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dimanche 13 mai 2018

Potion magique

Ce matin, liturgie au monastère saint Théodore, où j'ai retrouvé ma nouvelle copine, la belle Nina. Elle est venue me rejoindre chez moi par la suite, après avoir aidé les soeurs à nettoyer l'église. Elle m'avait apporté, pour soigner mon genou, ou plutôt pour soulager la douleur, une décoction d'amanites tue-mouches. Que voici:

la décoction d'ammanites tue-mouches

La chose marine dans l'alcool. Cela ne se boit pas, je vous rassure, on l'applique sur la région douloureuse. 
La réalité dépasse vraiment la fiction, car dans mon livre, Fédia rencontre une sorcière de village, à Pereslavl-Zalesski, et elle lui prépare une potion du même champignon: 

Il fit passionnément l’amour avec la rouquine, puis passa aux choses sérieuses: « Dis-moi, Paracha, tu m’as parlé des puissances cachées et du sachet qui les faisait voir...
- Oui, oui, barine chéri, ce sont des champignons… Tu sais le rouge, avec des petits points blancs…
- Le tue-mouches ?
- Ne te trompe pas dans les doses. Dans un sachet, tu as juste la dose, avec d’autres ingrédients qui tempèrent. Tu veux essayer ? »
Elle lui confectionna une potion. Fédia était un peu anxieux, mais il lui faisait confiance. Il l’ingurgita, elle aussi, et ils sortirent dans la prairie, sous les étoiles. Ils s’éloignèrent vers le lac, à travers le bois. Fédia entendait les moindres bruits avec une netteté inhabituelle, et il voyait les visages frustes et bosselés des arbres qui tanguaient à sa rencontre, leurs prunelles d’ombre mouvante, leurs multiples mains dansantes, leurs bouches qui ruminaient le vent, et la lune aveuglante, et les ponts de lumière que se lançaient de l’un à l’autre les astres dans la nuit. Tout cela fonctionnait ensemble, le ciel et la clairière, les arbres et le lac, dont il s’approchait fasciné, et qui le regardait de ses innombrables yeux fugaces, bleuâtres sur l’eau noire, et étrangement  malicieux, presque impudents

Ensuite, Nina m'a engagée à tout vendre pour aller m'installer à Kostroma, où les gens, instruits de mon existence par ses soins, voudraient m'attirer: Kostroma, c'est le nord, la vraie Russie, les sales pattes du libéralisme à l'affût de toujours plus de pognon n'ont pas encore trouvé là bas grand chose de rentable. Elle compte me présenter un vieux-croyant de Yaroslavl qui aime les vers spirituels et en écrit. Puis elle m'explique comment le domovoï lui avait caché ses gants de jardinage et joué toutes sortes de tours, dans la maison de ses parents: "C'était pour me faire comprendre que je ne peux pas la laisser plus longtemps à l'abandon, il n'est pas heureux dans ce foyer vide."

Là encore, je me suis souvenue de mon livre:

Il disparut, et le jeune homme entendit la voix chuchotante de la tante Frossia invectiver le domovoï, tandis qu’elle remettait du bois dans le poêle : «Tu as presque laissé mourir le feu, infection ! Alors que notre barine est malade ! Tu ne veux pas de nous, ici ? »
Elle se tourna vers les icônes et marmonna ses prières matinales, puis recommença ses jérémiades à l’endroit de l’esprit domestique mal disposé : «Ah maudit, qu’as-tu fait de ma cuillère en bois, la grosse, celle qui est pratique ? Rends-la-moi, nous te donnerons du lait ! »
Fédia sourit et vit que Vania le regardait d’un air malicieux. Il faisait encore bon, sur le poêle. Fédia enlaça le petit garçon et respira la merveilleuse odeur enfantine de ses boucles soyeuses : «Monseigneur Philippe est venu nous bénir, ce matin, lui souffla-t-il.
- C’est vrai ?
- Oui, juste avant que tu ne te réveilles…
- J’aurais tellement voulu le voir…
- Il avait sur sa coiffe un séraphin qui brillait comme une étoile…
- Oh papa… La prochaine fois, réveille-moi ! »
Fédia le berça contre lui : « Quand il le faudra, tu seras réveillé… »

