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samedi 3 juin 2017

Bilibine

Je suis allée voir l’exposition Bilibine, l’illustrateur russe qui m’a fait rêver depuis mon adolescence, au palais de Tsaritsyno, bâti par Catherine II. Je ne l’avais jamais visité. J’ai débouché d’abord dans une de ces zones de barres en béton périphériques bien moches, puis je suis arrivée dans un parc immense et merveilleux, avec de grands arbres, des étendues d’eau, sous un ciel nuageux, venteux et pluvieux, un temps que je n’aurais pas trouvé trop désagréable au mois d’octobre. J’aurais bien supporté des gants, une doudoune et un bonnet. J’ai emprunté un pont qui surplombait des jets d’eau, au son de Grieg puis Tchaïkovski, et vu de tous côtés des mariées en robe blanche venues pour la photo de circonstance. Le palais est d’une architecture originale et raffinée, où l’influence européenne est transposée en quelque chose de très particulier et d’assez féérique. On voyait déambuler des gens en costumes du XVIII° siècle plus ou moins convaincants, dont dépassaient parfois de grosses chaussures de sport.
L’exposition était petite, je m’attendais à plus de volume, mais cela m’a quand même bien intéressée. En fait, la Russie de Bilibine, celle des contes qui me faisait rêver au point que j’avais envie de m’enfuir dans l’illustration, a existé jusqu’en 1917. Car tout ce qu’il a dessiné lui était directement inspiré par ses expéditions ethnologiques principalement dans le nord. Il en rapportait des esquisses, des paysages mais aussi des objets d’art populaires. A la révolution, il a émigré loin de l’assassinat systématique et acharné de tout ce monde fantastique qu’il avait tant aimé, et il a fait en France des illustrations pour les éditions du père Castor. Puis il a fini par revenir en URSS, incapable de vivre sans la Russie, même défigurée.
Le raffinement de l’art populaire russe et des dessins de son chantre, leur originalité, leur charme à la fois oriental et scandinave me subjuguent toujours autant, et j’ai craqué pour un livre très complet sur la question.

Je suis revenue dans un état contemplatif profond, écoutant le son des cloches à travers les valses, et voyant apparaître, à la lisière du parc, les incompréhensibles clapiers pas fleuris de la Russie contemporaine qui cernent à Moscou les vestiges de sa grande beauté d’autrefois.




















Projet de décor pour Boris Godounov

La femme de Bilibine en costume traditionnel





Zamoskvoriétché


Venue à Moscou avec Rosie, je me rends compte que cela ne sera bientôt plus possible. Heureusement, elle trouve dans les enfants de Xioucha des partenaires à sa hauteur.
Kolia m’a abîmé ma vielle en la transportant. Je suis allée lui acheter un étui de violoncelle. Les jeunes gens qui les vendent sont adorables et ce sont intéressés de près à l’instrument et à tout ce que je leur racontais. «Comment pouvez-vous chanter et jouer sans savoir les notes ? C’est par là qu’on commence !
- Pas dans la tradition populaire, on fait tout à l’oreille.
- Alors ça veut dire que la vôtre est bonne ! »
Je leur ai promis de venir leur faire un petit récital quand j’aurai remis la vielle en état, et leur ai conseillé d’aller aux concerts que donne parfois Skountsev au Fond de Culture Slave, qui se trouve tout près de leur boutique.
Cette course m’a donné l’occasion de revoir le quartier de Zamoskvorietché, si pittoresque, peut-être le seul qui se soit vraiment conservé, quartier de marchands qui, fortune faite, édifiaient tous leur église et faisaient tous de l’humanitaire et du mécénat. En Russie orthodoxe, faire fortune ne pouvait être justifié moralement que par l’usage généreux qu’on faisait ensuite de son argent, et par l’honnêteté de celui qui l’avait gagné. Les marchands étaient souvent des vieux-croyants aux mœurs sévères. Ce quartier était le seul où je me sentais bien, quand je suis venue la première fois à Moscou, en 73, et je me disais qu'il pourrait devenir l'équivalent du quartier Latin.



