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vendredi 10 août 2018

AUX SOLOVKI -5- Conversation avec monseigneur Philippe


j’ai suivi les Messerer et leur ami Sacha au bord de la mer Blanche, et je suis restée je ne sais combien de temps envoûtée sur place par ce que je venais de découvrir au débouché d’un bois de bouleaux et de pins rabougris et couverts de lichens : un chaos de sable et de blocs de granit au bord de cette mer métallique et glaciale, sous de vastes nuées grises, aux lumières sous jacentes pulsatiles, et je suivais leurs torsions, leurs mouvements grandioses  et l’activité des mouettes, qui animent tout cela de leurs diligents éclairs blancs, de leur affût méditatif sur les rochers, et de leurs cris mornes que déplace un vent monastique aux litanies inlassables.
J’ai su alors que c’était précisément à cet endroit que Fédia voyait pêcher le moine Théophile et commençait à lui parler. Et aussi que mon chapitre allait pas mal changer, peut-être suivre ou introduire un chapitre de plus. De même que ma traduction de la vie et de l’enseignement de saint Grégoire Palamas allait modifier la teneur de sa conversation ultérieure avec le métropolite sur la grâce.
Oui, c’était là le bout du monde, l’eau mouvante de la mer extrême et l’eau vaporisée des nuages, l’eau fantôme qui modelait dans le profond silence, le silence symphonique de la nature, réunissant en lui tous les sons légers qu’il est seul à nous laisser percevoir, des falaises d’ombre et de fulgurantes et colossales roses mystiques. Mon cœur était plein à ras bord et se dilatait comme une fleur s'épanouit.
Je décidai de louer un vélo. J’avais le choix entre un VTT et un vélo ordinaire qui n’avait plus de frein: pour les remplacer, il fallait pédaler en arrière... j’ai pris le VTT, et je suis partie à la recherche de la source miraculeuse et de l’emplacement où le métropolite Philippe, encore simple moine, était allé s’isoler.
J’ai trouvé cela dans les bois de l’intérieur de l’île, mais la source manquait d’eau et je ne pouvais y avoir accès. En revanche, m’attendait dans une pochette plastique à l’usage du pèlerin, l’acathiste à saint Philippe que je ne peux me procurer nulle part. Même à  la librairie du monastère, il n’est pas disponible jusqu’à la Transfiguration. J’ai donc lu l’acathiste tandis que les moustiques m’attaquaient en piqué. J’ai appris là que la belle église de la Dormition, avec ses quatre angles et le tambour de la coupole centrale évasés, si puissante, simple et originale de forme, était une réalisation du métropolite.  J’ai appris aussi qu’il avait eu la vision de la Mère de Dieu, et du Christ couronné d’épines. J’étais dérangée par des ouvriers qui réparaient une maison du XVIII° siècle, à côté, mais néanmoins, je me sentais en communion avec ce saint que j’étais venue voir au bout du monde, au point que des larmes me montaient aux yeux.  Je pensais à la fermeté de cet homme et de tous les martyrs qui l’ont suivi. Je lui demandais d’intercéder pour moi, faible Française, afin que Dieu me donnât la force d’assumer mon destin ultérieur, mon déclin et ma mort, et m’accordât un répit dans mes souffrances physiques, à moins qu’elles ne me fussent vraiment utiles… vivre seule en Russie, avec tout un tas d’animaux qui dépendent de moi demande de la santé, d’ailleurs, je reçois déjà un certain soutien surnaturel, car avec mon tempérament anxieux, je devrais parfois sombrer complètement dans la panique et je fais comme les Russes, je compte sur « avos », « on verra bien », ou plus chrétiennement, la providence divine.
Au dessus, une grande croix de bois rappelait les martyrs des îles Solovki, ceux de la période communiste, du S.L.O.N., ancêtre du Goulag. Je me suis inclinée devant, en pensant au père Pavel Florenski, cet esprit encyclopédique brillant, qui envoyait d'ici des lettres déchirantes à sa famille…
J’ai vu ensuite que les baraques disséminées aux abords du monastère de façon hétéroclite étaient bien des baraques. Une plaque le rappelle : affectées maintenant à d’autres fonctions , ces baraques étaient occupées par les prisonniers du SLON…
Nous avons pris pour revenir à la côte et à ma voiture le petit bateau monastique qui fait la liaison, bourré de pèlerins. Il s’appelle le saint Nicolas, et il est surmonté d’une icône de son protecteur céleste et du drapeau russe. J’y ai rencontré une Française de Strasbourg, Josiane, qui voyageait avec une jeune étudiante  russe, Lisa. Elles m’ont dit avoir fait aux Solovki des rencontres extraodinaires. Josiane trouve les Russes extrêmement chaleureux et secourables. Ils ont gardé des qualités d’autrefois, simplicité, solidarité, patriotisme, ils lui paraissent plus vrais et plus profonds que les Français d’aujourd’hui qui veulent toujours paraître, bien qu’elle connaisse des coins de la haute Marne dans lesquels des qualités de ce genre se conservent.










