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samedi 22 octobre 2016

L'insensibilité de pierre





Ma maison dans son état actuel


J’ai des problèmes de chauffage et d’eau, visiblement, les tuyaux n’avaient pas servi depuis cent ans, cela s’écoule mal. Le plombier propose de mettre une pompe. Dans la cuisine, l’eau ne coule plus. Tout le monde me dit que cela va très bien s’arranger. Bon…
J’ai demandé au plombier s’il connaissait des bains de vapeur décents où je pourrais aller. «Pourquoi voulez-vous attraper des champignons ? Je vais demander à Olga, elle dirige le chœur de l’église saint Syméon le Stylite, et elle vous fera profiter de  son étuve, elle est très hospitalière, elle vit à la campagne, elle a des chèvres… »
Il s’avère qu’Olga est la sœur de mon électricien, et c’est elle qui est venue peindre des planches avec lui et qui m’a saluée hier en français. En plus de diriger le chœur de l’église, c’est une passionnée de folklore, elle chante des chants traditionnels. Nous avons parlé de tout cela avec le plombier, de mes amis folkloristes et des possibilités d’organiser des concerts ou des rencontres, car le chant populaire, c’est l’âme de la Russie. Comme je lui disais que peu d’intellectuels russes semblaient comprendre l’importance de cet art collectif extraordinaire, il m’a répondu avec sa douce ironie : «Les intellectuels ont un problème, ils ont plus de cerveau que de cœur, d’un point de vue religieux, cela s’appelle l’endurcissement du cœur, l’insensibilité de pierre, "délivre-moi de l'insensibilité de pierre".
- Je sais, mais justement, je ne suis pas du tout comme cela, j’aime ce qui est lyrique, vivant, et m’attache à l’indicible, c’est mon tempérament archaïque.
- Mais non, mais non, ce n’est pas être archaïque que d’être spirituellement éveillé ! »
De là, nous en sommes arrivés aux contes d’Andersen, dont nous sommes l’un et l’autre de fervents admirateurs, et je ne rencontre pas souvent quelqu’un capable d’en comprendre la profondeur du message : «Vous vous souvenez, me dit-il, des morceaux du miroir diabolique qui gèlent le cœur des gens et leur font tourner toutes choses en dérision ? »
Si je m’en souviens ! Je n'ai cessé toute ma vie d'y penser, ainsi qu'à la petite sirène, qui souffre les mille morts pour gagner l'amour du prince et ne l'obtenant pas, reçoit l'âme immortelle dont elle était privée.
Kostia a demandé au plombier pourquoi il ne voulait pas poser pour mon blog : «C’est parce qu’elle m’a dit que j’étais un plombier philosophe ! » Philosophe n’est pas pour lui un compliment. En effet, et il n’est pas philosophe, il est juste russe.
Quand je vois ce qu’écrivent certains intellectuels russes sur Facebook, je préfère nettement mon plombier, ou le jardinier Igor qui me font déboucher dans quelque chose de vrai et de substantiel,  là où les autres se noient, comme les nôtres dans un verbiage à côté de la plaque, selon l’expression de Céline,  « ils branlent l’accessoire et négligent l’essentiel ». A Moscou, les amis que je fréquentais avant mon départ, passaient plus de temps à chanter qu’à tenir des discours intelligents, mais quand ils parlaient, cela valait le coup d’être écouté, et j’espère les revoir bientôt. Quand à ma bande de peintres, qui ne se prennent pas du tout au sérieux, ils voient la vie avec des yeux d’enfants, avec une naïveté, une fraîcheur et un humour révélateurs de ce qu’elle a de plus profond, merveilleux et mystérieux. C’est cela qu’il me faut. C’est cela pour moi, la Russie. Les autres peuvent aller aussi bien à Paris ou à New York, ils ne sont déjà plus de nulle part, et ce qu'ils me proposent, je l'avais déjà à la maison.
Donc demain soirée bain de vapeur chez Olga. Rien de tel que la vapeur brûlante pour oublier le temps sinistre. Des flocons commencent à tournoyer sous le ciel invariablement couvert.






vendredi 21 octobre 2016

Une femme d'un intellect supérieur






2 petits degrés mais toujours des pêcheurs
sur le bord de la rivière Troubej
Toujours le couvercle gris. Emmanuelle m’envoie la photo d’un lever de soleil sur le Ventoux, depuis sa fenêtre de Saint-Pons-la-Calm. Je suis allée hier faire les courses dans mon petit magasin de fruits et légumes, par les rues défoncées et boueuses, où se succèdent les masures, les isbas et les « cottages » plastifiés, mon chien est déjà célèbre dans le quartier. J’ai été suivie par une humble petite chienne affamée qui doit avoir dans les six mois, et je suis allée acheter de la viande, au cas où je la verrais passer. Je suis pratiquement végétarienne, mais quand je vois ces chiens affamés et les croquettes industrielles que je file à ma ménagerie, je me demande si cela est bien cohérent. Tous ces animaux prolifèrent, personne ne s’occupe de les recueillir ou de les opérer pour arrêter de perpétuer la misère. Beaucoup de gens trouvent inhumain de stériliser les animaux, mais de les laisser crever de faim, de les abandonner ou de les distribuer à n’importe qui ne pose pas de problème de conscience. Les chiens sont souvent à l’attache. Cela les rend complètement dingues, ce qui est bien compréhensible.
En arrivant ici, j’ai eu une crise de désespoir à la pensée des longues semaines de travaux qui m’attendaient. Elles ont été précédées des longues semaines de pré déménagement et de déménagement. C’est une bonne chose que la maison me plaise, cela me donne un peu plus d’enthousiasme pour supporter cela.
Il me faut aussi m’occuper des questions de permis de séjour, tout un processus. Gilles l’a fait à Iaroslavl, où il y a moins de demandes et où il était le premier Français à faire la démarche de mémoire de fonctionnaire local. Kostia met en branle son réseau. Le réseau est une chose importante, ici.
Quand j’ai régularisé ma situation à la Sberbank, la Caisse d’Epargne russe, une administratrice est venue contempler mon passeport français, parce qu’elle n’en avait encore jamais vu de sa vie.
J’aimerais pouvoir recommencer à écrire, dessiner, faire des balades. Il me faudrait un vélo car les marches à pied me déclenchent des crises d’arthrose. L’hiver, le vélo ne sera plus envisageable, encore m’a-t-on dit qu’il existe des pneus neiges pour le vélo, mais je craindrais un peu la chute, bien qu’elle puisse être amortie par les congères !
Au café français, une jeune femme m’a posé des questions sur la France et m’a dit que lorsqu’elle était allée en Allemagne, elle avait cru se trouver en Turquie, et que sans être particulièrement raciste, on aimerait bien trouver des Allemands quand on va en Allemagne.