Au loin, saint Basile le Bienheureux


boutique de porcelaine




Il faisait très frais, j’ai essuyé de la grêle, puis de la neige. De 4 à 6° au mois de juin. C'est dur, pour une méridionale. Mais on a souvent de beaux nuages et des arcs en ciel...
Zamoskvorietche tableau contemporain de Sergueï Barskov

jeudi 1 juin 2017

Portrait du tsar

J’essaie d’apprivoiser ma chienne infernale. J’ai vu la vieille derrière laquelle elle m’était apparue, elle était assise sur un banc, avec la voisine d’en face. Elles m’ont déclaré que je leur plaisais beaucoup, que je leur parlais volontiers, ce qui n’était pas le cas de tout le monde, dans le midi de la France, autrefois, on aurait dit que je ne suis « pas fière ».
Alors que je la sortais hier soir vers minuit (mais elle préfère amplement pisser dedans), j’ai été saisie par un vent froid et doux, et de tous côtés, le chant enivré des rossignols. Des centaines d’étoiles sonores dans une nuit nuageuse et dépourvue d’astres.
La tante Galia a déclaré que cette chienne il me fallait l’aimer. Mais elle et sa copine pensent qu’elle doit vivre dehors, qu’elle va tout me détruire (c’est ce qu’elle fait !) Mais elle détruit aussi dehors, ce que je plante, jamais les herbasses adventices ou les saules qui poussent n’importe où.

Edouard m’a envoyé le seul portrait existant du tsar, récupéré par des techniques de pointe, car presque complètement effacé, on ne voit quand même pas grand-chose. Un nez important, aquilin, comme sur le buste de Guerassimov, en réalité, ce qu’on voit de très allusif me fait penser à Tcherkassov dans le rôle, avec un nez plus fort. Edouard s’émerveille de ma mémoire après avoir vu mon rapport de visite sur mon blog. Tant mieux, Alzheimer ne se profile pas encore.
Je me suis amusée à essayer de reconstituer le visage du tsar d'après les indications du portrait effacé. J'ai fait cela sur paint, c'est un outil peu maniable. Je suis presque sûre qu'il était comme cela. 
Enfin quand je dis que je me suis amusée... Non, ce n'est pas le mot.
Il y a une chose que tout de même il ne faut pas perdre de vue, c'est qu'il pouvait avoir un certain humour (noir) et qu'il ne faisait peut-être pas tout le temps la gueule, d'après certains émissaires étrangers, il avait même du charme. Ou disons du charisme.



Ce qu'il reste du seul portrait existant fait de son vivant,
une gravure sur la couverture du premier livre imprimé russe
commandé par lui, les Actes des Apôtres

Portrait posthume du XVII° siècle

Celui d'Eisenstein et du grand acteur Tcherkassov

Reconstruction de Guerassimov d'après son crâne

dimanche 28 mai 2017

La croix de Godenovo

A saint Théodore, la soeur Larissa m'a donné encore des prosphores et m'a pratiquement recrutée pour nettoyer les chandeliers et astiquer les icônes quand j'aurai envie de me dévouer. J'ai vu que l'église de saint Théodore Stralitate datait de 1557. Le tsar Ivan avait 27 ans, sa femme devait encore être de ce monde.
Je suis allée avec Lioudmila vénérer la croix miraculeuse de Godenovo. (https://www.facebook.com/notes/la-russie-vue-par-les-yeux-de-thomas/la-croix-de-godenovo/1326780797362877) Elle est dans une grande église en pleine immense et mystérieuse campagne, les ondulations infinies d'un océan de terre. Les prés sont d’un vert savoureux, étourdissant et plein de gras pissenlits jaunes. A cause du printemps pourri, les feuillages des bouleaux restent tendres et translucides, et les sapins sombres défilent comme des moines austères parmi des fées vaporeuses. Le ciel russe, même lorsque le soleil apparaît, est toujours hanté par de formidables nuages. Il souffle un vent très frais, un peu comme en montagne, un vent pur, franchement glacial le matin ou si le soleil disparaît, mais agréable l’après-midi.
L’église n’a manifestement pas été fermée à l’époque soviétique, elle a gardé ses fresques, malheureusement académiques, et son iconostase. La croix est très impressionnante. Elle viendrait de Byzance, mais elle me paraît typique des sculptures sur bois du nord de la Russie. En tous cas, elle est très ancienne. Et miraculeuse. Je suis allée la prier à genoux, pour le reste de mon existence ici.
Il y a, près de Godenovo, un lac plus petit que celui de Pereslavl, mais très joli, avec des berges encore presque exemptes de construction, et un silence plein de chants d’oiseaux. A Pereslavl, je peux rarement écouter le silence, car les gens mettent leur radio à tue-tête ou utilisent des engins dont le vacarme vrille les oreilles et entortille les nerfs.
Au retour, nous nous sommes arrêtées à la tombe du bienheureux Michenka, le fou en Christ local.
Dans l'église