C'est toujours une grande émotion pour moi que de voir la réalité russe contemporaine recouper ce que je raconte dans mon histoire du XVI° siècle... D'autant plus qu'il s'agit plus d'intuition que d'érudition...
Nina m'a dit que je ne devais absolument pas mettre mon champignon du thé au réfrigérateur, car le froid l'empêchait de travailler et la fermentation ne se produisait pas. Et alors il n'avait pas le même goût.
Elle est la fille d'une kolkhosienne et d'un mauvais sujet, mais elle a la grande classe. Elle approche la soixantaine, on lui en donne facile dix de moins, et jeune, elle devait être absolument superbe.
Nous avons fait le tour du jardin, et elle m'a donné des tas de conseils utiles, le premier d'entre eux, ne surtout pas laisser mes entrepreneurs me débarrasser des planches de l'ancienne clôture: "Tout est utile, vous allez pouvoir tracer des chemins avec ces planches, où l'herbe ne vous gênera pas, et esquisser ainsi le plan de votre potager. Ensuite, vous assemblez avec des vis quatre planches et vous avez le cadre de vos futurs carrés de légumes. Puis ne vous embêtez pas à faire venir de la terre: tous vos déchets organiques, vous les jetez dans vos carrés. Oh tiens, vous avez déjà un superbe plant d'oseille qui pousse ici... Moi vous savez, souvent, je plante aussi n'importe où, et je regarde ce que ça donne. Tous ces petits bouts de bois qui sont restés quand ils ont égalisé votre clôture, vous pouvez les placer entre vos fleurs, pour délimiter l'endroit où elles se trouvent, l'herbe pousse moins, et on a moins tendance à leur marcher dessus. Et puis le carton, par exemple, vous faites des trous dedans, vous le posez, et hop, une pomme de terre dans chaque trou!"
Je me suis rendu compte qu'elle pratiquait une sorte de permaculture empirique à elle, et cela semble être sa passion. Elle a toutes sortes de recettes à base d'herbes sauvages, culinaires ou médicinales.
Elle me paraît très intelligente et originale. 
"Vous voyez, me dit-elle, parfois, j'aimerais retourner au moyen âge.
- Je vous comprends, moi aussi. La vie était dans un sens beaucoup plus dure, mais...
- Mais il y avait la communauté, les liens familiaux, la société paysanne, la foi, les rites, les chants... Tout le monde chantait.
- Oui, tout le monde chantait."
Et le poète a beau dire que les chants désespérés sont toujours les plus beaux, les sociétés qui ne chantent pas ne sont pas des sociétés heureuses et saines et réciproquement. Les folkloristes chantent, ils ont tous une communauté, celle des folkloristes, ils se connaissent tous, se retrouvent à travers le pays à diverses occasions, ce qui recrée l'équivalent de la communauté paysanne, car de même qu'in paysan n'existe pas seul, un folkloriste non plus, car on ne fait pas longtemps de musique tout seul, la musique doit se partager, c'est un échange. 

Le champignon du thé

Ca marche, la décoction d'amanites, j'avais vraiment mal ce matin, ce soir, je ne sens presque plus rien.


samedi 12 mai 2018

Solba

Un ami folkloriste, Sacha Joukovski, m'a conviée à venir le rejoindre au monastère Saint Nicolas de
Solba, à une soixantaine de kilomètres de Pereslavl. Lui-même a une datcha à dix minutes de là. Il y avait un festival de folklore, me disait-il, dans ce monastère. Je suis arrivée bien avant lui et j'ai rôdé sur le territoire, qui m'évoquait le faux kremlin kitsch qu'on a bâti à Ismaïlovo, à Moscou, là où il y avait le marché aux puces. D'abord il y a un énorme mur d'enceinte, genre citadelle imprenable, mais percé de multiples fenêtres, évidemment, donc on se demande pourquoi il est là, et du reste, la plupart des monastères ont un mur d'enceinte assez modeste. On a toujours intérêt à faire simple, à notre époque, à ne pas essayer de copier le passé, c'est son esprit qui doit vivre en nous et s'exprimer dans le présent. Et puis tout cela a dû coûter un maximum, pourquoi faire, pourquoi si grandiose, alors qu'il y a tant de choses à restaurer qui tombent en ruines. Enfin tout cela n'est pas harmonieux, et je dirais même n'est pas monastique. Question folklore, c'était de tous les côtés ce qu'ici on appelle "klioukva", c'est-à-dire du toc, du faux, de la contrefaçon, que ce soit la musique et le chant ou "l'artisanat" présenté partout. Les gens n'ont plus aucune idée de ce qu'était vraiment la culture paysanne et ce ne sont pas de telles manifestations qui vont la leur restituer. La seule chose authentique que j'ai trouvée, c'étaient les poupées de chiffons traditionnelles. J'en ai fabriqué une et acheté deux autres, un prix dérisoire. Ces poupées n'ont pas de traits du visage dessinés, on considérait autrefois que le visage ne devait être représenté que sur les icônes, et en plus, on redoutait le mauvais oeil. Le style des poupées correspondait à un dessein ou une circonstance précis, fertilité, mariage, fêtes... Elles permettaient aussi de développer l'agilité des doigts chez les petites filles, pas seulement des doigts, je dirais, en tant qu'ancienne instit, mais de la cervelle. Rien n'est cousu, tout est noué.
De toute évidence, il ne faut pas compter sur le monastère de Solba pour éduquer le goût des populations... Solba n'est pas Solan!
 Il y avait un excellent ensemble de chanteurs géorgiens avec des voix puissantes, une formation de chant byzantin qui m'a ramenée brusquement à Solan, et le très beau choeur des moniales du monastère sainte Elizabeth de Minsk, que nous avons écouté dans une des églises, plus belle à l'intérieur qu'à l'extérieur, grâce à ses icônes.
J'ai discuté avec une pieuse dame venue en pèlerinage qui s'extasiait sur ce qu'on avait réalisé ici en vingt ans, cela tenait du miracle, et moi, je ne sentais pas trop de miracle là dedans, plutôt de riches sponsors et une higoumène femme d'affaires.
J'avais décidé de repartir chez moi quand j'ai enfin rencontré Sacha, sa femme Ira et une partie de leurs enfants. Timocha a déjà quatorze ans, et il est toujours aussi sympa, avec un tendre visage russe avenant au nez retroussé, mais quand je lui ai dit qu'il était bon, j'ai commis un impair: à quatorze ans, il a envie d'être viril, et pas bon, comme si les deux choses n'étaient pas compatibles! Il aura pourtant du mal à cacher son jeu: la bonté lui sort par tous les pores!
Assise dans un coin avec Sacha, qui a boîté toute sa vie, tandis que moi, je découvre avec l'âge, je me sentais ahurie, fatiguée. Il faisait chaud, ce qui nous rend toujours un peu ivre, ici, quand cela se décide à arriver. Cela nous monte à la tête. Je regardais fixement un petit nuage blanc, très pur et très seul dans un azur immense et serein, et tout à coup, cela me parlait de Dieu mieux que le grandiose monastère. Sur l'estrade, se produisaient des sourds muets qui mimaient une chanson sirupeuse, sirupeuse, mais bruyante, nous ne sommes pas sourds, nous! Et cela me résonnait dans une oreille, tandis que l'autre captait des bribes de chant folklorique, ou des cris, des conversations, et au delà, dans l'azur calme, passait ce nuage, silencieux, lumineux, mystérieux et d'une insondable innocence.
Au moment de quitter le monastère, j'ai vu, derrière un stand, une jeune moniale qui me prodiguait de tels sourires que je me suis demandé si je ne la connaissais pas, d'ailleurs je lui ai posé la question. "Mais non, je ne crois pas, m'a-t-elle répondu, ou peut-être... Simplement, je suis contente que vous soyez venue nous voir!
- Laura vient de France, a précisé Sacha, c'est notre Française orthodoxe de Pereslavl!"
La joie de la moniale n'avait plus de limites...
En chemin, à l'aller et au retour, j'ai constaté les ravages de la tôle galvanisée, les toits et les palissades aux couleurs criardes qui jurent entre elles, et bien sûr, les grosses maisons hideuses tombées comme des ovnis dans le paysage russe. C'est comme une épouvantable lèpre qui fait disparaître tout ce qui est vrai, beau et vivant au profit (c'est le mot) de ce qui est faux, moche et mort.
Je n'avais pas emprunté la route qui va de la datcha de Sacha à Pereslavl depuis près de dix ans. Il y avait, au village de Troïtskoïé, une église que je me désolais de voir en ruines, et de loin, j'ai vu qu'elle était entièrement refaite, j'ai même douté que ce fût la même. Mais c'était bien Troïtskoïé, et son église...
La route aboutit à un tank. C'est notre point de repère: au tank, prendre à droite. Le tank était pimpant et couvert d’œillets rouges: le jour de la victoire...