A mon retour, la fille qui travaille ici, en ce moment, avec son frère, m’accueille en me lançant en français : «Comment ça va ? » Le livreur qui a apporté les planches hier lui a confié à mon propos, avec admiration : « Oh, c’est une femme qui semble avoir un intellect tout à fait supérieur, elle a vraiment très bien su m’expliquer comment trouver sa rue ! » Dévoré de curiosité, il lui a posé des tas de questions sur mon compte, auxquelles elle a répondu qu’elle me connaissait très peu, qu’elle était juste venue travailler !
Comme j'évoquais le climat, elle me dit: "Oh mais il ne fait pas froid, chez nous, c'est fini, souvent même, on attend la neige en décembre et on voit arriver la pluie... L'année dernière, quelle température avons-nous eue? Moins vingt-quatre à tout casser...
- Moins vingt-quatre? Eh bien... Ce n'est déjà pas si mal!
- Pensez-vous! Chez nous, ce qui est normal, c'est moins trente-quatre! Moins vingt-quatre, c'est déjà l'Afrique..."

Ici, l'hiver, on mange des kakis, venus du Caucase ou du sud de la Russie.
C'est plein de vitamines, et délicieux, comme si on mangeait de la confiture.
Chez nous, plein de jardins ont des plaqueminiers, mais personne ne mange les
kakis.


J'ai acheté cette casserole émaillée au design soviétique, que je trouve si jolie
que je vais la garder en déco.



mercredi 19 octobre 2016

La cuisine tant attendue...

Presque terminé, j'ai pu faire la vaisselle....


Cela fait trois jours qu’un vieux petit pépère à la retraite essaie d’installer ma cuisine, il y a sans arrêt des problèmes. Le caisson standard de la hotte ne correspond pas aux dimensions de ma cuisinière, l’eau ne veut pas couler, et en attendant, la pièce est un affreux chantier, où je ne peux rien faire, le camping n’y est même plus possible. Je continue d’aller manger des tartines salées et des gâteaux au café français, pas bon pour la ligne. Je compense par de longues marches à pied, mais c’est l’arthrose du genou qui se réveille…
Cependant, je suis contente de mon choix, si l’on peut appeler cela un choix, la seule cuisine envisageable va idéalement bien dans mon intérieur comme style et comme couleur.
Depuis mon arrivée, j’ai vu le soleil deux jours. « Oubliez cela, me dit Kostia, le soleil il faut l’allumer dans son cœur. »
Il m’a emmenée voir deux copines de l’administration locale, pour les procédures à suivre.  J‘ai récupéré mon titre de propriété, déclaré mon nouveau passeport à la banque. Je rencontre partout compréhension et bonne volonté, pour l’instant. Tout le monde se connaît, tout le monde se donne des coups de main.
Je rêve d’aller me promener dans des endroits naturels et sans cottages affreux, de voir le lac, je n’en ai pas tellement le loisir, avec les travaux.
D’après Kostia, Poutine met de l’ordre dans les administrations, l’usage des pots de vin commence à disparaître, c’est plus surveillé, moins facile, les apparatchiks peu à peu remplacés, mais il agit avec prudence et lenteur, pour ne pas provoquer trop de remous ni de dommages.





lundi 17 octobre 2016

Retour à Krasnoïé



Mon isba de Krasnoïé, vendue au cosaque Dima. elle a retrouvé sa fonction agricole vivrière, mais perdu beaucoup de son esthétique... 

Poussée par Xioucha, curieuse de voir le phénomène, j’ai demandé au beau plombier si je pouvais le prendre en photo pour mon blog. Il a refusé : « Non, il ne faut pas, est-ce si important, la beauté d'un visage ? »
Il m’a fait encore toutes sortes de considérations linguistiques, m'a parlé des investissements d'Ivan le Terrible à Pereslavl, où il a construit une église et le mur d'enceinte du monastère Nikitski, et écrit un kondakion et un irmos qui sont toujours chantés par les moines. C'est lui également qui a fondé le monastère Fiodorovski, pour la naissance du tsarévitch Fiodor. A propos des menées anglo-saxonnes contre son pays, Rouslan m’a dit : «Vous savez ce qui est écrit ? Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers. Ils seront les derniers, couverts de honte. »
Au moment où nous discutions, mon chien, que tout ce remue-ménage scandaleux chez moi met dans une indignation permanente, a vu brusquement surgir de la trappe de la cave l’ouvrier du plombier, armé de sa perceuse, comme un extraterrestre de son fusil laser, et s’est enfui avec des cris étranglés.
Le cosaque Dima m’a invitée à reprendre les meubles que j’avais laissés dans l’isba que je lui avais vendue. J’ai repris ce dont il ne se servait pas, la table de cuisine de mon grand-père, un buffet qu’un ami avait trouvé dans la rue, un autre que j’avais récupéré dans un appartement de fonction. Mais l’opération a été précédée du thé en commun, avec Igor, le garçon qui entretenait mon terrain, et qui m’a embrassée pour me souhaiter la bienvenue : «Vous allez faire un potager, ou bien seulement des petites fleurs ? Je suis à vos ordres, nous avons tout l’hiver pour planifier cela ! »
J’avais de grandes discussions philosophiques avec Igor, comme avec le plombier. Igor, Dima et Kostia sont des « pieds-rouges », des Russes rapatriés d’Asie centrale. Tous trois très croyants, et très traditionnels. Tout le temps de notre entrevue, les trois enfants de Dima jouaient dans la pièce voisine, on les entendait rire et chahuter, mais aucun n’est venu courir à quatre pattes entre les jambes des adultes, leur couper la parole, se servir sur la table, comme c’est beaucoup trop souvent le cas ailleurs. La famille de Dima ne connaît pas la théorie du genre. Je lui ai demandé des précisions sur la coutume cosaque consistant à faire exécuter un poulet par les garçons en âge de passer à ce premier stade de l’apprentissage guerrier, poulet qui est ensuite mangé en famille, car c’est une coutume que je décris dans mon livre. Il a cru que je faisais preuve de sensiblerie. Igor m’a dit : «Il faut bien manger… Il faut bien que quelqu’un le fasse.
- Oui, sans doute, moi je suis totalement incapable de le faire.
- Hé oui, mais vous, vous êtes une femme, vous, vous êtes censée attendre le morceau de bidoche qu’on vous apporte à la maison, et le cuisiner.
- Mais le type qui ne sait pas tuer pour nourrir sa famille, ce n’est pas un homme.
- Je peux comprendre cela, ce que je ne comprends pas, c’est qu’on tue pour s’amuser.
- Naturellement, on ne doit tuer que pour se nourrir, et prélever juste ce qu’il faut, me dit Igor. Voyez, il y a des cueilleurs de champignons qui ne savent pas s’arrêter. Les champignons doivent être préparés pour être consommés, si on les cueille pour les laisser pourrir, parce qu’on ne peut pas s’arrêter de les ramasser, alors il faut aller se confesser, car cela relève déjà de la passion.
- Quelle excellente définition de la chose, Igor ! C’est tout à fait cela, en effet…
- Cela peut mener à toutes sortes d’excès, ajoute Dima en riant. Deux types se sont battus au couteau pour un coin de champignons ! »
La mère de Dima est une femme très sympathique qui ne se plaît pas à Pereslavl, elle vient d’un pays torride, et le climat la déprime : «Ici, ce sont les ténèbres…
- Voyons, dit Igor, mais bientôt nous aurons de jolis petits flocons, et il fera blanc et clair partout, et puis après ce sera le printemps ! Nous n’avons pas beaucoup de soleil, c’est vrai, mais quand nous le voyons, quelle joie ! »
Nous avons ensuite abordé les questions politiques, de ce côté-là, nous sommes tous bien d’accord, c’est même étonnant pour moi de voir à quel point je suis d’accord avec tout le monde, ici. Le plombier, le cosaque, le jardinier, le prêtre orthodoxe…
J’entre avec Kostia dans le bureau du fournisseur de matériel de construction, il a le portrait de Poutine au dessus de sa tête. « Moi aussi, j’en ai un, me dit Kostia en sortant. J’en ai même deux, je vous ferai cadeau du deuxième ! »