les baraquements







jeudi 9 août 2018

AUX SOLOVKI- 4 - Au delà du monde


Le passage aux îles Solovki c’est la fin du monde, le bout du monde, le pressentiment de l’autre monde. Dans le petit bateau qui fait la liaison, beaucoup de pieuses dames qui vont faire des séjours de travail bénévole, et parmi elles, la belle-sœur du potier hongrois. Les îles de l’archipel affleurent, avec d’étranges formes bombées, comme des léviathans pétrifiés, de cette mer d’un gris plombé, qui au début me paraissait un lac de plus, mais non, c’est bien la mer, avec des embruns salés, une eau mouvante, élastique, parcourue de vagues vineuses, et des mouettes qui nous accompagnaient pour mendier de la nourriture, ces mouettes couleur de nuages, si parfaites, avec leur petit œil noir curieux, innocent et avide. La mer ultime, celle qui termine ma vie, commencée au bord de la Méditerranée, celle de Charles Trenet, celle qu’on voyait « danser le long des golfes clairs » et qui sentait les pins et les lauriers roses. Me voici sur la mer Blanche, le fleuve du Styx et ses îles étranges, la mer froide et couleur de ténèbres brillantes, au bout de laquelle la planète se fige. Il faisait si froid, dans le souffle de l’Arctique, que j’avais l’impression de me désincarner, et voilà qu’apparut une large terre, et que toutes ces ombres, celles du ciel et celles des croupes rocheuses et de leurs forêts, s’éclairèrent d’une lumière pâle, blanchâtre, nacrée, où défilaient de très petits nuages immaculés, humbles et calmes pèlerins célestes, les flots prirent une tendre nuance bleue, et je vis le monastère et ne le quittai plus des yeux. Il était posé au ras des flots, comme un phare, celui de l’au-delà. Car au-delà des Solovki, il n’y a plus rien qu’un désert de glace, au-delà du monastère s’ouvre l’autre monde.
Ses coupoles fantastiques dans ce désert glacial, brillent comme une douce promesse. Des merveilles enfantines gardées par d’épaisses murailles cyclopéennes, de grosses tours coiffées de bois, faites de pierres vivantes aux mille nuances. Mais ses environs offrent l’aspect d’un chaos désolé de baraques, d’épaves, de constructions pas terminées, et bien sûr, d’inévitables toits en tuile métallique bleu plastique…
On s’est naturellement attelé au récurage des murailles, impossible à l’esprit contemporain pervers de tolérer ce manteau de lichens dorés que la vie leur avait tissé au cours des siècles. A l’intérieur, je pense que peu de bâtiments sont du XVI° siècle, à part une ou deux églises, on a construit de grandes bâtisses, je dirais au XVIII°, à vue de nez, c’est à cette époque qu’on a commencé vraiment à dire et faire n’importe quoi à grande échelle.  A l’époque du métropolite, la plupart des équipements devaient être en bois, les dépendances, les cellules. Tout respire encore une certaine désolation, là encore, le Goulag est dans l’air, avec ses conséquences sur la mentalité générale et la culture, ou sa désormais terrible absence, et sur le paysage. Il est évident qu’autrefois régnait sans doute autour de ces murailles un pittoresque désordre d’isbas capricieuses, vivantes et éphémères, maintenant, c’est le genre de chaos qui règne dans les décharges, où se cotoient des objets hétéroclites hors d’usage qui n’ont en commun que d’avoir été jeté là par des gens lassés de les voir. Mais au bout du monde, parmi les scories des derniers temps, le monastère plein de cicatrices reste prêt à appareiller, avec tous ses martyrs, avec ses générations de moines et de pèlerins, pour l’autre monde… Et soudain, je sentais que je devais surmonter les blessures que me cause perpétuellement le spectacle de ces dégradations et de ces profanations, qui seront de plus en plus nombreuses, et affectent même le monastère, grossièrement tripatouillé par des restaurateurs indignes de ce nom, car ces choses-là deviendront de plus en plus fréquentes, de plus en plus choquantes, comme il l’est prédit dans les saintes Écritures; mais même profané et défiguré, cerné par les vestiges du Goulag et les disgrâces de la modernité, le monastère, solidement planté sur ses murailles et sur d’immémoriales et ardentes prières, restera le phare de la foi  jusqu’au Jour ultime…
J’ai discuté avec des femmes venues travailler bénévolement, et l’une d’elles, Valentina, m’a dit : « Je rends grâce à Dieu d’avoir pu parler avec toi, laisse-moi t’embrasser ! » Et elle m’a serrée sur son cœur. Elle avait fait un pèlerinage au Sinaï et rencontré là bas une ermite française dont j’avais entendu parler moi-même, la mère Marie, j’étais sa deuxième orthodoxe française, qui lui proclamait de plus son amour pour la sainte Russie. Sa copine, humblement assise en silence à ses côtés, m’entendant évoquer certaines difficultés de ma vie, a levé les yeux : «Tout cela n’est pas grave, vous êtes heureuse, puisque vous êtes avec Dieu. Etre avec Dieu, c’est notre bonheur. »
