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mercredi 24 janvier 2018

Fédia et son royal protecteur ne hantent pas que moi

J’ai trouvé des dessins sur le tsar et Fédia qui semblent issus d’une bande dessinée ou sont peut-être le projet d’une bande dessinée.  J’aimerais assez la lire. Fédia apparaît comme un sale gosse et séduit le tsar par son humour cynique et son extraordinaire impudence. Le tsar n’en manque pas non plus, d’humour,  je suis d'ailleurs persuadée que c’était bien le cas. Fédia, n’ayant pas compris qu’il était devant le souverain, lui fait des tas de considérations insolentes, suggérant que le tsar, plutôt que de se remarier, s’intéresse à quelque chose de plus nouveau, puis demande : « Et comment t’appelles-tu, mon cher ?
- Ivan Vassiliévitch.
- Comme le tsar ?
- Comme le tsar, nous nous ressemblons de façon suspecte.
- J’espère que tu ne lui ressembles pas trop, on dit que c’est un vieux bigot.
- On le flatte… »
Ensuite, un dessin les représente ensemble. Fédia lui dit : « C’est quand même une honte, notre père le tsar, j’ai dansé habillé en femme comme une dévergondée maudite, tous ça c’est la faute de l’hydromel et du Romanée italien…
- Ne te mets pas martel en tête, Fédka, sobre ou non, je t’aurais pris de toute façon, si cela peut te tranquilliser… »

Mais comme dans mon livre, cet affreux garnement tient aux enfants qu’il a par la suite et se fait du souci pour eux, à l’idée des conséquences sur leur destin d’une éventuelle disgrâce suivie d’une éventuelle exécution…



J'ai trouvé que l'auteur est une femme qui fait des bandes dessinées, sous le pseudonyme de Phobs. Ses dessins sont très talentueux et vivants, et j’observe que tous les gens qui s’intéressent à cette histoire, sauf sous un aspect décadent tout à fait décalé par rapport à l'époque, en voient les protagonistes plus ou moins de la même manière, avec le même physique, avant d'avoir regardé la BD, je me figurais Vania Basmanov, le fils de Fédia, bouclé mais blond.  Comme s’ils s’imposaient à nous de là où ils sont. Ce qui m’intéresse, c’est que l’auteur des dessins a porté attention comme moi à la vie familiale de Fédia, au fait peu connu qu’il a été marié et qu’il a eu des enfants. Le mien est davantage une victime, mais il se peut que ce soit elle qui ait raison. Encore que non… Peut-être la vérité est-elle à mi chemin entre elle et moi. Mais que Fédia ait aimé ses enfants et que cela lui ait posé de gros problèmes, c’est très probable. Phobs semble aussi, comme moi, envisager dans un de ses dessins, une animosité entre Basmanov père et fils due à une raison inavouable, ce qui jette un autre éclairage sur le destin du garçon et son histoire avec le tsar, et en fait quand même une victime quel que fût son comportement ultérieur. Cette idée nous est venue à toutes les deux, sans que nous ayons jamais eu l'occasion d'en parler!
Je pense personnellement qu’il aimait le tsar, comme celui du film d’Eisenstein, qu’il l’aimait comme un chien de garde. Le mien est peut être plus médiéval, le genre de cynisme qu’il affiche dans la BD est au fond très moderne. Un jeune homme du XVI° siècle plaisanterait-il sur la fortune et le pouvoir du tsar ?
Dans un cas, celui-ci est séduit par l’insolence et la drôlerie cynique du morveux. Dans l’autre, par son adoration  pour sa personne, un mélange de sauvagerie, de dévouement enfantin et de vulnérabilité. Encore que le mien n'est pas dénué non plus d'insolence, en certaines occasions.