dimanche 16 octobre 2016

Soirée grise

Selfie emmitouflé. On supporte
beaucoup moins le froid en début d'hiver
qu'à la fin!

Il souffle un vent aigre, et j'ai fait la rencontre que je redoute toujours, le chien famélique par un temps à ne pas mettre un chien dehors.
J’ai enfin Internet et j’ai appelé ma tante, sur Skype. Elle suit mon blog avec passion et imprime les pages pour les envoyer à sa soeur. Elles font ce que faisait maman, ces dernières survivantes de la merveilleuse entité des filles Pleynet, ce bouquet de fées qui se penchaient sur mon enfance.
Elle trouve que j’ai une voix tonique, que j’ai l’air bien dans ma peau, et c’est vrai, je pense que je suis à ma place, et que j’accomplis un témoignage, pour les Russes qui voient que j’ai choisi leur pays, et pour les Français qui le connaissent mal. Cependant, j’ai vraiment l’impression d’avoir changé de planète. Il me semble être partie depuis très longtemps. Cavillargues, ce joli village de pierres et de tuiles, les chemins que je parcourais à vélo, dans la lumière du midi, avec alentour les collines, les vignes, les pins parasols, la garrigue, m’apparaissent comme un souvenir lointain ou un rêve. Je pense à mon noyau d'orthodoxes, autour du beau monastère de Solan, à l'avenir inquiétant de l'Europe. Fallait-il en avoir, de la méchanceté et de la vilenie, pour nous préparer une telle fin!
 Ici, le climat est rude, la lumière rare en cette saison, les rues défoncées et détrempées, les maisons hideuses, car les isbas pittoresques sont peu à peu remplacées par des horreurs prétentieuses, ou défigurées. Il reste des oasis de beauté, la rivière Troubej, les églises, le lac, mais tout cela est très menacé par la cupidité, l’inculture, la brutalité des fonctionnaires plus ou moins véreux. Et pourtant, comme dit mon plombier, la Russie a une richesse inépuisable, ce sont les gens, le peuple russe mystérieusement solidaire, et qui reste constitué d’individus aux personnalités affirmées, colorées, souvent préoccupées de questions profondes et unies par un sentiment familial d’appartenance à la même communauté historique, culturelle, spirituelle, tout ce que déteste la clique de trotskistes et d’usuriers qui cherchent à s’emparer du monde et à détruire les peuples européens. Ici, tout reste possible, une réelle rédemption succédant à une telle chute dans les abominations du XX° siècle et de la modernité que ce pays n’aurait, en principe, pas dû s’en remettre. Chez nous, le ferment spirituel n’agit plus, il n’y a plus de levain dans la pâte, peut-être parce que l’Eglise a trahi, alors qu’ici, elle est restée ferme à travers les persécutions, elle a gardé sa tradition, son enracinement millénaire, sa foi médiévale, virile.
Les habitants de Pereslavl me touchent par leur spontanéité, leur sincérité, leur bienveillance. La Russie ne fait pas semblant, on la trouve parfois brute de fonderie, mais quand elle vous sourit, c’est du fond du cœur.



samedi 15 octobre 2016

Plomberie et bricolage

Mon plombier m’explique ce matin que Saint Séraphin de Sarov avait prédit la révolution et les persécutions religieuses, mais aussi un grand renouveau spirituel : «Saint Séraphin de Sarov était tout amour, c’est pourquoi tout le monde venait le voir, et cet amour s’étend encore jusqu’à nous. Il appelait tous ceux qu’il rencontrait « ma joie ». Il a prédit que la Russie renaîtrait de ses cendres et resplendirait, et c’est cela qui va se passer. Vous avez vraiment bien fait de venir ici, les Français conscients viennent chez nous, les autres restent là où l’on détruit les églises et où l’on blasphème. Et nous, nous les reconstruisons toutes. vous n'imaginez pas le nombre d'églises qui ont été détruites, et l'Eglise n'avait pas l'argent pour les reconstruire, mais cet argent, nous l'avons trouvé.»
Il m'a parlé des expressions particulières à la région: "Lorsque vous les connaîtrez, vous serez vraiment d'ici.
- Et vous, vous êtes d'ici?
- Complètement!"
Il enlève son bonnet enfoncé jusqu'aux yeux pour que je le voie mieux et sourit modestement: "Je suis le pur produit du mélange de tribus slaves et finno-ougriennes avec l'envahisseur mongol!"

Je suis allée ensuite faire des courses, j’avais besoin d’un tournevis électrique. Je demande cela à la vendeuse qui me regarde les yeux exorbités comme si je lui demandais un tapis volant : «VOUS voulez acheter un tournevis électrique ?
- Oui, vous n’en avez pas ?
- Si, plein… voilà, c’est là… dit-elle en me montrant la vitrine d’un air navré.
- Que voulez-vous, j’en ai assez de courir après les bonshommes chaque fois que j’ai besoin de faire un trou, soit ils n’ont pas le temps, soit ils se font payer… »
Un gros artisan venu renouveler ses fournitures s’en mêle : «Chez vous, c’est du bois ?
- Oui, tout est en bois.
- Alors prenez ce modèle, ça suffira amplement. »
Le même gros type obligeant m’aide à choisir le papier de verre pour mes portes. Visiblement, la vendeuse a toujours eu auprès d’elle un joyeux bricoleur prêt à la dépanner. Et moi pas.
J’aime la satisfaction évidente du mâle connaisseur qui se sent utile à la pauvre vieille en détresse !
Au café français, une femme m’aborde, et se présente comme artiste peintre. Elle s’appelle Olga. Juste au dessus du café français, il y a une espèce de centre culturel, où l’on donne des cours de tout, et aussi de peinture. Croûtes redoutables à foison. On ne décore plus sa maison de bêtes fantastiques et de sirènes, on ne fait plus de beaux costumes, on ne peint plus de coffres merveilleux, mais on aligne les croûtes. Comme chez nous. Tuer la culture populaire n’ouvre pas aux gens l’accès à la culture distinguée des musées.
la carte d'Olga