Les cloches se sont mises à sonner, d’une voix cristalline et fêlée, avec d’immenses prolongements qui emportaient le cri des mouettes dans les crevasses du ciel.
Dans l’église, la plus belle et la plus ancienne, construite par le métropolite Philippe lui-même, où se déroulait l’office du soir, j’ai trouvé une iconostase particulièrement affreuse et omniprésente, un énorme truc boursouflé et doré, avec des icônes de styles complètement hétéroclites, mais toutes sans exceptions raides, solennelles et mal fichues. Peut-être provisoires… Qui plus est, ces dorures dévorent également le bas des piliers. Dans tout ce fatras, j’ai eu du mal à trouver mon métropolite Philippe, dans un médaillon, en haut, et il n’était vraiment pas flatté. Mais l’office, les moines, les fidèles étaient très fervents. Nous avons tous vénéré les reliques des moines fondateurs, Sabbat, Germain et Zossime. Comment ont-elles « survécu », si  l’on peut dire, à l’ère soviétique ? Sans doute, comme celles de Séraphin de Sarov ou d’Alexandre de la Svir, sur l’étagère d’un musée de l’athéisme ou d’un institut médico-légal… Et les voici revenues au bercail, bien rangées, prêtes à mettre les voiles. On avait ouvert leurs châsses, pour nous permettre d’avoir un contact direct, et j’ai senti, à travers le brocart qui les recouvrait, les crânes de ces moines du moyen âge qui s’étaient embarqués sur la mer Blanche, la mer froide et sombre du bout de toutes choses, pour venir s’échouer là, et vivre de ce qu’ils pouvaient en priant Dieu. Au moyen âge, quand la traversée en barque durait deux jours...
Car contrairement à ce que je croyais, le monastère est assez loin dans la mer, et cela a une importance pour mon livre, Fédia, convoyant le pope Sylvestre, a dû lui aussi faire la traversée en barque. De plus, quand il voit le novice Théophile pêcher, c’est soit dans le « lac Saint », un étang derrière le monastère, soit dans la petite baie portuaire qui s’infiltre par devant, car on n’a pas directement accès au plein horizon de la mer Blanche. Sur les photos, quand le monastère se reflète dans l’eau, c’est sur celle du lac.
Comme quoi aller voir sur place avait du sens, autant à saint Cyrille qu’ici.
Au moment de la vénération des reliques, j’ai voulu me mettre à genou comme tout le monde, impossible de me relever. C’est Sacha Messerer qui s’est chargé de remettre la vieille sur pieds. Etrange impression, je me sens si jeune intérieurement, et pourtant, c'est comme si mon corps était une voiture qui ne répondait plus aux commandes, tandis que le conducteur reste lui-même…
Anna m’a dit plus tard : « C’est un drôle d’endroit, on sent qu’on pourrait ne plus jamais en repartir, qu’il pourrait nous avaler ». Oui, c’est aussi mon avis. En dépit de toutes les dépradations qu’elle a subi, la Russie a de puissants sortilèges, c’est un pays envoûtant, et qui devait l’être encore plus déjà au XIX° siècle, incommensurablement davantage avant Pierre le Grand ;  le pays dont on ne revient pas, j’en suis la preuve, et beaucoup d’étrangers ne revenaient pas non plus, d’abord parce qu’on ne les laissait plus partir, mais quelquefois pour des raisons plus sérieuses…  C’est une sorte de gouffre. Et au fond du gouffre, qui, au XX° siècle, s’est dévoilé dans toute sa profondeur et ses ténèbres, il y a ce brusque et doux éclair sur la mer Blanche, à l’endroit où s’est conservée plus ou moins la cassette sacrée de ce trésor spirituel des Solovki…
Le jeune homme qui m’avait chanté une chanson de marins à Ferapontovo nous avait donné le numéro de son père, moine aux Solovki, mais pas dans le monastère central, dans l’un des ermitages disséminés sur l’île. Il nous a envoyé sa bénédiction, et des photos de son ermitage et des animaux qui l’entourent, de ses chats, et des renards locaux qui viennent à plusieurs, paisiblement, s’asseoir ou se coucher devant chez lui, mais pour le rencontrer, c’est une telle expédition que la brièveté de notre séjour ne le permettrait pas. C’est extrêmement dommage et je crois que je referais le voyage rien que pour lui. L’île n’a que mille habitants, mais il y a parmi eux des personnalités étonnantes. Au moment du millénaire du baptême de la Russie, j’avais vu un documentaire dont je me demande encore par quel miracle il avait pu être tourné par la télé française, et dont je n’ai jamais pu retrouver la trace, « l’opium du peuple ». Cela avait été pour moi un vrai bouleversement intérieur car je retrouvais la sainte Russie, encore bien vivace sous les décombres du communisme. On voyait une jeune femme qui était venue aux Solovki pour un travail universitaire et n’en était plus jamais repartie. Elle tentait alors, avec quelques grand-mères locales, de sauver et restaurer ce qu’il en restait, dans l’espoir que des moines reviendraient le faire revivre…