Arrivée sur l'église

L'église

Le lac


Une touriste m'a d'elle-même proposé de me photographier

La tombe du bienheureux Michenka



vendredi 26 mai 2017

Visite chez le tsar

Je me suis enfin décidée à faire mon pèlerinage à Alexandrovskaïa Sloboda, chez « oncle Vania », l’homme de ma vie, le redoutable tsar Ivan. J’avais loué par internet les services d’un jeune guide, prénommé Edouard, ce qui n’allait pas du tout avec son physique typiquement russe. J’avais mal choisi mon jour, car le musée ferme plus tôt le vendredi, mais ce fut une visite très intéressante, et pour moi très émouvante : c’était là qu’il vivait, ainsi que sa famille, ces gens dont je me suis étrangement préoccupée toute ma vie ont traversé les espaces que je parcourais, gravi les mêmes marches, longé les mêmes murs, franchi les mêmes porches. C’est le seul ensemble homogène du XVI° siècle existant en Russie, excepté le rempart, édifié au XVII°. Sous Ivan le Terrible, il y avait comme à Pereslavl une buttée de terre surmontée de pieux, et aussi des douves, et un pont-levis. J’ai vu la salle où il recevait les ambassadeurs, avec un portail magnifique, retrouvé il y a seulement 20 ans, sous une épaisse couche d’enduit. Edouard m’a dit que le site était très loin d’avoir été entièrement exploré. On y fait des fouilles, mais beaucoup de choses peuvent être découvertes derrière les murs eux-mêmes, comme ce portail, et on espère peut-être retrouver la bibliothèque perdue du tsar. Une partie du palais était en bois, et a été refaite en briques plus tard. Le territoire était entièrement couvert de constructions et de passages allant de l’une à l’autre, dans la forteresse vivaient exclusivement le tsar, sa famille et ses serviteurs. Les hommes et les femmes vivaient dans deux bâtiments séparés, pour la vie de famille, ce ne devait pas être trop simple, chérie j’arrive, le temps d’enfiler mes bottes et ma pelisse... Je savais qu’ils avaient des appartements séparés, pas des maisons séparées. Le tsar avait sa chapelle privée, une église pyramidale, comme à Kolomenskoïé, ce type d’architecture très original a été entièrement proscrit par l’affreux patriarche Nikon au XVII° siècle, comme appartenant aux vieux-croyants, c’est que le tsar Ivan l’était, vieux-croyant, lui, il avait même convoqué le concile des Cent Chapitres pour tout préciser et mettre les points sur les i, alors que le tsar Alexis et le patriarche Nikon n’ont pas pris cette peine pour déclencher l’impardonnable schisme, aggravé ensuite par Pierre le Grand, et imposer leurs réformes. Les fresques de cette chapelle ont été partiellement sauvées par l’obturation de la partie pyramidale incriminée. Les murs ont été saccagés, mais pas la coupole, les fresques y sont telles qu’il les avait fait peindre et représentent des saints russes, un choix délibéré, pour marquer l’indépendance de la Russie par rapport à Constantinople tombée aux mains des Turcs, d’ailleurs le tsar se méfiait des Grecs, qu’il soupçonnait de tendre vers l’uniatisme. Il était le seul à utiliser cette énorme chapelle, le seul à y entrer.
Edouard m’a montré les caves, où l’on a reconstitué une scène effrayante, le boïar bourreau Maliouta Skouratov face à une malheureuse victime, mais en réalité, ce lieu était une simple cave, une réserve alimentaire et jouxtait les cuisines. Les tortures avaient lieu, chose inattendue, dans les caves du palais des femmes, la thèse d’Edouard, c’est qu’il fallait que les pauvres créatures fussent terrifiées en permanence. Mais il se peut qu’elles n’aient pas entendu grand-chose, vue l’épaisseur des voûtes.
J’ai vu également la chambre nuptiale d’Ivan (marié sept fois, nous avons compté ensemble et la veuve Vassilissa était une simple concubine). C’est une reconstitution, le lit avait l’air bien douillet, avec une belle couverture fourrée de zibeline, et des baldaquins. Cette chambre ne servait que pour les noces, car il fallait consommer le mariage dans un lieu dont le plafond n’était pas isolé par une couche de terre, ce que je savais déjà, c'était un mauvais présage, et en plus, cela se passait sous l’église pour donner au mariage ses meilleures chances.
Puis j’ai vu la salle des festins, petite et intime, comme tout le reste. On y venait sans armes, mais avec sa cuillère et son couteau personnels. Les gens bien avaient droit au sel et au poivre, mais pas les autres, parce que c’était trop cher. Le tsar et ses fils avaient leurs salières et poivrières personnelles. Edouard m’a dit avoir connu une grand-mère vieille-croyante qui avait conservé l’usage de venir avec ses couverts quand on l’invitait.