Dans ce centre ont lieu parfois des concerts, je subodore qu’on n’y chante pas sa tradition, mais qu’on y fait du mauvais académisme, c’est quand même bien que cela existe, cela peut servir pour autre chose. Et j’ai trouvé un monsieur qui fait des encadrements, mais je n’ai pratiquement rien à encadrer, toutes mes aquarelles sont dans mon déménagement maudit, qui arrivera quand j’aurai le visa de trois ans, qui s’obtient au bout d’au moins six mois d’attente, si la guerre ne bloque pas tout cela jusqu’à l’apocalypse.

vendredi 14 octobre 2016

La Protection de la Mère de Dieu à Krasnoselskaïa

Les vigiles dans ma paroisse moscovite

J’ai dû aller à Moscou, pour récupérer l'enregistrement de mon visa et différentes démarches. Je voulais aussi fêter la Protection de la Mère de Dieu dans l’église de mon père spirituel, qui lui est consacrée. Au départ, j’ai dit au taxi que j’avais peur de manquer l’autobus, il prend son téléphone : «Allo… dis donc, tu ne peux pas attendre deux minutes pour partir ? Ma cliente va à Moscou, et je suis presque arrivé, là, je viens de dépasser le monastère Fiodorovski… »
En chemin, grosse averse de neige, mais elle ne tient pas encore.
Les corvées expédiées, je retrouve Xioucha, la fille du père Valentin, et ses nombreux enfants, dans son appartement si joliment décoré, puis je vais aux vigiles de la fête, dans la paroisse que j’ai longuement fréquentée quand je travaillais à Moscou : la Protection de la Mère de Dieu à Krasnoselskaïa. C’est une église que j’ai connue pratiquement en ruines, et que le père Valentin et son équipe ont restaurée peu à peu. Elle est située au dessus des chemins de fer de la gare de Kazan, au quartier des trois Gares, en plein centre, à la limite d’un des plus vieux quartiers de Moscou qui devait être ravissant, avant qu’on le massacre, et qui garde quelques beaux restes. Ce quartier trépidant a quelque chose de fantasmagorique qui m’a toujours séduite, et j’avais écrit un poème sur la fête de Noël à cet endroit, et sur la femme du père Valentin, la « matouchka » Inna. La matouchka était dissidente au temps du communisme, mais horrifiée par ce qui se passait à la période Eltsine, les spoliations des oligarques prêts à vendre le pays à n’importe qui, les menées américaines pour le dépecer avec la complicité d’apparatchiks véreux, elle était devenue complètement communiste. Cela engendrait toutes sortes de querelles homériques et fort pittoresques entre elle et son mari monarchiste, et moi-même, anticommuniste primaire et viscérale, à qui elle répétait : «Vous verrez qu’un jour vous trouverez que j’ai raison ». Cette prédiction s’est en partie réalisée. Disons que je me suis rendue à l’opinion d’Alexandre Panarine, selon laquelle le communisme a été une abomination, un viol méticuleux et d’une rare méchanceté de tout ce qui faisait la grandeur, la beauté, la poésie, la spiritualité, l'originalité de la Russie par des gnomes particulièrement immondes, mais ce pays étrange avait fini par avaler ce fruit indigeste après en avoir recraché le noyau trotskyste, et avait entamé le processus de russification de cette monstruosité inoculée par l'Occident. Une fois opérée la réconciliation avec l’Eglise, il eût fallu ne pas y toucher. Quand on aime la Russie, bien entendu. Mais les démocrates occidentaux n’avaient qu’une idée : l’achever, et le coloniser. Idée qu’ils poursuivent toujours, avec une détestation enragée.
Entrant dans mon ancienne paroisse, je retrouve avec émotion des petites dames qui se jettent à mon cou, le clergé qui m’est cher, le père Valéri, le père Dmitri, le père Fiodor, et je vais me confesser au père Valentin. Il est tellement heureux de voir que je suis venue à la fête votive que j’aurais pu lui avouer ma participation à une orgie romaine, cela serait passé comme une lettre à la poste. Je vais ensuite remplir les dyptiques des noms de tous mes orthodoxes français et mettre un cierge à saint Philippe de Moscou et à sainte Matrona. Je m’aperçois qu’en slavon, quand même, je ne comprends pas grand-chose, par rapport aux offices en français de Solan, il va me falloir trouver une solution. La sœur qui lit les psaumes le fait à toute vitesse. Moment d’émotion, les 40 kyrie eleison sont chantés comme à Solan, en grec, et sur la mélodie byzantine, comme si Dieu avait voulu unir dans cette fête mon monastère français et ma paroisse russe, également consacrés à la Protection de la Mère de Dieu.
J'entre dans la boutique de l’église pour acheter une étagère à icônes en bois sculpté, mais la petite dame qui fait office de vendeuse n’est pas disposée. Elle est en train d’écouter passionnément une autre cliente qui lui parle de miracles et de reliques. Je remets au lendemain. Mais le lendemain, la boutique est fermée. Du coup, elle l’ouvre spécialement pour moi, et je repars avec mon trophée qui dépasse de mon sac à dos bourré, car j'avais aussi emporté ma lessive, pour la faire chez Xioucha..
Dans la cour de l'église, on a dressé un buffet pour les paroissiens et les SDF et épaves du coin, avec des crêpes et toutes sortes de salades, du thé chaud, de la "compot", boisson obtenue en faisant bouillir des fruits dans de l'eau. Le père Valentin m'offre un livre sur les saints de Pereslavl-Zalesski, et sa bénédiction en prime. J'ai droit aussi à celle du père Dmitri. Un iris blanc s'obstine à  fleurir dans les plates bandes, malgré le vent aigre et les 5 petits degrés qui nous séparent de la neige.

 L'église de la Protection de la mère de Dieu à Krasnoselskaïa  par Constantin Soutiaguine,


A la mémoire d’Inna Victorovna Asmus

Où est-elle mon église, son clocher dans l’hiver,
Perché sur le lacis des longs chemins de fer
Qui portaient vers l’Asie de somnolents trains verts ?
Où est-elle cette amie qui marchait à mon bras,
Sur le pont enneigé, allant à petits pas,
Corpulente et joviale, alors que tout là bas,
Des fantômes pressés bousculaient les frimas,
Tordant leurs blancs cheveux dans les rayons des phares
Qui cherchaient dans la nuit le chemin des trois Gares.

Où sont les fenêtres de la nef bleutée,
Fleuries de cierges d’or et d’encens embrumées,
Portes du paradis dans l’enfer retrouvées ?
Sous l’iconostase, les sapins et les fleurs
Répandant alentour leurs prenantes odeurs?
Et les nimbes luisants et les sombres visages
Qu’éclairaient de grands yeux et de vagues lueurs,
Les enfants chahuteurs, les vieillards recueillis,
Et les jolies filles, si fraîches et si sages
Et les garçons barbus, aux beaux regards songeurs,
Les chasubles brillantes du clergé réjoui ?