Samovar et sa théière en baudruche

samovar géant

le petit nuage
L'église de Troïtskoïé telle que je l'avais dessinée en 2008

L'église deTroïtskoïé aujourd'hui
Les poupées



vendredi 11 mai 2018

La clôture


Le temps merveilleux se poursuit, cette année, c’est un vrai cadeau, mais j’aimerais un peu de pluie pour mes plantes, encore que le sol soit toujours humide, ici. Je me suis beaucoup activée, tous ces jours-ci, dans le jardin, il y a tant de travail, une action en appelle une autre. Certaines plantes me semblent avoir du mal à démarrer, bien qu’elles ne soient visiblement pas mortes. Il ne fait pas chaud, avec tout ce soleil, le vent est froid, et j’ai finalement remis un peu de chauffage. Il me faudrait restituer la cheminée, refaire le conduit extérieur et mettre un insert. Cela me permettrait de chauffer un peu le soir, de faire partir l’humidité. Je le ferai peut-être. Il me faudrait être sûre que cela ne m’apportera pas de fuites d’eau, il faut que ce soit fait par quelqu’un de normal.
Aujourd’hui, on me refait la palissade, et j’ai terriblement peur qu’on ne piétine mes plantations. 
.La réception de Netanyaou par Poutine fait des vagues. Certains y voient la marque de sa trahison ou de son inféodation peut-être ancienne, d’autres son désir de paix et son astuce diplomatique, je dois dire que je suis désorientée, et effrayée, car s’il craque, ou s’il est un pourri complet, nous n’aurons plus aucun dirigeant qui résiste à l’empire  mondialiste qui nous asservira complètement et détruira fondamentalement tout ce que nous sommes. Il m’est déjà assez douloureux de voir disparaître la France, voir submerger et achever la Russie me serait insupportable. 
Au regard de tout cela, les périodes antérieures m’apparaissent comme des paradis perdus quelles qu’aient pu être leur dureté et leur insécurité, car nous avions du moins la consolation de nos communautés, de nos liens culturels et affectifs, de notre passé et de notre présent commun,  de notre foi, de nos épopées et de nos chansons, et le meilleur signe que ces époques étaient préférables, c’est qu’elles produisaient de la beauté en abondance, elles baignaient dans la beauté, alors que la nôtre sombre dans la hideur et la cacophonie, dans l’infamie totale et totalitaire.
C’est bien d’ailleurs cette solidarité, cette communion qui unissait nos entités nationales de façon verticale, à travers l’héritage multiséculaire de nos ancêtres, et horizontale, entre ceux qui partagent cet héritage et qui communiquent à travers lui, qu’il fallait détruire pour nous livrer, dans une tyrannie sans précédent, à une déchéance sans précédent, au sein de laquelle le salut personnel deviendra presque impossible. Alors reviendra le Roi, le seul que nous puissions encore espérer, celui de la Jérusalem céleste…
La révolution  de 1789 a défrancisé la France, celle de 1917 a tenté de dérussifier la Russie. Car s’attaquer à la paysannerie, aux cosaques et aux orthodoxes après avoir assassiné le tsar et sa famille d’une manière ignoble, c’était bien dérussifier le pays. La Russie, c’était la paysannerie, l’Orthodoxie et une puissante culture populaire à laquelle on a tenté de substituer la « culture de kolkhose ».
Je pense à la vidéo du père Costa de Beauregard, j'y pense sans arrêt. L'urgence de la prière, de l'ultime transfiguration me rôde dans la tête et le coeur mais je suis si flemmarde, une artiste et une littéraire, je compte sur la miséricorde divine, sur la main tendue qui me récupérera au dernier moment, parce que j'y crois, parce que je compte dessus... avec les miens, avec la France séculaire, et avec la sainte Russie, prends pitié Seigneur...