Celle-ci vient faire les courses

Celle-là est un passager clandestin.

Un passager clandestin patriote.

Anna Messerer

Apparition du monastère


Les deux Sacha, Messerer et Pesterev

Nous y sommes.


AUX SOLOVKI - 3 - Les bords du Styx

Laurence au bord de la mer Blanche par Anna Messerer

Me voici vraiment au bout du monde, c’est-à-dire au bord de la mer Blanche, dans la bourgade de Rabotcheostrovsk, et le bord de la mer Blanche, ce n’est vraiment pas la côte d’Azur. Début août, c’est l’automne, la pluie, le froid, les feuilles jaunissantes, mais les moustiques, eux, n’ont pas encore compris que la saison est terminée.Il y a partout du goulag dans l’air. Hier, j’ai vu une église bâtie à la mémoire des « constructeurs » du Bielomor Kanal. Que signifie ce terme ? Ceux qui l’ont projeté et dirigé ou, plus probablement, ceux  qui sont morts à la tâche et dont les os jonchent son passage? L’église a des coupoles de bois et une carcasse en béton brut. Cela peut être un parti pris, étant donné le contexte.  Mais l’intérieur est tapissé d’un marbre poli qui jure terriblement avec le reste. Le reste est homogène, jusqu’à l’église de béton et autour d’elle, une étendue de bitume où ne pousserait pas un brin d’herbe. L’église du Goulag. Le marbre n’y est pas à sa place.
Nous avons roulé toute la journée, 900 km, moi pas tellement, parce que Sacha a confisqué ma voiture, j’ai senti dès le début, aux multiples remarques qu’il me faisait, que ne pas conduire le rendait malade, et puis ma voiture lui plaît. Le paysage est devenu de plus en plus austère, automnal et pluvieux, avec de magnifiques nuages, sombres et intimidants, des pins, de petits bouleaux, des lichens blancs pareils à des cheveux frisés,  pratiquement aucune habitation, et des bourgades hétéroclites qui ressemblaient à des accumulations accidentelles de baraquements. Le style Goulag. Quand l’impression Goulag recule, on pense à la musique de Sibélius ou de Sviridov. Ou au Seigneur des Anneaux.
A l’arrivée, nous sommes allés acheter les billets pour le ferry qui va aux Solovki. C’est ici l’usine à touristes, mal organisée. Un seul café, infesté de moustiques. Le centre pour les pèlerins n’est absolument plus de mon âge, on y dort sur des châlits communs (encore une allusion involontaire au Goulag !) et les toilettes à la turque sont dehors dans la cour. Or j’ai tellement mal au genou et pas seulement, que la dureté des châlits m’empêche de dormir et que les toilettes à la turque sont pour moi impraticables, car une fois accroupie, je ne peux me relever qu’en prenant appui, et m’appuyer sur le sol de toilettes à la turque, je ne vous ferai pas de dessin…
J’aurais pu dormir à l’unique hôtel, et mes compagnons de route l’auraient souhaité également, mais voilà, dans tout le coin, personne ne prend la carte bancaire, et bien entendu, pas de distributeur de billets à moins de 15 km de distance. 
Pas de place sur le ferry avant midi, nous perdons toute la matinée. En revanche, pour revenir, pas de place le lendemain après midi, il faudrait repartir à l’aube. Et pas de place le surlendemain matin. Nous avons trouvé un retour sur bateau privé pour demain soir. Ce qui nous oblige à coucher dans le seul hôtel ou à nouveau dans le centre d’hébergement des pèlerins, ou bien à repartir de nuit, mais la distance est telle, dix heures de route, qu’on peut hésiter. Pour moi, cela ne change rien, car sur les châlits avec l’envie de pisser nocturne et la perspective des acrobaties dans les toilettes à la turque, je peux aussi bien conduire et dormir de temps en temps une demie heure au bord de la route…
Au matin, je suis sortie avec Anna, et nous avons découvert le panorama de la mer Blanche, qui est grise, avec des rochers bruns et des envasements jaunâtres, des barques échouées, et d’un côté, une église, de l’autre, le décor du film « l’île », qui a été laissé sur place et s’inscrit beaucoup mieux dans le paysage que l’unique maison en plastique, avec son toit métallique bleu vénéneux, qui casse complètement l’extraordinaire atmosphère mystique du lieu, car, au-delà du Goulag et de Sibélius, le nord, cet extrême nord, ce bout du monde, c’est un peu le bord du Styx et le passage vers un tout autre monde.