Au retour, sur le pont, dans un brouillard cuivré,
Nous voyions suspendues, bien au dessus des voies,
Les grosses lanternes des hôtels éclairés,
Quelques points lumineux, ça et là clairsemés,
Bleus dans les serpents gris qui rampaient vers les gares,
Emportant des wagons jusqu’aux rigides barres,
Bétonnées par là bas dans les remous du froid.
Les croyants se hâtaient, évitant le verglas,
Les ivrognes hagards et les chiens affamés,
Vous marchiez à mon bras d’un pas mal assuré,
Mon cœur s’élargissait au son du carillon
Trébuchant, infini, s’envolant et tintant,
Retentissant tout clair au travers des flocons,
Et s’en allant quêtant par delà l’horizon,
L’étoile de Noël au faîte des nuées.







mercredi 12 octobre 2016

L'église de la Protection de la Mère de Dieu











L'église de la Protection de la Mère de Dieu, fête le 14 octobre


Je la vois de loin, quand je viens dans le centre par la rue du premier mai (Piervomaïskaïa). Elle est très gracieuse, et j'aime le bleu vif de sa coupole, agréablement délavé par endroits, pourvu qu'on ne le badigeonne pas je ne sais comment un de ces jours. Une affiche m'apprend qu'elle est la seule église de Pereslavl à n'avoir jamais fermé pendant la période soviétique, ce qui est considéré en Russie comme une grâce spéciale. Apparemment, l'un de ses prêtres, le père Ivan Beliakov,  s'est distingué au point d'être nommé citoyen d'honneur de la ville.



C'est bientôt la fête de la Protection de la  Mère de Dieu, et de cette église. C'est bientôt celle de ma paroisse de Moscou et du monastère de Solan:


http://www.egliserusse.eu/bl
ogdiscussion/Pokrov--fete-de-Notre-Dame-de-Toute-Protection_a1953.html

Il fait froid, aujourd'hui, 4°. Ca sent la neige. Les berges de la rivière Troubej sont garnies de pêcheurs paisibles. Pourtant, j'ai entendu dire qu'il n'y avait plus beaucoup de poisson et que le lac était victime de surpêche de la part des bandits locaux, à cause d'un poisson renommé qui agrémentait la table des tsars et qu'il faut naturellement conduire fiévreusement à l'extinction pour se remplir vite les poches, prends l'oseille et tire-toi...
On s'y baigne l'été, on y pêche maintenant.





Mon existence prend forme, j'ai une armoire, un lit et des stores, et l'ensemble n'a pas mauvaise allure.
J'ai fait la connaissance de ma voisine, de la famille de ceux qui m'ont vendu la maison. Elle vient des pays baltes, une femme très aimable qui me propose des plants divers, dont une vigne adaptée au froid qui fait des raisins délicieux, dont le parfum me rappelle un peu celui du monastère de Solan.
La grande mode, ici, c'est de recouvrir les maisons de bois de panneaux de plastique imitant la pierre, à vous faire regretter l'abominable siding, comme quoi, on peut toujours faire pire. "C'est facile et pratique, et économique, me dit Kostia.
- Kostia, quand c'est pratique, facile et économique, vous avez toutes les chances d'être en face d'un piège du diable qui vous entraîne dans un marché de dupes, vous savez bien que la facilité mène au diable et la difficulté à Dieu?"
Je vois que Kostia est ébranlé, cette fois, c'est moi qui ai eu le dernier mot.

Une isba en voie de plastification. On raffole aussi des auvents en plastique qui servent de garage: c'est facile à poser, c'est pratique, c'est atrocement moche, le diable nous mène par le bout du nez et nous fait perdre le souvenir de ce qui est beau et vrai, car le beau est toujours vrai, et le faux toujours moche.

mardi 11 octobre 2016

Moine errant

Le café la Forêt et ses délicieux petits gâteaux. Les chocolats, très raffinés, aussi. Et le plus drôle: J'AI MAIGRI, en y allant tous les jours! D'après le patron, c'est parce que les ingrédients sont naturels.

Retour au café français. J’y passe ma vie, car cela m’évite de cuisiner, et je m’y plais bien. Le patron et sa femme sont très sympathiques et partagent avec moi toutes sortes de tuyaux, les tuyaux, ici, c’est très important. Leur petite chienne voudrait bien copiner avec Doggie qui lui fait la gueule, il n’est pas joueur, et puis il a besoin de s’habituer. Les gâteaux sont délicieux, les chocolats aussi. Un vrai piège, pour les grosses.
Le patron est scandalisé par les salades qu'on raconte en France sur la Russie et la grossière propagande de guerre à laquelle se livrent les médias.
J’y ai vu arriver un barbu avec un sac à dos. « Je suis un moine errant, dit-il à Gilles, le patron, puis-je avoir un chocolat et vous donner une pomme en échange ? »
Le patron lui sert un chocolat et des morceaux de kougloff. Il a l’habitude, me dit-il, il en voit régulièrement de semblables. Je demande au jeune moine de prier pour moi et il vient s’asseoir à côté de moi. Je lui raconte ma conversion à l’orthodoxie, celle du père Placide, la fondation de ses monastères, tout ce qui se passe chez nous sur ce plan-là, et qu’il ignorait complètement. Il me dit avec assurance que mes affaires ici s'arrangeront très bien, puisque j'y suis venue avec la bénédiction de mon père spirituel. Puis il reprend la route, dans l’intention de demander asile pour la nuit à un monastère local. D'après ce que j’ai compris, il rédige quelque chose sur son expérience vagabonde d’un lieu saint à l’autre.
Quand je cherchais mon armoire, parmi toutes les horreurs disponibles, Kostia m’avait recommandé de prier pour la trouver. «Je ne vais pas déranger Dieu pour si peu, ai-je objecté.
- Vous avez tort, car il a dit que nous ne pouvions rien faire sans lui, même trouver une armoire ; et d’autre part, il nous est recommandé de prier sans cesse. »
Ce matin, visite du beau plombier, qui m’a fait un cours sur la météorologie en Russie à l’époque d’Ivan le Terrible, et m’a dit que quelque soit le temps, la Russie survivrait à tout, comme elle l’a déjà fait jusqu’alors. Tout ceci raconté avec une douce ironie, des gestes expressifs et dansants, je n’ai jamais vu un plombier pareil. Gilles le connaît : «Ah oui, le plombier philosophe ! C’est lui qui a travaillé chez moi.
- Et alors ?
- Et alors, normal ! »
Il a une cicatrice sur la joue. Le beau balafré, ça fait médiéval.
J’ai appris par Kostia qu’il fallait avoir le numéro de téléphone du détachement de cosaques, pour pouvoir les appeler en cas de problème.

lundi 10 octobre 2016

Une vieille et des chèvres.