Edouard a attiré mon attention sur le fait qu’au XVII° siècle, sur un portrait posthume du tsar, on l’appelait non le Terrible ni même le Redoutable mais le Très Sage. Il est d’avis qu’il a probablement tué son fils, car après la mort de celui-ci, il a abandonné la Sloboda comme un lieu maudit, et il est parti à pied à Moscou (110 km). Mais on sait finalement assez peu de choses de manière irréfutable. Les sources sont généralement étrangères, et nous voyons tous les jours combien il est facile de calomnier le gouvernement russe. Le prince Kourbski est quand même un traître, les deux opritchniks allemands en ont bien profité pour aller ensuite baver sur leur employeur. Mais lorsque le tsar a aboli l’Opritchnina, il a interdit d’en prononcer le nom devant lui, ce qui tendrait à indiquer à mes yeux qu’il n’était pas trop fier de l’épisode. Il est possible aussi qu’il n’ait pas ordonné le meurtre du métropolite Philippe, mais que Maliouta Skouratov en ait pris l’initiative, c’est une intuition que j’ai eue également. Il a fait beaucoup moins de victimes que les Européens pendant les guerres de religion et aussi que Pierre le Grand, à qui l’on dresse des statues et que l’on trouve tout à fait fréquentable, parce qu’il a européanisé son pays de force, ce qui excuse tout. Enfin d’après Edouard, les supplices existaient, naturellement, le pal et toutes ces sortes de choses, mais d’une façon plus spontanée, brute de fonderie et moins perverse qu’en Europe. On ne voit pas d’instruments de supplice barbares à la Sloboda. Cela restait artisanal, tout ça, l’impulsion du moment. Et pour tout dire, ce qui m’a frappé, c’est la différence de la « sinistre forteresse du tyran » grouillante d’opritchniks avec celle de Salzbourg. Dieu sait que Salzbourg est une ville adorable, un vrai bonbon, mais la forteresse… Voilà un lieu qui transpire l’angoisse et l’horreur, et avec des instruments de supplice impressionnants. Alors que la Sloboda, franchement, c’est cosy, chaleureux, intime, j’y vivrais bien, le plumard m’a bien plu. Et encore, d’après un ambassadeur danois, il paraît que du vivant du tsar, c’était vraiment superbe, mais tous les bâtiments en bois ont disparu, les spécialistes essaient de reconstituer la chose.
Edouard n’a pas su me dire si les récits de viols et d’orgie étaient vrais ou faux. Le tsar était très croyant et s’était fait le propagateur du sévère Domostroï, où ces choses-là n’étaient pas envisagées du tout. L’a-t-on calomnié, là aussi ? Peut-être dans une certaine mesure, pourtant, je pense que cela a dû se produire, au temps de l’Opritchnina, et puis, il y a quelque chose pour moi d’assez russe dans cette coexistence d’une religion omniprésente et sévère et de déchaînements passionnels. Se réprimer tout le temps monte au cerveau des gens qui ont un certain tempérament. Une nouvelle de Leskov décrivait un marchand vieux-croyant qui menait une vie rigoureusement pieuse et morale toute l’année et faisait néanmoins une bringue à tout casser une fois par an avec les tsiganes puis reprenait le fil de son existence austère. On voit aussi ce genre de paradoxes chez Dostoïevski. Aussi, que le tsar ait pété un plomb après la mort de sa femme et fait toutes sortes de choses répréhensibles pour ensuite bannir jusqu'au nom de l’Opritchnina et faire prier à la mémoire de ses victimes me paraît demeurer cohérent.
A part cela, il a réformé le code pénal de telle façon qu’une partie en reste en vigueur, et malgré son traditionalisme orthodoxe, il ne crachait pas sur les nouveautés techniques et a fait beaucoup pour l’organisation de l’armée. C’était un lettré (Pierre le Grand écrivait très mal), et il a promu l’imprimerie.
Le portrait que je croyais fait de son vivant dans le style iconographique est aussi un portrait posthume. Il n’était pas question de portraits à son époque, on faisait des icônes des saints, un point c’est tout. Cependant, d’après Edouard, il existerait une esquisse de lui faite sur une page de livre, la chose n’est pas disponible pour l’instant, mais j’aimerais bien voir ça ! Il y a bien sûr le buste de Guerassimov reconstitué d’après son crâne, mais je ne suis pas sûre que l’expression du visage ait été la sienne, car on sent l’influence des tableaux du XIX° siècle, de la légende d’Ivan le Terrible. Edouard est d’accord avec moi. Il m’a dit : « Vous savez, le roman d’Alexis Tolstoï sur le tsar est très fantaisiste, vous pouvez vous permettre d’avoir votre propre légende… »
Enfin Edouard et moi nous nous sommes bien entendus, il ne voit pas tous les jours des Françaises installées à Pereslavl en connaître un pareil rayon sur la vieille Russie et la célébrité locale. Edouard avait une formation de capitaine au long cours, mais né à Alexandrov et amoureux de son histoire, il s’est reconverti dans les visites guidées.
Les gens du pays à qui j’ai demandé mon chemin, me l’ont indiqué avec beaucoup d’attendrissement et de satisfaction, en me recommandant de revenir ! 