Iouri Tkatchev considère Ivan le Terrible comme un « navet » et me recommande la lecture de l’historien Soloviev pour avoir une idée du vrai tsar, loin de cette caricature. J’ai trouvé cela sur internet, avec au départ de la vie du tsar, toutes sortes de batailles et intrigues, autour de sa mère veuve et de lui-même. Dans un résumé du point de vue de Soloviev, le tsar offrait des points communs avec des tyrans domestiques que j'ai connus : une nature anxieuse et colérique, méfiante, méprisante, qui attribuait à ses subordonnés les raisons de ses propres échecs et punissait lourdement et injustement pour se passer les nerfs. Dans cette perspective, le film d’Eisenstein n’en offre pas une caricature mais plutôt une image idéalisée, et c’est ce que je pense.  Cependant, je ne suis pas sûre qu’il ait été tout à fait celui que montre Soloviev non  plus. Le tsar avait aussi des côtés artistiques et esthètes, il aimait chanter, c'était un fin connaisseur en iconographie, un lettré et il écrivait avec talent. 
Soloviev ne semble pas nier le meurtre du tsarévich Ivan. Ce que j’aimerais savoir, c’est si ce qui apparaît dans les biographies occidentales, et aussi pas mal de textes russes, les viols, les orgies de l'opritchnina, l'épisode Fédia Basmanov, est vraiment confirmé de façon assez unanime… J’ai déjà regardé, il y a toutes sortes de textes sur le sujet, jusqu’à des romans érotiques ou à la BD de Phobs (peut-être d’ailleurs assez perspicace)…  Mais je n’arrive pas à avoir une certitude quand aux faits relatés.
Lire sur internet est pénible, d’ailleurs, je n’ai plus pour la lecture le même pouvoir de concentration qu’auparavant. Il me faut sans doute assumer d’avoir fait un roman, qui est un hybride entre des données historiques réelles, mon intuition, et mes visions ou expériences personnelles. Comme les pièces de Shakespeare sur les rois anglais. C’est comme cela qu’il faudrait le prendre, c’est comme cela aussi qu’il faudrait prendre le film d’Eisenstein : un conte sur le pouvoir et l’égrégore qu’il engendre. Et dans mon cas, un conte sur la damnation et le salut, sur la communion des âmes, la responsabilité collective de Dostoïevski. Le tableau d’une société homogène, pareille à une immense famille, dont le tsar, quel qu’il soit, est le centre, le père, et qui est en route pour son salut à travers quelquefois de graves péchés, mais aussi de sublimes sacrifices, l’entité sainte Russie, une foule de pécheurs tendus vers le Ciel, de pécheurs vivants et morts, solidaires, avec tout leur attirail d’églises, de chants, d’épopées, d’icônes, de croix et de bannières,une longue et séculaire procession de Russes de tous milieux, titubant, chutant, se relevant, se poussant et se tirant les uns les autres, vers le jour du jugement qui en fera peut-être à jamais la ville invisible de Kitej. Dans cette procession, il y a le tsar Ivan, pour lequel je prie, aussi bien que le saint métropolite Philippe, il y a le féroce petit sodomite   Fédia Basmanov, pour lequel je prie également, qui avait peut être dans sa vie, comme seule lumière, l’amour porté à ses fils, auxquels il sacrifia un père probablement indigne, et son dévouement pour le tsar. Il y a le lumineux tsar Féodor qui a conclu la dynastie de Rurik. Et au bout de la dynastie suivante, après le tsar Pierre qui, sous l’effet de son occidentalisme sans âme, de son culte exclusif de la technique et de la puissance impériale, a entamé la dérussification enragée qu’ont reprise avec beaucoup plus d’ampleur les leaders soviétiques, le saint tsar Nicolas assassiné par des gnomes. C’est de cela que parle mon livre.
Le remplacement de la clôture m'a valu une causette avec la voisine d'en face, Tatiana, qui est allée aussitôt me déterrer une touffe de primevères, la primevère botanique jaune que je voyais près du "rio Poulet", le joli ruisseau qui coulait au bout du champ voisin de la maison de mon grand-père à Annonay (Ardèche)... Donc, quelque chose dans mon jardin me rappellera ma petite enfance. Parfois, les souvenirs de cette jolie et douce France, de mes tantes et de ma mère ravissantes, de cette maison de l'Armençon, qui me paraissait mystérieuse et poétique, et même parfois un peu effrayante, me font monter les larmes aux yeux.