Le patron du café la Forêt semble très aimable et très solidaire. En dehors de lui et de moi, il y a encore un Français, qui monte une écurie de chevaux. Il y a aussi un Anglais, et un Suisse orthodoxe apiculteur, dont Kostia m’a donné un pot de miel. Ce Suisse avait épousé une Russe qui n’a pas voulu le suivre dans son pays d’origine, comme quoi méfiez-vous messieurs, parfois, si on choisit un étranger, c’est parce qu’on pense trouver le paradis en Europe, celui des petites culottes en dentelles des nunuches du Maïdan.
On est en train de m’empaqueter la maison dans de la laine de basalte. Je ne vois pas le moment où cela sera terminé. Pour trouver de simples bancs, j’ai dû aller dans un magasin de mobilier pour les bains de vapeur. Pour les stores, ça n’a pas été simple non plus, couleurs tristounes, tissus brillants pour faire riche... J’ai pris les seuls stores décents, jaune pâle. Au café français, on m’a donné l’adresse d’une firme locale qui s’occupe d’aller acheter pour nous et chercher la commande IKEA.
Décorer sa maison avec ce qu'on trouve sur place peut être un défi intéressant...
A la Sberbank, j'ai eu affaire à une jeune fille d'une fraîcheur, d'une spontanéité, d'une diligence et d'une complaisance qui m'ont séduite, elle semble s'occuper de tous ses clients comme s'ils étaient de sa famille, je n'avais jamais vu cela dans aucune banque, ni ici, ni ailleurs.
Kostia m’a appris que si la moitié du magnifique plateau désert du monastère Nikitski avait été happée par des requins, c’est qu’une grosse truande a escroqué l’higoumène, et il paraît que c’est sans possibilité de retour en arrière, pour cause de « respect de la propriété privée ». Je vous dis que tout cela finira par me rendre communiste. La propriété privée n’existe plus, en fait, que pour les bandits, qui spolient les autres et ne respectent rien. Si vous saviez quelle merveille cette créature des ténèbres va saccager, vous en pleureriez comme moi des larmes de sang. J’attends le châtiment du ciel. Le second avènement, avant que tout ne devienne irrespirable.
Je suis partie explorer les environs de ma maison verte, et j’ai pris un chemin qui part dans les champs, et dont les bords sont malheureusement jonchés d’ordures. D'un côté les champs, de l’autre des escarpements, assez abrupts, j’avais envie de grimper voir un peu là haut ce qui se passait, il y avait une petite chapelle, une croix, un chevrier et ses trois chèvres. J’ai fait comme les chèvres, sauf que je suis beaucoup moins agile, mais au sommet, j’ai découvert le lac, ses berges dorées par l’automne, la ville scintillante de fenêtres et de coupoles, l’eau bleu foncé, les nuages pleins de lumière. Quelques maisons moches, évidemment, il faut avoir la vision sélective, regarder le paradis mité par l’enfer, en fermant les yeux sur les vilains trous noirs de la laideur contemporaine.

Un petit chien et un grand lac.







dimanche 9 octobre 2016

Premier dimanche à Pereslavl-Zalesski








Le vieux Pereslavl vu du "val"

Matin gris, venteux et froid qui paraît au bord de la neige, je pars à l’église, saint Syméon le stylite, dans le centre. De belles icônes, une chaleur insupportable, des chants sobres, un office et un sermon très longs, très peu de places assises pour les vieilles qui ont de l’arthrose du genou.

Saint-Syméon-le-Stylite, rue Rostovskaïa

Après cela, je prends mon petit chien et me rend au café Montpensier, sur la « belle place » de Pereslavl, là où se dresse l’église du XII° siècle où fut baptisé Alexandre Nevski. Je n’avais pas envie de « cuisiner » dans mon chantier. On a reconnu mon petit chien, on lui a donné de l’eau, et une espèce de biscuit sec. J’ai mangé le borchtch délicieux de ce restaurant, avec une brioche à l’ail.
Le soleil, que je n’avais pas vu depuis mon arrivée, était revenu, avec le vent frais, de nord est, qui balayait des feuilles dorées. Il faut dire que cela change tout. Après une semaine de grisaille humide, ce temps tonique et lumineux monte à la tête comme une vodka bien frappée. L’idée me vient de monter sur le « val », cette haute butée de terre qui, au temps du prince Alexandre, cernait la ville et supportait les remparts de bois. De là, j’ai fait une promenade avec le petit chien, sans voitures pour nous gêner, et avec la vue sur la rivière Troubej, les églises, les arbres dorés dans la lumière. Cette poignée d’étoiles diurnes, ce sont les coupoles du monastère saint Nicolas. Ici, on est vraiment à Pereslavl-Zalesski, la ville du prince Alexandre. Pas de cottages ni de centres commerciaux pour nous gâcher le rêve.

L'église du XII° siècle où le saint prince fut baptisé

Le borchtch du café Montpensier et sa brioche à l'ail: grandiose.


Nous traversons la rivière, et arrivons près de la belle église que je voyais depuis l’autre côté. Elle est consacrée à la Protection de la Mère de Dieu, cela me paraît de bon augure, car ma paroisse de Moscou l’est aussi, tout comme le monastère de Solan. Les offices commencent à 7h.15, et cela me convient également. Reste à aller y assister pour se faire une idée.



l'église de la Protection de la Mère de Dieu

Au retour, j’ai trouvé un service à thé de design soviétique adorable pour 1500 roubles, et comme je n’ai plus rien, et que lorsque j’aurai des invités, il faudra leur servir du thé, j’ai acheté cette merveille à ce prix dérisoire.
Le service à thé de style soviétique, on trouve encore beaucoup de
choses comme cela, ici.

Pour me tenir chaud, j’ai fait l’acquisition d’une couette pure laine pour le même prix de 1500 roubles, Kostia m’a dit en la voyant : « C’est beau, ça fait riche ! » Je lui ai répondu : «Ca fait riche, mais je ne suis pas sûre que ce soit très beau ! »

La couette attention les yeux! Mais c'est chaud...

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samedi 8 octobre 2016

A l'ombre de la guerre

Je n'arrive pas à suivre l'actualité de très près, parce que cela menace ma mobilisation intérieure. Me voici au fond de la Russie, où je me sens très bien, dans une maison qui, pour être actuellement peu confortable, me plaît par sa clarté et son atmosphère bienfaisante. Mais ayant lancé toutes les procédures pour rester ici, et elles sont longues et supposent des allées et venues entre les deux pays, qu'est-ce que je deviens, si les Américains trois fois maudits que je conspue finissent par déclencher la guerre totale dont ils rêvent? N'est-il pas étonnant qu'une poignée de salauds et de fous dangereux suffise à plonger des millions de gens dans l'horreur?
Kostia m'a dit aujourd'hui que Poutine était en train de changer tout son personnel politique, et qu'on faisait la guerre à la corruption. Cela me donne de l'espoir pour la Russie. J'aurais personnellement toutes les raisons de me faire du souci, en ce qui me concerne, mais j'ai plutôt confiance, je n'en reviens pas. Je devrais grimper aux rideaux d'angoisse, eh bien non. Je vis au jour le jour, comme mon héros anglais à la Sloboda Alexandrovskaïa, mais j'aimerais bien être comme lui dans les petits papiers du tsar, pour qu'il me fasse les miens, définitifs, rapides et solides!
Tout le monde espère qu'il n'y aura pas la guerre, mais s'y prépare plus que nous, la guerre, ici, ils connaissent, elle a laissé des traces profondes. Tout le monde vit dans la débrouillardise, la solidarité et les coups de main réciproques, au jour le jour.
J'ai enfin pris le temps d'aller promener Doggie, entendu et vu un coq faraud. Les maisons moches remplacent peu à peu les isbas charmantes. On achète une isba et son terrain, on construit derrière un gros monstre et on détruit la petite maison. C'est sûr que les isbas sont souvent trop petites, mais que leurs remplaçantes sont disgracieuses...
Je n'ai pas trouvé le lac, à mon avis, il n'est pas à 200 mètres mais un soupçon plus loin. Il fait froid et il pleut, ce n'est vraiment pas la côte d'azur. Je me sens loin, et pourtant mystérieusement chez moi, bien que la France m'apparaisse comme le souvenir d'une grand-mère morte depuis longtemps qu'on aimait vraiment beaucoup, la mienne, par exemple, morte au début des années 70. Avec la France, ou ce qu'il en restait...