Le tsar détourna les yeux pour se donner le loisir de réfléchir à la situation. Il sentait que Basmanov guettait sa réaction, ce qui était bien naturel, pour un père désireux de caser son fils auprès du souverain, mais quelque chose l’alertait, ou l’intriguait, dans l’expression de son fidèle soudard : « Aliocha, lui dit-il, laisse-moi donc parler un peu seul avec le petit… »
Une lueur passa  dans les yeux de Basmanov, qui esquissa un sourire, s’inclina et sortit. Le tsar décrivit deux ou trois voltes autour du jeune homme immobile. Ce gosse avait fait la guerre, manié des armes, il avait le teint hâlé, un poignard à la ceinture, un sabre au côté, c’était un vrai garçon, avec de grosses bottes et de grandes mains; il ferait très bien derrière son trône, avec son uniforme blanc et sa hallebarde, il ne voyait à tout cela aucun problème et il ne comprenait pas son malaise : « Tu veux me servir, Féodor ?
- Oui, souverain.
- C’est ton père qui t’y pousse ?
- Il m’y pousse.
- Et cela te plairait ?
- Tu es mon tsar… »
Le garçon tomba à genoux : « Garde-moi avec toi, souverain, notre père…  Prends-moi chez toi !»
Ses yeux étaient pleins de supplication et de folle espérance. « Chez moi, Fédia ? » Le garçon baissa les yeux, lui saisit et baisa une main d’un geste impulsif. Le tsar plongea l’autre dans ses boucles soyeuses et emmêlées. Il lui inspirait une sorte de tendresse, et depuis la mort de sa femme, sa vie en était complètement dépourvue : « Basmanov te fait la vie dure…
- Oui, souverain.
- Qui aime bien châtie bien… »
Le garçon resserra la pression sur les doigts chargés de bagues qu’il tenait toujours. « Est-ce cela qu’on appelle aimer ? demanda-t-il d’une voix sourde.
- Serait-ce l’affection qui te manque, Fédia, répliqua le tsar avec une ironie amère, est-ce cela que tu viens chercher auprès de moi ?
- Et toi, souverain, n’en as-tu pas besoin toi-même ? »
Stupéfait par l’audace de cette répartie, le tsar resta sans voix, ce qui ne lui était pas habituel. Il tourna vers lui le beau visage penché et en remodela doucement les traits, d’un geste hésitant, fasciné, comme s’il avait douté de sa réalité. Le garçon, qui n’avait pas connu beaucoup de caresses dans sa vie, lui glissa de biais un regard à la fois attendri et farouche. Il défit sans mot dire son caftan et fit glisser sa chemise pour dégager une épaule et exhiber les cicatrices encore perceptibles qu’y avait laissées la cravache de Basmanov. Le tsar les effleura avec une grimace perplexe : « C’est Aliocha qui t’a fait ça ? Il n’y est pas allé de main morte…
- Garde-moi avec toi, souverain, souffla Fédia. Mon père me traite indignement. Il ne voit pas en moi un fils mais… un objet de désir. C’est de cela qu’il me punit. »
Le tsar se rejeta en arrière, et détournant la tête, se signa: « Aliochka… s’exclama-t-il sourdement. Сanaille intrigante et impure !
- Je deviens grand et fort, insista Fédia, j’ai peur d’en venir un jour à le tuer.
- Mon cher enfant, persifla le tsar, en fin de compte, serait-ce vraiment si grave ? »
L’adolescent éclata de rire, et le tsar l’imita. Ils échangèrent un regard complice. Le tsar resserra son étreinte sur ces droites et solides épaules de garçon, une étreinte virile et paternelle, irréprochable. « Alors, dis-moi un peu : ton sinistre père veut t’établir auprès de moi pour que tu le renseignes et pour que tu m’influences, n’est-ce pas ? » Fédia hocha la tête avec un sourire espiègle et des yeux de chat joueur : « Cela se pourrait souverain…
- Mon cher garçon… Je ne dirais pas que c’est Dieu qui t’envoie, car j’en doute un peu, mais je pense que nous serons bons amis. »
Il prit sa pelisse, sur le dossier de son fauteuil, et en enveloppa l’adolescent, qui se redressa fièrement, se drapant dans le magnifique vêtement chamarré et fourré, comme Joseph dans la robe multicolore que lui avait offerte Jacob et que ses frères lui enviaient.