Le royal plumard...


Reconstitution de l'horloge qui suivait les heures liturgiques

L'église de la Protection de la Mère de Dieu où se mariaient le tsar et ses fils.



La salle de festin, intime, sympa...




Côté hommes, la chapelle privée du tsar en forme de pyramide

côté femmes




jeudi 25 mai 2017

Ascension

J’ai vu hier la jeune femme du centre culturel, Macha, celle qui veut me faire conduire des activités créatives d’initiation au français. En discutant avec elle, j’ai mieux cerné ce que j’allais faire. Mais c’est très mal rémunéré. Je le fais pour les perspectives que cela pourrait ouvrir d’expositions, concerts, promotion de l’art populaire russe, stages de chant traditionnel, et pour payer ma dette à la Russie qui m’héberge.
Le soir, je suis allée aux vêpres de l’Ascension, à saint Théodore. La sœur Larissa m’a accueillie à bras ouverts, et ce matin, elle m’a encore fait de petits cadeaux, des bonbons, une prosphore, un paquet de cierges et un petit chandelier en forme de poisson. Une telle sollicitude me touche. « Viens plus souvent, me dit-elle, tu ne t’en trouveras que mieux ! »
Le prêtre m’a demandé : «Pourquoi restes-tu assise avec cet air triste ? » et, sans doute pour m’égayer, m’a envoyé en pleine figure une énorme giclée d’eau bénite.
L’air triste, c’est mon air naturel. J’ai « le sentiment tragique de la vie » inné.
J’ai vu aussi la bonne Lioudmila. Comme elle est juriste, je voulais louer ses services pour m’aider à remplir toutes les obligations légales liées à ma maison. Mais elle refuse catégoriquement de se faire payer. Elle me materne et me donne un peu l’impression d’avoir déjà quatre-vingt-dix ans.
Dans la cour du monastère, elle a tendrement étreint une jeune novice, à mon avis la benjamine du monastère, qui vient de Kazan : quel adorable visage, enfantin, limpide et très doux, il faut aller au monastère de Solan pour voir l’équivalent chez la jeune Raphaëlle. Autrement, cela n’existe plus dans la nature… Cette petite m’envoie désormais quand elle me croise des sourires radieux.
La sœur Larissa se plaignait d’avoir beaucoup de mauvaises herbes à arracher, on ne pouvait venir à bout du jardin, lequel devrait être entièrement couvert de pelouses irréprochables et de massifs bien propres, ce qui n’est pas du tout ma conception des choses. Quelques massifs bien étudiés, des buissons bien disposés, un naturel contrôlé et tout serait plus esthétique et moins fatigant pour les sœurs… Mais je sens que d’une manière générale, mon point de vue sur la question est irrecevable. C’est plutôt celui du monastère de Solan.
De même à l’intérieur, les meubles sur lesquels sont présentés les icônes sont si rutilants et si chargés qu’on ne voit plus les icônes elles-mêmes.
Rosie me fait la vie impossible, elle saccage tout, et semble ne pas comprendre grand-chose, elle me rappelle ces enfants qui, en maternelle, se jetaient dans tous les sens sans s’intéresser à rien, gênaient tout le monde, et que je ne savais pas comment attraper pour avoir la paix avec les autres.