isba survivante
Maison à vendre! 

Maisons moches


Aster mémorable

Les travaux avancent, on me commence la salle de bains et me pose la chaudière lundi, on va aussi terminer l’extérieur et refaire la petite entrée sur le jardin, avec moins de fenêtres, et la porte sur le côté, afin d’éviter les courants d’air et me permettre de l’utiliser pour ranger manteaux, bottes et outils. Kostia a la manie des fenêtres qui ne s’ouvrent pas. « Pas besoin d’ouvrir, il fait froid. » D’accord, mais je fais comment pour nettoyer les vitres ? « Vous montez sur un escabeau… » Oui, en effet, et combien de temps, moi, la vieille, pourrai-je me permettre cet exercice ? « C’est la pluie qui le fera… » Enfin, de toute façon, il faut bien reconnaître que même quand j’en ai la possibilité, je ne les nettoie pratiquement jamais.
J’ai planté l’aster qui restera pour moi le cadeau de bienvenue du peuple russe, et les iris de Boris. Ce sont mes premières plantations dans la terre grasse et noire de mon petit lopin. 
Au café la Forêt, j’ai retrouvé mon artisan, le père Andreï, nous avons parlé de la situation internationale, et conclu que les mêmes forces nuisibles étaient à l’œuvre partout, y compris en Russie, où une bande de libéraux hallucinés soutient une mafia sataniste internationale avec enthousiasme. Ce que j’apprécie, à Pereslavl, c’est que je n’y vois pas d’intellectuels de broussaille mais des gens simples, aussi profonds mais moins aveuglés. Le problème d’une certaine intelligentsia, dans tous les pays, c’est qu’elle se croit intelligente et éclairée parce qu’elle va voir les expositions ou écouter les concerts qu’on lui recommande, et adopte les opinions admises dans ses cénacles et dispensées dans ses journaux, sans aucun discernement. Il est agréable de constater que les gens de Pereslavl semblent se foutre éperdument de ce que la presse leur dit de penser, et s’ils déplorent la baisse de leur niveau de vie, ils la supportent avec stoïcisme, le ruban de saint Georges accroché à leur rétroviseur, et les icônes adhésives collées sur le tableau de bord. Je ne doute pas, à première vue, que ces gens-là, au cas où la situation tournerait vraiment mal, se défendront comme au Donbass. Le père Andreï me dit que la Russie sera aussi exposée que le reste du monde, sinon plus. «Je ne suis pas venue ici pour fuir les problèmes, lui réponds-je, je suis venue pour les vivre avec vous, du bon côté de la barrière. Je ne supporte plus la politique ignoble des occidentaux, leurs mensonges éhontés, leurs calomnies, leur vilenie, et nous sommes encore trop nombreux à prendre les vessies pour des lanternes. En un mot, s’il faut mourir, que ce soit avec les Russes. » Le père Andreï, à propos du manque de réaction des populations occidentales devant ce qui est en train de leur arriver, parle de « paralysie de la volonté ». En effet, on dirait que nous sommes tous hypnotisés, en Europe, et j’avais moi-même tellement de mal à prendre des décisions, une flemme monumentale, tout me paraissait insurmontable, alors qu’ici, je supporte des conditions spartiates et je pète le feu. Il y a quelque chose de très maléfique à l’œuvre dans le monde entier, et plus particulièrement chez nous, quelque chose qui nous dévitalise, nous prive de notre âme, de l’accès aux forces vives de notre être. Aussi, déclarai-je au père Andreï, je suis plus que jamais persuadée que Moscou est la troisième Rome et qu’il n’y en aura pas de quatrième, qu’ici se trouve la dernière Arche. Je suis montée dans l’Arche, avec Doggie, Chocha, Georgette et Rominet. Gloire à Dieu pour tout, et qu’il veuille bien m’y garder jusqu’à la fin.
Je suis venue à Moscou pour régler des affaires, et me heurter à toutes sortes de tracasseries administratives. En chemin, j’ai aperçu un éléphant doré de trois mètres de haut, ils aiment bien les éléphants, ici. J’ai vu aussi un tank sur son socle. Et puis l’habituel chaos, sous la pluie, de barrières en bétons, de panneaux publicitaires, d’églises, de centres commerciaux, de bagnoles et de camions qui devrait révolter mon sens esthétique, et le révolte d’ailleurs, mais c’est la Russie, avec les cicatrices de la modernité, on l’aime telle qu’elle est… Défigurée, elle reste vivante.
Je n’ai pas vu le soleil depuis mon arrivée. Le bal des feuilles d’automne se déroule sans lumière, les ors restent sourds, comme ceux des étoffes défraîchies, et les sapins d’un vert sombre et terne de soutane monastique usée et décolorée.
J’ai pris ma première douche depuis mon arrivée, chez Xioucha. Autrefois, on passait à l’étuve une fois par semaine, je suis dans les normes. J’ai trouvé un magasin, pas loin de chez moi, qui est une véritable caverne d’Ali Baba. Des pommes, des tomates, des poires qui ne sont pas calibrées, qui ont du goût, et le merveilleux raisin ouzbek Kich Mych, toutes sortes de fruits séchés et de légumes. J’ai pris aussi du chou mariné. C’est tout ce que je mange, avec du pain, si je ne suis pas entraînée au restaurant ou invitée, car je n’ai ni couverts, ni vaisselle, ni évier pour les laver.

Eléphant rose


L'éléphant rose. C'est un copain de Kostia qui en est responsable.