Une amie m'a dit qu'entre eux, c'était une vraie rencontre, au sens où leurs caractères et leurs passés respectifs d'enfants martyrs, qui en avaient déjà beaucoup trop vu à un âge tendre, établissent entre eux de profondes correspondances, donnent à l'un un grand pouvoir sur l'autre, plus fort que celui de vie et de mort sur ses sujets, un terrible ascendant. Mais malgré tout, quelque chose échappe au tsar dans le jeune homme alors même que ce dernier a l'impression de ne pas pouvoir lui échapper. Et en effet, il ne le peut pas, mais il ne peut pas lui appartenir complètement non plus. Ils ne peuvent se sauver ensemble ni se sauver l'un l'autre. Ils sont l'un pour l'autre une sorte de drogue. Chacun d'eux conserve quelque chose de moins irrémédiablement perdu que les damnés de leur entourage, cela les unit, les réconforte, mais l'égrégore que constitue l'Opritchnina est trop implacable, c'est une entité ténébreuse plus puissante que chacun des personnages dont elle est issue. J'aimerais qu'on en vînt comme moi à les aimer et à les plaindre, Fédia étant au fond une hypothèse de moi-même, disons qu'entre eux et moi aussi, il s'est produit une vraie rencontre: celle de ces deux âmes perdues avec une intense petite adolescente de seize ans qu'elles n'ont plus jamais lâchée. Ils ne m'ont pas séduite à ce point par hasard... Pourquoi ai-je moi-même tant aimé le tsar, avec Fédia, à travers Fédia? Quelqu'un me reconnaissait dans les femmes de mon livre, mais non, les femmes de mon livre ressemblent plutôt à ma mère, il est vrai que ma mère était le modèle pour moi de la femme idéale auquel je rêvais de correspondre, mais la petite adolescente d'alors se retrouvait plutôt dans le jeune Fédia, compagnon de débauche et confident d'un impressionnant génie politique et mystique esseulé qui conciliait un idéalisme exigeant, une réelle conscience de sa responsabilité de souverain, un authentique besoin d'affection, de pureté et de bonté, avec une anxiété suspicieuse, des colères déchaînées et d'incontrôlables instincts de bête féroce. J'aurais connu cet homme de son vivant qu'il m'aurait filé une trouille bleue mais Fédia avait grandi avec la brutalité et le danger, il avait grandi un sabre à la main, c'est ce que j'essaie de montrer. Encore que le mien soit aussi terrifié que fasciné par son protecteur...Pourquoi les ai-je aimés? Peut-être parce qu'il fallait bien que quelqu'un le fît et allât au delà de la fascination passionnelle qu'ils éveillent et qui, je l'ai observé sur les pages du net, ne touche pas seulement ma personne. Jusqu'à leur trouver plus de réalité et de présence qu'à pas mal de contemporains en vie sur cette terre, jusqu'à prier pour eux, ou à leur place...
Au fond de tout cela, je sais aussi que Fédia est un Peter Pan sombre. Celui dont j'attendais enfant qu'il vînt me prendre par la main. Et qui reste tétanisé avec moi devant le capitaine Crochet...
Mais nous l'aimons, notre capitaine Crochet, il a de la gueule, il est si fascinant... Il est terriblement malheureux et seul. Il a besoin de nous. Nous nous sauverons ensemble, mon tsar, ton jeune serviteur, toi et moi...
Enfin je l'espère, enfin, si Dieu le veut...
Avant que les jeux soient faits, avant la fin des temps.


Est-ce qu'on décide du livre qu'on écrit ou est-ce lui qui décide de nous?

mardi 23 janvier 2018

Brume givrante


Il fait aujourd'hui assez froid, et la température dans ma maison laisse à désirer, or j'ai dépensé un paquet d'argent en plus pour soi-disant perfectionner le chauffage qui d'ailleurs marchait tout à fait correctement.
J'en ai profité pour aller me promener. Tout était monotone, du blanc et du brun, différents tons de bruns, aucun noir, et une sorte de lait nacré translucide, de lumière rose sous-jacente qui baignait toutes choses.
Je suis retournée à ce chemin de pêcheur qui passe à travers le marécage jusqu'au lac gelé. La dernière fois, j'étais avec petit Doggie et nous avions marché par l'église des quarante Martyrs et l'embouchure de la rivière jusqu'au café français...
Je ne me sentais pas de renouveler cet exploit, mais je n'avais pas trop mal à la jambe. Une brume givrante nappait de cristal brillant les roseaux et les saules. Les lointains disparaissaient dans une sorte de lumière sourde, où se devinait un peu d'azur, le disque du soleil.
J'aime le moment magique où les arbres s'effacent, où je ne suis plus accompagnée que par les roseaux, minces, ébouriffés, merveilleusement inégaux, tous à la fois semblables et différents, réunis, reliés à une harmonie générale.
Ils m'escortent puis s'écartent, et le lac apparaît, blanc, velouté, sans limites, il se perd dans les brumes. D'ici, on ne voit plus les disgrâces modernes, on ne voit plus qu'un grand lac russe drapé de brouillard dont émerge parfois la silhouette d'un pécheur.
Rosie était très contente, perpétuellement le nez dans la neige. Il y avait longtemps que nous ne nous étions pas baladées ensemble.






