »
Moi qui n’étais pas sûre qu’il arrivât à me reconnaître…
D’après le plombier Rouslan, le père Dmitri a tout un espace dans son église pour donner des concerts, et il s’intéresse beaucoup au folklore, ce que je savais déjà. Il doit être possible d’organiser des choses avec lui, de faire venir les cosaques, ou des joueurs de gousli et de balalaïka.
Pour l’instant, les gens du cru me conviennent parfaitement. Je ne ressens pas la nécessité d’un public plus choisi, de relations moscovites. Je me sens dans mon élément.
Le soleil étant revenu, je suis allée me promener avec mon chien dans la direction du lac, et j’ai fini par le trouver, mais il n’était pas encore très accessible de ce côté. Finalement, Kostia m’a montré comment parvenir à la plage de la ville, un endroit idéal pour aller rêver devant l’espace bleu. Puis je suis allée chez Olga, en traversant d’immenses ondulations de terre parcourues d’herbes sèches et de bouleaux transis, dans les vestiges dorés de leur fête automnale. Sa mère, Anastasia, une grand-mère en fichu encore belle et très digne, m’a accueillie avec un sourire timide et m’a brusquement saisie dans ses bras. Olga préparait des varenniki au fromage de ses chèvres, pour ma venue, et m’a montré comment on les faisait. Puis nous les avons mangés, avec de l’infusion de sorbes, avant de passer à l’étuve. On m’a prévenue qu’elle était « à la manière noire », c’est-à-dire que la fumée ne s’évacue pas par un conduit, et que la pièce est noire de suie. Je suis entrée dans la délicieuse chaleur d’une cabane ténébreuse où nous étions  nues comme des sorcières, dans la faible lueur d’une seule lampe, à transpirer sur une serviette. Nous nous sommes fait un gommage avec du marc de café, et nous nous sommes fouettées avec des branches de bouleaux. Puis nous nous sommes aspergées d’eau plus ou moins froide, à notre convenance. On sort de là bien mieux récuré qu’après un bain ou une douche, et merveilleusement détendu.
A l’issue de ces procédures, nous sommes allées nous étendre dans l’isba, manger à nouveau des varenniki et boire du vin de groseille fabrication maison : outre qu’il est plein de vitamines, il est excellent pour le cœur, car il dilate les vaisseaux et favorise la circulation du sang. On met un volume de fruits pour un volume d’eau, une livre de sucre et on laisse fermenter, avec un gant de chirurgie enfilé sur le couvercle : tant que le gant reste gonflé et dressé, c’est que le processus n’est pas fini.
Olga et sa mère ont deux chèvres, un potager et vivent presque en autarcie. En hiver, tout le monde se replie dans une seule pièce, celle où se trouve le poêle russe.
Elles m’ont reçue avec une immense gentillesse. Kolia l’électricien m’a raccompagnée. Le ciel était plein d’étoiles et je ne les avais pas revues depuis ma terrasse de Cavillargues, quand je dormais sur mon hamac par les nuits du mois d’août.
Comme Olga se désole de ne pas avoir un seul tableau chez elle, je lui ai promis de lui en faire un.

Apparition du lac
Ma rue

Une trouée de lumière

Ma maison se couvre de planches. Un taxi a trouvé la couleur sensationnelle.
On la voit de loin.




samedi 22 octobre 2016

L'insensibilité de pierre





Ma maison dans son état actuel


J’ai des problèmes de chauffage et d’eau, visiblement, les tuyaux n’avaient pas servi depuis cent ans, cela s’écoule mal. Le plombier propose de mettre une pompe. Dans la cuisine, l’eau ne coule plus. Tout le monde me dit que cela va très bien s’arranger. Bon…
J’ai demandé au plombier s’il connaissait des bains de vapeur décents où je pourrais aller. «Pourquoi voulez-vous attraper des champignons ? Je vais demander à Olga, elle dirige le chœur de l’église saint Syméon le Stylite, et elle vous fera profiter de  son étuve, elle est très hospitalière, elle vit à la campagne, elle a des chèvres… »
Il s’avère qu’Olga est la sœur de mon électricien, et c’est elle qui est venue peindre des planches avec lui et qui m’a saluée hier en français. En plus de diriger le chœur de l’église, c’est une passionnée de folklore, elle chante des chants traditionnels. Nous avons parlé de tout cela avec le plombier, de mes amis folkloristes et des possibilités d’organiser des concerts ou des rencontres, car le chant populaire, c’est l’âme de la Russie. Comme je lui disais que peu d’intellectuels russes semblaient comprendre l’importance de cet art collectif extraordinaire, il m’a répondu avec sa douce ironie : «Les intellectuels ont un problème, ils ont plus de cerveau que de cœur, d’un point de vue religieux, cela s’appelle l’endurcissement du cœur, l’insensibilité de pierre, "délivre-moi de l'insensibilité de pierre".
- Je sais, mais justement, je ne suis pas du tout comme cela, j’aime ce qui est lyrique, vivant, et m’attache à l’indicible, c’est mon tempérament archaïque.
- Mais non, mais non, ce n’est pas être archaïque que d’être spirituellement éveillé ! »
De là, nous en sommes arrivés aux contes d’Andersen, dont nous sommes l’un et l’autre de fervents admirateurs, et je ne rencontre pas souvent quelqu’un capable d’en comprendre la profondeur du message : «Vous vous souvenez, me dit-il, des morceaux du miroir diabolique qui gèlent le cœur des gens et leur font tourner toutes choses en dérision ? »
Si je m’en souviens ! Je n'ai cessé toute ma vie d'y penser, ainsi qu'à la petite sirène, qui souffre les mille morts pour gagner l'amour du prince et ne l'obtenant pas, reçoit l'âme immortelle dont elle était privée.
Kostia a demandé au plombier pourquoi il ne voulait pas poser pour mon blog : «C’est parce qu’elle m’a dit que j’étais un plombier philosophe ! » Philosophe n’est pas pour lui un compliment. En effet, et il n’est pas philosophe, il est juste russe.
Quand je vois ce qu’écrivent certains intellectuels russes sur Facebook, je préfère nettement mon plombier, ou le jardinier Igor qui me font déboucher dans quelque chose de vrai et de substantiel,  là où les autres se noient, comme les nôtres dans un verbiage à côté de la plaque, selon l’expression de Céline,  « ils branlent l’accessoire et négligent l’essentiel ». A Moscou, les amis que je fréquentais avant mon départ, passaient plus de temps à chanter qu’à tenir des discours intelligents, mais quand ils parlaient, cela valait le coup d’être écouté, et j’espère les revoir bientôt. Quand à ma bande de peintres, qui ne se prennent pas du tout au sérieux, ils voient la vie avec des yeux d’enfants, avec une naïveté, une fraîcheur et un humour révélateurs de ce qu’elle a de plus profond, merveilleux et mystérieux. C’est cela qu’il me faut. C’est cela pour moi, la Russie. Les autres peuvent aller aussi bien à Paris ou à New York, ils ne sont déjà plus de nulle part, et ce qu'ils me proposent, je l'avais déjà à la maison.
Donc demain soirée bain de vapeur chez Olga. Rien de tel que la vapeur brûlante pour oublier le temps sinistre. Des flocons commencent à tournoyer sous le ciel invariablement couvert.