 
Pour ma tante Mano, à quoi ressemble un merisier
comme celui que je viens de planter.

Georgette commence à sortir dans le jardin, c'est la plus casanière de tous, elle a horreur du froid

Petite sieste pendant que la patronne travaille...

La sieste de Rosie, en revanche, est déjà finie

La voilà prête à nous casser les pieds

mardi 23 mai 2017

Douleurs fantômes

Hier, Rosie a poursuivi un chat sous l’entrée de la maison, elle est passée par le trou qui donne dans la cave, et elle y est tombée. J’entendais des plaintes angoissées, mais je n’ai pas tout de suite compris d’où cela venait, ni comment la tirer de là. J’ai ouvert le regard le plus proche et l’ai appelée. Il m’a fallu faire des acrobaties pour l’attraper. Elle était mouillée et dégueulasse, et elle est partie polluer la maison entière. A cette occasion, j’ai découvert, ce qui va avec tout le reste, que la cave est pleine de flotte.
Rosie est très enquiquinante, elle embête les chats, elle est incapable de se contrôler en quoi que ce soit. Quand je lui donne à manger, elle est frénétique. Elle s’attaque à mes plantes, surtout celles que je viens d’installer. Il lui faudrait une famille, des enfants, et une présence masculine qui la mette au pli.
Aménager le terrain n’est pas simple. Je dois tenir compte de ce qui est déjà planté, à des endroits que je n’aurais pas choisis, et du sol, des accumulations d’ordures ou de gravats. Je me suis laissée convaincre d’acheter plusieurs sortes de la même espèce, quand je suis allée chez le pépiniériste avec une amie, et je n’ai pas assez de place pour cela, quatre sortes de chèvrefeuille comestible, quatre sortes d’irga, cet arbuste khirgize très joli, aux baies également comestibles, c’est beaucoup trop pour ma surface.
Au petit marché, j'ai acheté un delphinium à une petite grand-mère très mignonne. Elle vient vendre ce qu'elle a en trop dans son jardin, parce qu'elle n'aime pas jeter les plantes, je comprends cela très bien, du coup, je lui ai pris deux fois plus de choses que nécessaire. J'ai trouvé aussi une jolie rose de Noël, une renoncule, du sedum.
Je n’avais jamais eu le mal du pays en Russie, et là, cela m’arrive. Peut-être parce que maman est morte, peut-être parce que la France disparaît, peut-être parce que mon petit chien est mort, lui aussi. Ce soir, lisant mes prières en français, je revoyais le chemin de la Condamine, à Cavillargues, ou ceux que je parcourais vers Saint Pons, avec mon Petitou joyeux. Je m’arrêtais, et je lisais, dans le fil du mistral, et lui se couchait à l’ombre, avec son sourire de spitz. Se peut-il que ce soit la fin ? Je n’aurais vraiment pas voulu laisser des enfants dans cet affreux contexte. Pourvu qu’au moins la Russie résiste, qu’elle reste elle-même et même le redevienne pleinement !
J'ai fait un aller et retour à Moscou, parce que Micha avait besoin de sa voiture pour aller régler encore une de ses sinistres et sordides histoires de famille, après la mort de son père. J'en ai profité pour aller à l'église, le dimanche, puis pour la saint Nicolas. C'était l'anniversaire du père Valéri, et je me suis retrouvée avec une partie du clergé et quelques piliers du conseil paroissial dans la cellule du diacre Serge. Le diacre Serge, lorsque j'ai commencé à fréquenter la paroisse, était vraiment très beau. Il reste séduisant, mais je garde un souvenir éblouissant de lui, pour Pâques: à l'occasion des fêtes, il laissait flotter ses longs cheveux dorés et ondulés, et je le voyais passer, dans ses atours de brocart écarlate, encensant les fidèles et clamant avec vigueur: "Christ est ressuscité!" J'avais l'impression d'être entrée dans une illustration de Bilibine. Maman, ayant vu sa photo, le trouvait "très choucard" et ajoutait: "Quel dommage qu'il soit dans les ordres!