                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              

Un correspondant facebook m'a dit que Rosie vivait sa normale vie de chien, et les chiens, c'est son rayon. Rosie est heureuse et libre comme l'air, avec les risques que cela comporte.

samedi 20 janvier 2018

Folklore au café La Forêt

Makar, Ilya, Tikhon et Ivan
Le concert est passé, je devrais dire la soirée, car ce fut informel et détendu comme il sied à une manifestation liée au folklore. Une partie des musiciens n'est pas venue, cela arrive aussi assez souvent, plus ceux qui arrivent au dernier moment et ceux qu'on n'avait pas prévus.
J'ai écouté avec intérêt le cours de Dima Paramonov qui a précédé le concert. Des enthousiastes étaient venus de loin, mais il y en avait sur place, très heureux de l'aubaine. Dima a expliqué que dans le folklore tout était lié (comme à toutes les époques normales précédentes, c'est une innovation de la nôtre que cette séparation, cette atomisation, cet enfermement dans notre solitude au sein de la multitude qui ne permet aucun échange ni aucun enrichissement, ni aucune harmonie). Il a montré, par exemple, qu'il fallait quand on jouait diriger le geste de haut en bas, parce que la danse russe consistait à piétiner la terre, non à bondir dans les airs, comme dans d'autres traditions.
Des participants m'ont dit que le folklore renaissait partout, qu'il y avait un grand engouement. C'est sans doute pour cela qu'il fallait à certains fermer le Centre national du folklore russe...


Le cours
des petits enfants très absorbés.

Il a expliqué que pour apprendre le folklore, le mieux était de la faire en famille, pour que les enfants grandissent avec cela et en soient nourris et que la famille puisse le pratiquer à toute occasion. Du reste, outre la famille Leïkine, il y avait une famille nombreuse des environs de Pereslavl qui était là avec ses cinq enfants, lesquels participaient à la leçon avec un très grand sérieux.
Ma vielle m'a encore joué des tours. Je l’avais accordée le matin, tout allait bien, le trajet en voiture a suffi pour tout dérégler. Je me suis éloignée à l'étage en dessous pour la remettre en ordre, ce qui m'a pris un certain temps, de simplement passer par l'escalier froid l'avait déjà modifiée et elle continuait à se dérégler au cours des chansons, de sorte que je n'en ai chanté que deux, au lieu des trois prévues, et j'étais très gênée par le phénomène. Le public a été indulgent, Dima trouvait que c'était plus authentique! Mais j'ai hâte de récupérer la vielle de Vassia Ekhimovitch. Ma vielle avait autrefois des cordes de débroussailleuse et Skountsev les a changées pour des cordes de harpe, je me demande au fond, si elle n'était pas faite pour la débroussailleuse...
J'ai fait la connaissance d'une correspondante Facebook, collaboratrice du musée de Pereslavl, qui est venue m'apporter des fleurs et une invitation à une conférence sur la bibliothèque disparue d'Ivan le Terrible. La bibliothèque d'Ivan le Terrible c'est pour les Russes comme pour nous le trésor des templiers.
Le père des enfants Leïkine, qui se sont produits avec des petits copains et leur grâce habituelle, m'a offert un tableau de sa main.

le tableau de Mikhaïl Leïkine

Les gens étaient très contents, après la fin du concert, on continuait à jouer et chanter, et l'on ne partait pas. J"ai embarqué chez moi l'équipe de Dima, avec une forêt noire offerte par le café La Forêt, qui pense renouveler l'expérience!
Nous avons mangé le gâteau avec du thé et des chansons. Je n'ai pas eu le temps d'enclencher mon appareil quand Dima et les jeunes femmes se sont mis à chanter, et c'est dommage, car leurs visages reflétaient un tel bonheur et une telle pureté...
L'une d'elles, Galia, est restée dormir chez moi, tandis que les autres repartaient à Serguiev Posad. Galia m'a donné un cours de gousli, et j'ai compris dans quelle direction travailler. Elle peint des icônes, et nous en avons aussi beaucoup parlé.
A côté de cela, Gilles et Lika m'ont présenté un ami qui, apprenant que j'étais orthodoxe, s'est exclamé qu'il était athée et détestait l'Eglise orthodoxe. Il était francophone, francophile, avait eu une librairie française à Irkoutsk. Je lui ai dit que je n'étais moi-même pas du tout francophobe et ne reniais pas ma culture française mais j'ai la nette impression que nous n'aimons pas la même France. C'est-à-dire que moi j'aime la France, patrie charnelle, et lui la France des droits de l'homme...
A mon avis, il n'aime pas le folklore non plus.
C'est là que je me sens ici très à ma place. Car les gens comme lui ne sont pas la majorité, du moins à Pereslavl.

les enfants Leïkine

Dima et Galia chantent un chant de Noël

avec ma malheureuse vielle!