C'est bien, ouvert, comme ça....



Il va me falloir la peindre ou la vernir. Je pensais à une lazure teintée...

mercredi 9 mai 2018

humeur de mai


Feu d'artifice de la victoire
Le jour de la victoire a pris fin, la victoire qui a coûté très cher. J’avais mis sur Facebook un documentaire sur l’Eglise dans la guerre, en russe, parce que c'était trop long à sous-titrer  : l’héroïsme des Russes mais aussi les persécutions religieuses, Staline qualifiant de traîtres tous les pauvres types tombés aux mains des Allemands, et les promettant ainsi au goulag dès leur retour… Enfin bref. La victoire. Pour l’obtenir, pour éviter à la Russie en proie à une idéologie qui avait entamé sa complète dérussification (car « dékoulakisation » (ou « dépaysanisation ») plus « décosaquisation », plus « déchristianisation », plus anéantissement systématique du patrimoine, qu’est-ce d’autre qu’une dérussification planifiée ? ) de tomber sous la coupe d’idéologues étrangers néopaïens qui planifiaient sa destruction et son pillage, les gens se sont soulevés et unis comme un seul homme, devant l'agresseur, comme toujours dans ce pays, et c’est la leçon que je retiens de tout cela, ils se sont unis, j’espère qu’ils en seront encore capables, les Français, par exemple, ne le sont plus. Or ce qui se dessine comme horreur totalitaire à l'échelle mondiale  pourrait bien être pire que celles du XX° siècle...
Edouard m’a demandé aussi pour son journal ce que représentait la victoire pour moi etc. Et j’étais assez mal à l’aise pour répondre, j’ai dit : l’incroyable héroïsme des Russes, leur unité face à l’agression, une leçon à méditer pour l’avenir… Oui, c'est cela que cela représente pour moi, en toute sincérité. 
J'ai appris que mon permis de séjour était prévu pour le 28 mai, parce que j'ai remis mon dossier le 28 novembre, alors il faut 6 mois de délai légal à un jour près. Oui, mais le consulat, lui, à qui j'avais demandé un visa de 3 mois, ne m'a consenti que 2 mois, jusqu'au 21 mai, et cela sans qu'il y ait aucune explication rationnelle à la chose. Fort heureusement, il paraît que je n'aurai quand même pas à repartir pour une autre tournée de visa. Mais en revanche, je vais être obligée de refaire l'immatriculation de la voiture, de payer plein pot, et de changer les plaques, or j'avais un numéro facile à mémoriser... Pour éviter cela, il me faudrait me présenter avant expiration de la date de mon visa avec la carte de séjour et un nouvel enregistrement...
J’ai jardiné, je voulais aller me promener quelque part, visiter quelque chose, mais j’ai eu peur de tomber dans les déplacements de moscovites qui rentrent chez eux.
J’ai posé les plessis que j’ai trouvés chez Leroy Merlin, maintenant j’envisage les dalles de bois pour créer des chemins, ça prend tournure. Des choses poussent de tous les côtés, que j’ai  plantées ou déplacées à l’automne ou parfois complètement oubliées. Je peux déjà rajouter de petites feuilles de cassis à mon thé, et c'est délicieux. Le jardin devrait déjà être différent cette année, mais il me faut faire livrer de la terre. 
Je lis dans mon hamac et m’émerveille de ce que les voisins ne bricolent pas, ne tondent pas, n’écoutent pas la radio à tue-tête… Je n’entends que le vent, comme dans le Gard le mistral, bien que ce vent-là soit plus erratique. Pas beaucoup d’oiseaux, mais souvent, on n’entend pas tellement les oiseaux quand il y a du vent. 
C’est la grande compétition entre Rom et Georgette pour me rejoindre sur le hamac et ils devinent toujours que j’y vais. En réalité, ils me surveillent sans arrêt, pires que des agents du KGB.
Rosie aime bien quand je suis dehors, car elle n'aime pas être dedans. Nous n'avons pas de mauvaises relations, à condition de ne pas la contrarier, mais pas de grand contact non plus. Nous coexistons. 
Je pense toujours à Doggie avec chagrin, et remords, mais peut-être, me dis-je parfois, que s'il n'était pas mort de cette manière, le molosse intimidant des voisins qui passe à travers ma palissade écroulée l'aurait tué sous mes yeux? Il n'avait pas l'agilité d'un chat...
Enfin, d'ici deux jours, la palissade sera changée. J'ai refusé la tôle qui défigure tout le pays, je mets une palissade russe classique, des lattes de bois espacées. 
Plus d'incursions de molosses.