- Mais non, maman, lui disais-je, tout va bien, les prêtres russes se marient!"
Dans cette cellule, tout le monde a commencé à descendre des bouteilles de vin avec des airs complices et attendris, puis nous sommes allés manger au réfectoire, chantant à tue-tête au père Valéri: "Longue vie, longue vie!" et avec le dessert, nous sommes retournés finir ce que nous avions laissé, sous l'autorité du père Valentin, un peu inquiet pour le père Valéri, qui devait aller concélébrer avec lui à l'église du Christ Sauveur, à l'occasion de la réception des reliques de saint Nicolas.
Il y avait parmi nous l'arrière-petit-fils du père Pavel Florenski, enfermé aux Solovki par le pouvoir soviétique, puis fusillé, un esprit encyclopédique, le Léonard de Vinci russe, et un saint de l'Eglise Orthodoxe. Et puis un gentil cardiologue à la retraite qui donne des consultations gratuites à la paroisse. Et aussi le Baron, Vassili Guéorguiévitch, un intellectuel adorable et remarquable, pour lequel j'ai beaucoup d'affection. Toute cette compagnie était extrêmement chaleureuse et touchante.
Je me suis confessée au père Valentin: acédie, le petit chien, le mal du pays... "La patrie reste toujours la patrie... " a-t-il commenté. Oui, oui, en effet... J'ai parfois l'impression d'avoir fait une espèce de choix monastique, enfin monastique, c'est beaucoup dire, dans mon cas, mais d'avoir au moins dépouillé, mal dépouillé, d'ailleurs, mon cher et pesant passé, qui me fait mal, comme la jambe absente d'un amputé.
Lorsque Micha m'a rendu la voiture, nous avons discuté, sur le chemin de sa maison, où je l'ai laissé avant de repartir. Nous sommes tous les deux terriblement distraits et inadaptés au monde qui nous entoure, parce que c'est un Russe de l'ancien temps, et moi une Française du moyen âge. Il n'a plus de famille, ses derniers parents lui sont hostiles, et ce qu'il reste des miens sont loin. Nous écoutions de la musique liturgique russe ancienne, proche du chant byzantin, et nous trouvions l'interprétation magnifique, cependant, quelque chose me gênait, faisait que certains cantiques me semblaient ennuyeux. Et voilà Micha qui me dit: "Ils chantent très bien, seulement ils chantent en suivant les notes, et cela découpe le truc en segments, cela ne coule plus, et ne nous donne pas accès à cette plongée dans la nuit des temps que cela devrait nous faciliter, c'est le problème avec les formations académiques."
Oui, c'est exactement cela, et que nous le ressentions est la marque de notre appartenance à un autre temps. J'ai entendu aussi des chants du XVI¨° siècle ou des chants vieux-croyants dont l'interprétation me semblait ennuyeuse, cela venait de là, les notes, cette invention simplificatrice bien dans le style de l'Occident. Alors que les mêmes chants interprétés par Skountsev sont vivants et souples, et je pensais à ce que disait Andréa Atlanti du chant byzantin, qui devait donner l'impression d'un tapis volant, mais elle-même restait marquée par sa formation, alors que son collaborateur Ibrahim, chrétien palestinien élevé là dedans, chantait sans aucune rupture et emmenait l'auditeur au ciel parmi les séraphins.

Le père Valentin avec le père Valéri, le père Dmitri et le diacre Serge, il y a déjà quelques années...