vendredi 19 janvier 2018

Théophanie

C'est la Théophanie. J'aurais dû aller à l'office hier soir, mais après la pâtisserie et les courses, je n'ai plus eu le courage. J'y suis allée ce matin, avec une bouteille à remplir d'eau bénite. Beaucoup de neige était tombée, et il faisait froid, pas ce qu'on appelle "les froids de la Théophanie" qui ont la réputation d'être les plus féroces, mais moins dix degrés avec un peu de vent. Peut-être que ce sont là les plus basses températures que nous aurons au cours de cet hiver tiédasse.
Au moins nous avons de la lumière, et même du soleil, j'ai vu ce matin une magnifique aurore. La neige blanche et poudreuse recouvre les disgrâces des rues et étincelle.
J'ai honte de ma flemme, de ma faiblesse. A Cavillargues, je ne manquais pas une liturgie ni surtout les vigiles des fêtes, surtout une fête comme la Théophanie, si pleine de sens, si belle, et c'est à la Théophanie que je suis devenue orthodoxe, il y a... 46 ans.
Après avoir tout fait pour cela, je me souviens que j'avais peur. Ma tante Renée, qui est aussi ma marraine, avait voulu venir, bien qu'elle ne comprît pas du tout ce que je faisais là. Et tout à coup, j'avais eu l'impression de me séparer de ma famille bien aimée, et aussi de mon pays. Je ne m'étais sentie allègrement orthodoxe qu'à la Pâque suivante.
Je m'étais convertie en même temps que ma meilleure amie Béatrix, devant le père Serge Chevitch qui, la première fois que je l'avais vu, m'avais fait l'effet d'un saint. J'avais annoncé à mes tantes et mes cousines: "J'ai vu un saint". Ce qui était sûrement le cas, mais cette déclaration n'a pas eu sur les miens grand effet, sinon d'accroître ma réputation d'originalité.
Trente ans plus tard, à Moscou, je suis allée à la Théophanie comme aujourd'hui sans entrain, avec lassitude, et je me tenais dans ma paroisse moscovite en me demandant quand tout cela allait finir, et quand je pourrais rentrer chez moi, et j'en avais éprouvé, comme aujourd'hui, tant de honte, que j'ai supplié Dieu de faire quelque chose pour moi, ou avec moi. J'avais alors connu un moment de grâce indescriptible et compris, en voyant mon père Valentin plonger sa croix dans la cuve d'eau, qu'il était réellement, quand il officiait, investi de l'Esprit Saint. J'avais alors réalisé que cela faisait exactement trente ans que j'avais franchi le pas et qu'une telle grâce était la confirmation divine que j'avais fait le bon choix.
La soeur Larissa a tenu une fois de plus à me garder à déjeuner, et je me suis retrouvée avec la dame qui dirige le choeur. Elle connaît Sacha Joukovski, folkloriste qui a fabriqué ma vielle et mes gousli, et m'a passé le bonjour de l'accordéoniste Boris, elle a l'intention de venir au concert demain. Elle s'occupe de l'ensemble folklorique local, mais de son aveu même, c'est de la "stylisation", ce qu'on appelait sous l'URSS "la culture de kolkhose" qu'on cherchait à substituer au folklore traditionnel authentique... Une culture de kolkhose qui a découragé bien des intellectuels de s'intéresser à leur propre tradition. Cette dame qui, à priori ne paraît pas spécialement marrante, chuchotait à table où nous étions censées écouter la lecture en silence et pouffait comme une gamine parce que son portable se mettait tout à coup à diffuser de la musique quand elle essayait de me montrer des vues de ses concerts.
Il y aura du monde à notre concert, en réalité nous commençons à craindre qu'il y en ait même trop.
L'autre jour, le taxi qui m'a emmenée chercher la voiture, et qui se signait devant chaque église devant laquelle il passait, m'a dit qu'il jouait enfant dans le monastère saint Théodore fermé par le pouvoir soviétique, et qu'il avait trouvé dans une cave, avec des copains, un sac contenant des chasubles liturgiques brodées, datant d'avant la révolution, mais qu'il ne se souvenait plus de ce qu'ils en avaient fait...
Les gens trouvent partout des vestiges, des objets, des monnaies, des icônes, des croix... Etre exilé dans l'espace est parfois difficile mais être exilé dans le temps est sans remède... Encore qu'ici, et c'est ce que j'apprécie, tous les temps se télescopent, une réalité russe se poursuit plus ou moins déformée, mais obstinée, irréductible, tandis que parallèlement, une réalité contemporaine coupée de ses sources saccage au hasard de son idéologie ou de sa cupidité, comme un camion dont le conducteur s'est bourré la gueule et va zigzagant, écrasant et défonçant tout ce qui se trouve sur son passage.