Cette créature inquiétante, c'est Georgette. Elle est contrariée
quand je bouge.

Rosie et son crâne de chèvre

Pas beaucoup de feuilles, encore, n'est-ce pas?

Rom attend la place occupée par l'autre chipie.




mardi 8 mai 2018

9 mai

Pour cette fête de la victoire du 9 mai, j'ai eu envie de publier cette lettre que j'avais déjà publiée sur un autre blog.


Lettre retrouvée sur un soldat tué pendant la deuxième guerre mondiale

Publié le 

Transmise par le père Basile Pasquiet et traduite par mes soins:


Ecoute, Dieu… Je ne T’ai encore jamais parlé de ma vie, mais aujourd’hui, j’ai envie de Te saluer, Tu sais que depuis mon enfance on me répète que Tu n’existes pas, et moi, comme un imbécile, je l’ai cru. Je n’avais jamais contemplé ce que Tu as créé. Mais cette nuit, voilà que j’ai regardé, depuis le cratère qu’avait fait une grenade, le ciel étoilé au dessus de moi. J’ai compris tout à coup, en admirant l’univers, combien la tromperie avait pu être cruelle. Dieu, je ne sais pas si tu me tendras la main, mais je vais Te dire, et Tu comprendras : n’est-il pas étrange qu’au sein de cet enfer abominable, la lumière se soit révélée à moi et que je T’ai reconnu ? A part ça, je n’ai rien à dire, seulement que je suis heureux de T’avoir reconnu.  Notre attaque doit avoir lieu à minuit, mais je n’ai pas peur : Tu nous vois…
C’est le signal. Que faire ? Je dois y aller. J’étais bien, avec Toi, et je veux encore Te dire que, comme Tu le sais, la bataille ne va pas être facile. Et peut-être que cette nuit, je m’en vais frapper chez Toi. Et voilà, bien que jusqu’à présent je n’ai pas été Ton ami, est-ce que Tu me permettras d’entrer, quand j’arriverai ? Mais voilà que je pleure, on dirait. Mon Dieu, Tu vois ce qui m’arrive, maintenant j’ai mûri. Adieu, mon Dieu, j’y vais ! Et j’ai peu de chances d’en revenir. Comme c’est bizarre, maintenant, je n’ai plus peur de la mort !
Malheureusement, à l'époque, je n'avais pas gardé l'original en russe. Si quelqu'un peut me le communiquer, ainsi que le nom de l'auteur de la célèbre photo si parlante que j'ai choisie comme illustration...
Mais une bonne âme (Béatrice Romand) me l'a trouvée!

Послушай, Бог… Ещё ни разу в жизни
С Тобой не говорил я, но сегодня
Мне хочется приветствовать Тебя.
Ты знаешь, с детских лет мне говорили,
Что нет Тебя. И я, дурак, поверил.
Твоих я никогда не созерцал творений.
И вот сегодня ночью я смотрел
Из кратера, что выбила граната,
На небо звёздное, что было надо мной.
Я понял вдруг, любуясь мирозданьем,
Каким жестоким может быть обман.
Не знаю, Боже, дашь ли Ты мне руку,
Но я Тебе скажу, и ты меня поймёшь:
Не странно ль, что средь ужасающего ада
Мне вдруг открылся свет, и я узнал Тебя?
А кроме этого мне нечего сказать,
Вот только, что я рад, что я Тебя узнал.
На полночь мы назначены в атаку,
Но мне не страшно: Ты на нас глядишь…
Сигнал. Ну что ж? Я должен отправляться.
Мне было хорошо с Тобой. Ещё хочу сказать,
Что, как ты знаешь, битва будет злая,
И, может, ночью же к Тебе я постучусь.
И вот, хоть до сих пор Тебе я не был другом,
Позволишь ли ты мне войти, когда приду?
Но, кажется, я плачу. Боже мой, Ты видишь,
Со мной случилось то, что нынче я прозрел.
Прощай, мой Бог, иду. И вряд ли уж вернусь.
Как странно, но теперь я смерти не боюсь.
Стихотворение найдено в шинели солдата Александра Зацепы, погибшего в Великую Отечественную Войну в 1944 году.
C'était dans le manteau du soldat Alexandre Zatsepa, tué en 1944