J’ai appris aujourd’hui que l’artisan Andreï, au physique de preux du XIII° siècle, est en fait un prêtre orthodoxe du coin qui vient arrondir ses fins de mois. Tout s’explique, les prêtres orthodoxes ont souvent cet air-là.
J’ai dîné hier soir chez Boris, dans sa maison de décorateur complètement fantastique, où même les pommes dans la coupe, sur la table, semblent avoir été mises là pour compléter le reste du tableau par la touche de rouge brillant et sourd qui manquait à tout le reste. Nous avons bu à mon arrivée de la vodka aromatisée et il m’a donné des iris pour mon jardin. Pour aller chez lui, Olga et moi avons traversé la plateau qui s’étend derrière le magnifique monastère Nikitski : des requins en ont privatisé une énorme portion pour continuer à défigurer cet endroit unique avec leurs épouvantables cottages, mais la population semble s’en émouvoir, et couvre la palissade de slogans vengeurs.
Cette même Olga m’apporte le soir un plant d’asters : près du monastère Nikitski, elle a discuté avec une vieille qui en avait de très beaux, et lui a expliqué mon histoire. «Si elle a quitté l’Europe pour venir chez nous, alors il faut lui faire un cadeau », a déclaré la bonne femme en déterrant un plant.
J’ai fait les magasins pour trouver une cuisine équipée et une armoire. Ce qu’il y a de bien ici, c’est que tout est de tellement mauvais goût qu’on n’a pas à réfléchir longtemps, il n’y a généralement qu’un seul article acceptable, et c’est celui-là qu’on prend sans hésiter, car il n’y en a pas d’autre. J’ai donc commandé LA cuisine équipée qui ne me fera pas cuire les yeux, et elle se révèle, en outre, fort peu chère. La patronne du magasin était très gentille et enthousiasmée de me voir emménager dans le pays.
Je me suis rendue ensuite au café français du coin le café « la Forêt », dans la maison jaune, près de l’éléphant rose, au carrefour central, au dessus de la rivière Troubej.  Le café est tenu par Gilles Walter, qui connaît tous les vieux de la vieille du lycée français, mais moi, il ne me connaissait pas encore. On mange chez lui des trucs français qui ont bien un goût français, tout à coup ça me fait drôle. Il faut dire que je mange n’importe quoi n’importe quand depuis mon arrivée, et j’ai peur de prendre dix kilos.

L’éléphant rose est une sorte de sculpture qu’a du pondre un ivrogne en plein delirium tremens et qui orne la berge de la jolie rivière.

La rivière Troubej

jeudi 6 octobre 2016

Changement de planète

Mes icônes ont trouvé refuge sur l'appui de la fenêtre, avec la mouette que
j'avais achetée à Goudargues, en compagnie de mon amie Cécile. Il y a beaucoup de
mouettes à Pereslavl, et mon nom orthodoxe, Larissa, signifie mouette
en grec.
Après 16 ans passés en Russie, un retour en France pour soigner ma mère, j'ai pris la décision de retourner là bas, et ouvert ce blog pour témoigner de ce que j'y vois au jour le jour, à Pereslavl Zalesski, petite ville historique et touristique entre Moscou et Iaroslavl. Ceci est le premier article de ce journal.

Arrivée de nuit, sous la pluie battante, avec mes trois chats traumatisés et mon petit chien, je ne peux pas ouvrir mon portail branlant. Sous le triste éclairage de quelques réverbères, des maisons de bois et des arbres frileux bordent la roue boueuse : bienvenue en Russie.
Dans la maison, c’est le vrai chantier, on se gèle, et il n’y a pas de lumière. Celui qui dirige mes travaux, Kostia, fête l’anniversaire de sa femme et arrive à la rescousse sans grand enthousiasme, pas vraiment dans l’ambiance. Je dors sur le sol, dans un sac de couchage prêté par une amie Facebook venue m’accueillir. Les chats sont terrifiés dans leurs paniers, surtout Rom, le Français de Cavillargues, un soldat de Napoléon après la Bérézina…
Le lendemain, Kostia m’emmène faire des courses et déjeuner dans le centre commercial du coin : le serveur est tout à fait beau garçon, souriant et spontané. Je retrouve l’ambiance russe, les constructions anarchiques autour des églises, les rues boueuses, cette nonchalance excentrique du paysage et des gens, leur simplicité et leur naturel.
Nous rencontrons le plombier, car je n’ai pas de salle de bains digne de ce nom, elle a été bricolée au temps où saint Joseph était garçon, et elle est à présent tout à fait délabrée. Ah le plombier, mesdames… Je n’en reviens pas. Des yeux verts magnifiques, ironiques et caressants, un sourire enjôleur : « Ne vous en faites pas, me dit ce bel artisan, vous avez échappé à l’Europe maudite et vous êtes à l’abri chez nous, n’est-ce pas le principal ? (il fait un large signe de croix). Réjouissez-vous ! Je vais vous faire une douche vite et bien, et vous l’aurez pour toute l’éternité, l’ETERNITE ! Une douche du modèle qui répand sur vous une pluie bienfaisante et c’est la BEATITUDE… Vous savez ce que ce mot veut dire ? Quoique moi, à votre place, j’aurais fait une baignoire, car comment allez-vous saler vos champignons ? »
Kostia m’explique que ce plombier, Rouslan, à la fossette et au sourire ravageurs, est un intellectuel et qu’il a failli devenir moine. L’électricien, Kolia, me demande des cours de français, et il est tout à fait mignon et sympa, lui aussi, à vous faire oublier qu’il ne met qu’un seul va-et-vient par pièce et que les prises sont au milieu des panneaux. Son collègue Andreï aurait pu tourner dans Alexandre Nevski. Je ne suis pas près de reprendre tranquillement le fil de mon roman, mais dans les péripéties de mon chantier, je suis entourée par le casting d’un film d’Eisenstein…
Près de l’église saint Syméon le Stylite, j’ai pris un taxi, une jeune femme, Sveta : «Ce n’est pas juste pour une course, vous allez circuler un peu ? me demande-t-elle.
- C’est pour plusieurs courses, j’ai besoin d’un lit d’urgence et de quelques autres choses… »
Pendant que je vais dans les magasins, la jeune femme s'assied près de mon chien pour qu’il ne s’ennuie pas. Elle me laisse son adresse : elle peut m’accompagner où je veux, à Moscou, chez Ikea, à Iaroslavl : «N’achetez pas de voiture, je suis à vos ordres ! »
J’achète trois paniers pour mes pauvres chats, de la marque « nos régions natales », avec une inspiration folklorique, et de production russe. La production russe est partout, à Pereslavl. Mon divan est russe, ma chaudière le sera aussi, la cuisinière et le frigo seront biélorusses, mais c’est quasiment pareil.
Le camarade Rominet devant son panier de style porcelaine de Gjel, en attendant la veste ouatinée , la chapka et les bottes de feutre.

Le temps est vraiment merdique. Gris, brumeux, pluvieux, boueux. Les mésanges passent devant ma fenêtre, il faudra bientôt les nourrir. Tout le monde parle de la venue de l’hiver et s’y prépare.
J’ai l’impression de rejouer à l’envers l’exode  des nobles et intellectuels russes, après 17. Les gens ne sont pas du tout surpris, comme si j’étais la première hirondelle. On évoque l’Europe avec une ironie compatissante. On me demande comme si cela allait de soi si j’ai l’intention de rester, et on rigole quand je réponds : «Oui, si l’on ne me fiche pas dehors… »

Finalement, c'est Doggie qui préfère les petits lits "nos régions natales".