l'aurore
La veille du baptême d’Arthur, qui avait été fixé à la fête de la Théophanie, le tsar lui avait fait porter une longue tunique de lin blanc, qu’il avait prise avec lui. Arthur assista à la bénédiction des eaux. Un trou en forme de croix avait été ouvert dans la glace de la rivière Seraïa. Emmitouflé dans sa touloupe, coiffé d’une chapka, les mains au chaud dans des moufles fourrées, les pieds dans de douillettes bottes de feutre, Arthur regardait la cérémonie avec un intérêt révérencieux. « Dans ton baptême au Jourdain, ô Christ, s’est manifestée l’adoration de la Trinité. Car la voix du Père te rendait témoignage en t’appelant Fils bien aimé ; et l’Esprit, sous la forme d’une colombe confirmait cette parole inébranlable. Toi qui as paru, ô Christ notre Dieu, et illuminé le monde, gloire à toi ! » chantait le chœur. L’Anglais regardait le métropolite Philippe, venu pour l’occasion,  qui, dans ses brillants habits liturgiques, plongeait une croix d’or dans l’eau noire. Des diacres projetaient de grands arcs cristallins sur la foule aux vêtements bigarrés. Suspendues dans une brume neigeuse, les coupoles des églises de la Sloboda luisaient d’un éclat sourd. Alors Arthur vit une chose inconcevable : un certain nombre d’opritchniks, parmi lesquels Fédia, qui se déshabillaient et allaient se plonger dans le trou. Avec une terreur respectueuse, il les regardait sortir vivants de l’épreuve, et se sécher mutuellement dans de grands draps en riant, quand le père Arkadi lui fit signe d’approcher : « Nous allons procéder au baptême, Artour Robertovitch !
- Ici ?
- Eh bien oui : ici, nous ne manquons pas d’eau !
- Tu veux dire, père Arkadi, ici, dans ce trou ?
- Oui, oui ! approuva le père Arkadi, avec un sourire confiant. Ici même ! Monseigneur Philippe a manifesté le désir de te baptiser de sa main… »
Arthur croisa le regard du tsar, à la fois attendri et railleur. Le métropolite s’avança vers lui,  prononça les trois exorcismes, et, se tournant vers l’occident, Arthur renonça par trois fois à Satan, et récita le Credo en slavon, sans le filioque. Vint le moment où il dut se déshabiller, et posant ses pieds nus dans la neige, marcher jusqu’à la terrible croix noire et scintillante, enchâssée dans ses brèches de glace, et se laisser glisser dans ce froid liquide et consumant. Le prenant par les cheveux avec une douce autorité, le métropolite l’immergea par trois fois, en prononçant la formule rituelle : « Au nom du Père, et du Fils, et du Saint Esprit… » Et chaque fois, suffoqué, il entrevoyait, brouillés par le ruissellement de l’eau glaciale, la croix d’or brûlante, comme une grande étoile, le saint vieillard resplendissant,  dans l’étincelante armure de sa chasuble, le soleil voilé et miroitant dans les brumes fuligineuses, et pensait qu’il allait mourir ou que c’était même déjà fait. Mais il en ressortit vivant,  hoquetant et à moitié noyé, et se laissa envelopper, frotter et sécher par des mains compatissantes, qui lui passèrent la tunique blanche : « Accorde-moi la tunique de clarté, toi qui te drapes de lumière comme d’un manteau, trésor de tendresse, ô Christ notre Dieu. »
Fédia glissa un tapis sous ses pieds nus, et sur un signe du tsar, lui apporta la propre pelisse du souverain, dans laquelle il le drapa. Arthur s’inclina profondément, car c’était là un grand honneur. Il porta la main à ses mèches rousses et les sentit craquer comme du verre : ses cheveux étaient en train de geler. Le métropolite lui administra la chrismation, traçant avec de l’huile sainte une croix sur ses mains, ses pieds, sa bouche, ses narines et ses oreilles : « Sceau du don du saint Esprit ». Arthur se sentait bien, mort et ressuscité, la chaleur revenait doucement dans son corps paisible et régénéré. Tout prenait autour de lui un nouvel éclat : l’azur du ciel qui perçait à travers les mailles lâches et translucides des nuées défaites, les oiseaux planant, le tintement des encensoirs et leurs bouffées odorantes, la splendeur hiératique des vêtements sacerdotaux, les visages recueillis, les cierges, les lanternes, les icônes et les bannières, le lumineux métropolite, tout lui semblait saint et magnifique, miraculeusement réconcilié, les fidèles ordinaires, les boïars richement vêtus, les sombres gardes et leur tsar. Ils ne formaient plus qu’un seul corps, relié par des myriades d’invisibles nervures à un unique tronc cosmique, exubérant d’une joie calme et infiniment croissante à laquelle, lui, Arthur, se trouvait intégré désormais sous le nom d’Artiom, Arthème, qui venait de lui être donné.
« Vous tous qui avez été baptisé en Christ, vous avez revêtu le Christ, alléluia… »
C’était sans doute cela, revêtir le Christ. Revêtir un nouveau corps et une nouvelle âme qui se trouvaient tout à coup mystérieusement solidaires de toutes les autres, pris dans ce Souffle unique qui pénétrait toutes choses. C’était sans doute cela, la grâce, la descente du Saint Esprit, sous la forme d’une colombe…