samedi 5 mai 2018

Anastasia

Voilà qu'après la description idéale des Italiens, j'en arrive aux Anglais et là, rien ne va plus. Le tsar, il est vrai, au début de son règne "était devenu beau, il était doué d'un grand esprit, de capacités brillantes, dignes du maître d'une si grande monarchie". Tant que dure son mariage avec Anastasia, tout va bien. Elle était "si sage, vertueuse, pieuse et influente que tous ses sujets la vénéraient, l'aimaient et la craignaient. Le grand prince était jeune et emporté, mais elle le dirigeait avec une humilité et une intelligence étonnantes". Cependant, après la mort de la tsarine, le tsar idéal se mue en une bête féroce, un tyran implacable que tout le monde déteste et qui accumule les actions étranges. Là, je me demande si l'Anglais ne force pas un peu la note, d'autant plus que justement, les gens ne détestaient pas le tsar, on ne trouve pas trace de détestation dans le folklore, alors que Pierre le Grand y figure, par exemple, sous la forme du chat enterré par des souris réjouies. La chanson cosaque qui déplore la mort du tsar Ivan est une merveille de poésie épique...
De plus, il me semble que certains détails de la relation de l'Anglais sont confus par rapport au déroulement de la vie du tsar dans les biographies que j'ai lues, peut-être raconte-t-il tout cela par ouï dire, après son arrivée en Moscovie. Il a pratiquement assisté à la mort du tsar qu'il décrit comme un reportage, avec l'extraordinaire moment où il lui montre sa collection de pierres précieuses, aux vertus curatives et magiques desquelles il croyait dur comme fer, j'ai repris d'ailleurs en partie cette scène, c'est à Vania, fils de Féodor Basmanov, qu'il montre ces pierres et il lui en fait cadeau de quelques unes pour le protéger et lui porter chance. L'Anglais évoque également le supplice gratiné d'un compatriote, mage, nécromancien et mathématicien tombé en disgrâce, aventurier douteux et fort peu sympathique qui a payé cher ses intrigues, après avoir fait transporter une fortune en Angleterre, dont il n'aura pas profité.
L'Anglais pense que ce sont les péchés des Russes, filous, sodomites et ivrognes qui leur ont valu un tsar pareil, opinion qui entre en contradiction avec la  description de la lettre adressée au pape. A noter que les atrocités sont commises souvent par les tatars dont il s'était assuré les services, ce qui irait dans le sens des renseignements donnés par le père Antoni sur le côté pacifique et très peu cruel du Russe natif. En réalité, j'observe que la plupart des Russes sont plutôt bons, le problème est que ceux qui ne le sont pas, sont souvent de rares saloperies. L'Anglais n'a aucune sympathie pour les Russes, contrairement aux Italiens. Il présente le fou en Christ Nicolas, qui avait arrêté le tsar sur le chemin de Pskov qu'il se préparait à "punir", comme un "sorcier et un escroc" qui allait à moitié nu en poussant des cris. Apparemment, il est tombé chez les dingues et vivement son retour à Londres.
Que l'Anglais ait exagéré est possible. Mais il ne peut pas avoir complètement inventé tout cela, surtout avec le martyr du métropolite Philippe et celui de saint Corneille à la clé, événements dont il ne parle pas, d'ailleurs. Il a certainement noirci le trait. Mais il y avait quand même matière...
Je suis convaincue, sur un plan vraiment historique, et pas romanesque, que la mort de la tsarine a été déterminante, en réalité, cette tsarine vaudrait un roman. Je ne crois pas du tout que c'était une "biche aux abois" comme la décrivait un Russe qui doutait de son influence sur le tsar. L'Anglais (sir Jerome Horsey) dit que ses sujets l'aimaient et la craignaient. Qu'elle dirigeait le grand prince avec humilité et intelligence. Et elle a vraiment été empoisonnée, certainement parce qu'elle était gênante. D'ailleurs, elle était l'objet de l'hostilité du confesseur du tsar, le prêtre Sylvestre, qui a été ensuite disgracié et envoyé en exil aux Solovki. A une époque où les femmes étaient plus qu'effacées, soumises et sans aucun droit, le rôle prééminent de la tsarine auprès d'un personnage tel que le tsar Ivan laisse rêveur. Elle devait être très intelligente, avoir beaucoup de personnalité, c'était sans aucun doute un être bon, de grande qualité, mais genre main de fer dans un gant de velours, qui ne se laissait pas marcher sur les pieds, tout en adoptant le comportement discret de la souveraine chrétienne idéale, soumise à son époux, qu'elle tenait comme la vierge de la légende la tarasque en laisse.
Il est probable que si un malfaiteur imbécile n'avait pas mis fin à son existence de cette façon prématurée, le tsar aurait sans doute laissé un souvenir absolument radieux à la Russie. Car il aurait sans doute eu le temps de consolider paisiblement son royaume, et de faire toutes les réformes et conquêtes ou reconquêtes nécessaires sans sombrer dans la paranoïa, et fût-elle morte plus tard, quand tout cela aurait été accompli et ses fils adultes, que tout serait resté relativement normal.
C'est à dire que si majestueux, viril et dominateur que le tsar pût paraître, il était sans doute au fond assez fragile, en tous cas, peut-être plus fragile que sa femme, plus génial, mais plus fragile. Elle le rassurait, elle le canalisait, elle l'équilibrait, et il savait le prix de tout cela.
Ce qui m'intéresse aussi beaucoup, c'est que la Russie apparaît, d'après ces témoignages, comme une communauté familiale, cimentée par un héritage culturel spécifique et une foi ardente autour de son tsar, même parano. D'autre part, comme je l'avais senti, elle avait très peu le sens de la propriété, car individuellement, les gens ne possédaient rien que de façon éphémère. Tout appartenait au tsar, c'est-à-dire à la communauté.

Le tsar et Anastasia dans le film d'Eisenstein



jeudi 3 mai 2018

Le tsar idéal

La journée d'aujourd'hui avait ce côté miraculeux du beau temps russe qui vous fond brusquement dessus comme la grâce du Seigneur. Du soleil, un vent frais et léger, un air translucide, de petits nuages blancs lumineux et erratiques comme des anges folâtres. Georgette a observé l'installation du hamac avec un grand intérêt et a sauté dedans dès que je m'y suis allongée.
Mon père Valentin m'a donné à lire un recueil de témoignages d'étrangers sur l'ancienne Russie, du XV° au XVII° siècle. Les mieux disposés sont les Italiens. Les plus hostiles les Polonais. Les plus méprisants, les Anglais.
On décrit un pays immense, très froid, mais riche, avec de tout en abondance. Mais très peu de fruits, tout juste des pommes, et puis des baies sauvages. Des gens très endurants, aux mœurs rudes et plutôt vertueuses.
La composition de la ville de Moscou rappelle celle de Pereslavl Zalesski quand je l'ai connue: autour du Kremlin, des monastères, des églises, d'innombrables maisons de bois qui ont toutes un jardin et qui sont parfois séparées par de grands espaces non construits, des prés intérieurs.
Moscou était alors entourée de forêts impénétrables avec toutes sortes de bêtes sauvages.
Les marchés se tenaient sur la rivière gelée. On apportait la viande littéralement sur pieds: les animaux tués, écorchés et congelés étaient entreposés debout sur leurs quatre pattes, en attendant qu'on les achète, des troupeaux entiers d'animaux écorchés et congelés...
Les Russes sont décrits comme extrêmement pieux (je pense à un Russe acharné à prouver qu'en fait, les Russes n'étaient pas orthodoxes et que l'orthodoxie n'avait pas formé la Russie). Mais très portés sur la boisson, de sorte que les souverains prohibaient complètement l'alcool, sauf pour la période de Noël. Y compris Ivan le Terrible, du moins dans sa jeunesse, je m'interroge sur les festins de l'opritchnina... Quand il buvait, aux réceptions, c'était cul sec, après un signe de croix, tradition qui s'est conservée.
Un Italien s'extasie sur la beauté des Russes, hommes et femmes. Ils sont toujours beaux, ils devaient l'être encore plus à l'époque, et leurs vêtements étaient tellement plus seyants que les oripeaux modernes... Ivan III, grand-père d'Ivan le Terrible, est décrit comme un très bel homme par l'Italien ébloui.
L'ambassadeur Marco Foscarino dépeint Ivan le Terrible:
Le prince et grand empereur appelé Ivan Vassiliévitch est âgé de 27 ans, il est beau de sa personne, très intelligent et magnanime. Pour les qualités exceptionnelles de son âme, son amour de ses sujets et les grandes choses qu'il a accomplies avec gloire en peu de temps, il est digne de figurer aux côtés de tous les souverains de notre temps, s'il ne les surpasse pas...
L'empereur se gouverne par ses lois simples, selon lesquelles il règne et dirige tout l'état avec la plus grande justice. Ces lois sont observées tellement bien que personne n'ose les enfreindre par des interprétations arbitraires et rusées. Aux brigands, aux meurtriers et aux malfaiteurs sont réservés de sévères châtiments; les criminels, comme il se doit, sont soumis aux tortures.
L'empereur s'adresse à tous avec simplicité et s'entretient avec tous; il déjeune avec tous les nobles en public, mais avec une véritable noblesse: avec une grandeur royale, il allie l'amabilité à l'humanité.
Ce tableau ne correspond pas vraiment à l'image qu'on donne partout d'Ivan le Terrible. Et pourtant, c'est l'un de ses aspects, c'est sans doute ce qu'il avait décidé d'être, le souverain idéal. Il avait vingt-sept ans, il n'avait pas encore perdu sa femme ni fondé l'opritchnina...
Interrogé sur la raison pour laquelle il ne laissait pas repartir les Italiens qui travaillaient pour lui, le tsar répond que c'est parce qu'il les aime et a peur de ne pas les voir revenir...
De la même façon, dans mon livre, il coince à la Sloboda l'Anglais Arthur Rackham, parce qu'il l'aime bien et apprécie sa conversation...
Les Anglais trouvent les Russes superstitieux et filous, mais dans une lettre au pape, on dit d'eux:
Se tromper les uns les autres est considéré par eux comme un crime affreux et vil; l'adultère, la violence et la débauche publique sont également très rares; les vices contre-nature sont tout à fait inconnus; on n'entend pas du tout parler de parjure ou de sacrilège.
Ils vénèrent profondément, en général, Dieu et ses saints et partout où ils voient une image de la Crucifixion, ils tombent aussitôt prosternés... Dans les églises, on ne remarque rien d'irrespectueux ou de malhonnête, au contraire, tous, ployant le genou ou se prosternant, prient avec une ferveur sincère.
Mon père et de nombreuses autres personnes honorables qui ont vécu quelques temps en Moscovie, m'ont assuré que les moscovites seraient beaucoup plus justes que nous, si la séparation de nos deux Eglises ne faisait pas obstacle



Mes tulipes botaniques...