mercredi 17 janvier 2018

Logan

Il m'a fallu aller chercher ma Logan toute affaire cessante. On m'a fait attendre trois jours de plus, mais quand c'est prêt, c'est prêt. J'aurais voulu remettre au lendemain, pour venir le matin et repartir de jour tranquillement, sans bouchons, mais non, le client n'est pas roi.
Arrivée là bas, j'ai attendu des heures que l'on mît en ordre toute la paperasserie, j'ai cru que je n'en sortirais jamais. Pour finir, la vendeur m'a déclaré qu'il y avait encore la "solennité finale". Ho? Et c'est quoi? La voiture m'attendait, drapée comme un monument à inaugurer, avec une affiche devant:

NOUS VOUS FELICITONS

Laurence, Marguerite, Madeleine Guillon,

Et en effet, le directeur m'a félicitée, puis SHAZAM! a tiré sur la bâche pour dévoiler l'engin, mais il n'y a pas eu de fanfare, ni de bouteille de champagne cassée sur le capot, je trouve que c'est dommage.
Je suis repartie de nuit, comme je le craignais, et j'ai eu des bouchons, mais pas trop. Il faut que je m'habitue, cette Logan a toutes sortes de gadgets que n'avait pas mon modèle précédent.
Mon plombier m'a dit qu'il m'avait fait une réclame énorme, pour le concert,et que beaucoup de gens allaient venir. J'ai en effet l'impression qu'il y aura du monde, et ce sera j'en suis sûre, très réussi du côté des petits Leïkine & Co et des virtuoses des gousli, mais moi, tout ira bien si la salope de vielle ne me trahit pas et ma mémoire non plus...

mardi 16 janvier 2018

Le monde est petit.


 J'ai trouvé dans ma boîte ce mot d'une correspondante qui habite en Suisse:

Chère Laurence, 
Bon Nouvel An orthodoxe!!!
Ce jour, j'ai eu l'immense joie de voir, écouter et faire connaissance avec vos amis, les Skuntsev !!! Eh oui, ils sont venus donner un concert près de chez moi (25 km), magnifique, vrai, ils nous ont donné de la joie et profondeur - j' y suis allée avec Nikola , mon fils (l'un des fils de Vladimir s'appelle aussi Nikolaï) - et c'est mon anniversaire aujourd'hui et c'est la fête de Saint Basile le Grand , c'est un cadeau inoubliable du Seigneur!!! J'ai parlé à votre ami de vous (comme j'ai pu, je comprends un peu le russe grâce au serbe) et il me dut "Lorans Gijon, drug moï..."  (Laurence Guillon est mon amie)- cela fait plus d'un an que je vous lis et que vous citez très souvent cette famille merveilleuse - et voici qu'ils sont la, devant mes yeux, dans mes oreilles et - dans mon coeur !!! Merci merci merci, vous êtes à votre place en Russie, ne nous laissez pas sans nouvelles, sans beauté dans votre blog, sans vérité! Srećna Nova Gidina, Lorans

Le monde est vraiment petit, et voici les photos:




La famille Skountsev chez les Suisses.

En dehors d'Ivan le Terrible, j'ai en permanence le père Placide à l'esprit. Et maman. C'est curieux, mais c'est comme cela. Le père Placide va sans doute m'accompagner et m'avoir à l'oeil, il a tellement insisté pour me faire partir en Russie... Les soeurs de Solan ont eu un accident très grave sur l'autoroute et en sont sorties indemnes: elles pensent que c'est le premier miracle du père Placide... Le nombre de mes intercesseurs s'agrandit: le père Placide, le métropolite Philippe, le tsar Théodore, saint Alexandre Nevski... quand à maman, le père Placide va sûrement s'en occuper. Mais elle me manque souvent, et comme celui de mon petit chien, son souvenir me fend le coeur.
J'ai décidé de finir les peintures de la cuisine. C'est toujours intimidant, si c'est raté, que faire? Je me suis lancée. 
Voici le résultat:




dimanche 14 janvier 2018

Le concert prend forme

Le concert est prévu depuis la nuit des temps, mais comme d'habitude en Russie, j'ai les renseignements indispensables une semaine à l'avance... avec Micha, Serioja et Vadim, c'était d'ailleurs plutôt la veille!
Les merveilleux enfants Leïkine et leurs petits copains ouvriront le concert avec des chansons de leur choix. Ensuite, ce sera Dima Paramonov et ses élèves, puis moi avec deux ou trois chansons (je pense que ce sera trois, ça dépend de l'humeur de ma vielle). Puis l'ensemble Jivaïa Voda avec Yegor Strelnikov et Romane. Ensuite, nous chanterons ensemble un vers spirituel.
Mais auparavant, il y aura un stage, une leçon de deux heures et des élèves qui viendront de Yaroslavl, et même de Kostroma ou de villages perdus de la région de Yaroslavl, et ça, je n'étais pas au courant.
Mais ce n'est pas trop grave, je pense, car côté Gilles et Lika, c'est pareil, il y a des Français qui ne viennent pas par hasard faire leur vie en Russie, ils ont des dispositions...
Lika ne pouvait me donner une heure pour le concert, car elle voulait voir s'il n'y avait pas une éclipse de lune ce jour-là. Dima m'a dit: "A six heures, l'éclipse sera terminée". Ouf, me voilà soulagée. Nous avons décidé de l'heure et du stage et du concert, car sinon, nous aurions encore perdu deux jours.
J'avais préparé des chansons, mais il me faut apprendre le vers spirituel final, qui est très beau, d'ailleurs, et sûrement très ancien.

"Dans les eaux du Jourdain
J'irai trouver le Seigneur
Et le Saint Esprit
Descendu sur Lui"

Hier, j'ai lu le canon à l'archange Michel composé par Parthène le Fou, soit Ivan le Terrible. Je l'ai lu pour son âme et pour la mienne. Quelle étrange impression d'entendre prononcés par ma voix les mots de cette prière que le redoutable et malheureux tsar a conçue il y a quatre siècles... Je crois que je vais le faire régulièrement, pour lui et pour moi. C'est le père Valentin qui m'a fait passer par Xioucha les épîtres du tsar et son canon.
"Saint Ange, fais-moi boire la coupe du salut, et j’accueillerai ta venue avec joie et bonheur et je te prierai: ne me laisse pas dans la solitude"
La solitude, tsar Ivan, nous savons l'un et l'autre ce que c'est. Prions ensemble... ou plutôt laisse-moi prier à ta place, puisque là où tu es, tu ne peux plus rien faire.




Surgi du néant, l’Archange s’embrasait tout entier pour se ternir ensuite, comme un métal surchauffé retombe peu à peu dans son inertie et sa froideur initiales. Ses ailes coulaient sur son manteau, entrelaçant à l’infini leurs diagonales sanglantes, et son image se désagrégeait et s’effaçait dans la nuit. C’était une illusion récurrente des ténèbres, une illusion mortelle qui hantait ses songes.
Le tsar s’éveillait d’un court sommeil agité. Au dessus de sa tête voguaient, paisibles, les nefs translucides des veilleuses. « Eloigne-toi de moi, Satan ! » souffla-t-il et, se signant, il ajouta: « Que Dieu se lève et que ses ennemis soient dispersés, et que ceux qui le haïssent fuient devant sa Face ! »
Il chercha autour de lui et le vit près de l’icône d’or où figurait saint Michel en relief, dans son armure émaillée. Le jeune garçon chantait d’une voix sonore et poignante. Son avant-bras drapé de soie rouge, son joli visage et ses boucles blondes se détachaient de l’ombre par intermittence. Vêtu d’un caftan de laine blanche largement brodé de motifs noirs au point de croix, avec de longues manches à crevés nouées dans le dos, des braies rayées, une ceinture  et des bottes écarlates, il portait en travers de sa poitrine des gousli en forme d’aile : c’était avec l’escarboucle qu’il avait au doigt, une partie de l’héritage de son père.

Ils viennent, ils viennent, les derniers siècles
Les sources des rivières vont se tarir
Le soleil et la lune vont s’assombrir
Les claires étoiles tomber sur la terre
Et l’archange Michel va surgir
Il va sortir sur la haute montagne
Et jouer de sa trompette d’or :
Debout, les vivants et les morts…[1]