J'ai le look superposition, à cause du froid et des moustiques, j'ai vu par la suite que je n'étais pas la seule.

Anna et Sacha Messerer photographiés par Sacha Pesterev

descente vers la mer

Le décor de "l'île"

Les bords du Styx


AUX SOLOVKI - 2 - Saint Cyrille du Lac Blanc


Voilà, mon bain du lendemain de la saint Elie sera sans doute le dernier, le vent se lève, le ciel se couvre, on annonce de la pluie, mais cette heure de nage solitaire, sous les nuages montants, des nuages qui s’épaississent insensiblement, qui caillent dans le pâle azur du matin comme un lait nacré, avec les étoiles blanches et criardes des mouettes de rivière, m’a fait le plus grand bien, moralement et physiquement. J’ai rencontré un chat, un chat heureux que j’ai revu ensuite, il suivait un ponton, quelle belle vie pour un chat, ce bord de rivière…
J’ai un peu peur de marcher sur le ponton, car il tangue, et moi aussi, je tangue de plus en plus.
Anna m’a emmenée à Saint-Cyrille. Je ne me souvenais pas de la ville de Kirillov qui l’entoure et qui date principalement de Catherine II, bien qu'il ne subsiste pas grand chose de son plan et de ses bâtiments initiaux. Comme partout ailleurs, il reste quelques maisons anciennes au milieu d’un chaos post-industriel de cabanes en plastique mal fichues, avec des toits en tuile métallique criarde. Une sorte de bidonville amélioré avec des administrations et des églises, d'ailleurs en très mauvais état, qu'on a oublié de détruire. A vrai dire, dans les temps anciens, les villes russes étaient composées de bâtiments en dur, palais princiers, églises, administrations qui résistaient aux incendies et aux aléas climatiques, et de bâtiments en bois renouvelés fréquemment, la différence est qu’ils étaient beaux, abondamment décorés, que la tradition de leur fabrication était vivante…
J’étais très fatiguée, et j’avais du mal à marcher. J’ai remarqué que Saint Cyrille était composé de deux grandes cours, la première pratiquement vide, où peut-être les moines avaient autrefois des cultures, des animaux domestiques, et d’une autre cour où se trouvent les églises, magnifiques et majoritairement du XVI° et du XVII° siècle. Il devait aussi s’y trouver des édifices de bois disparus depuis.  Dans la première cour, une espèce d’isba m’a fait penser à celle que l’higoumène attribue à Fédia. On a implanté là des constructions en bois du nord, soustraites aux villages où elles pourrissaient, notemment une petite église du XIV° siècle, en tous points semblables à celles que l’on continuait à faire ultérieurement dans la même tradition. Mais pourquoi déplacer des monuments conçus pour un autre environnement, au lieu de les restaurer sur place ? C’est l’esprit des musées, faire d’un objet vivant une pièce de collection coupée de son contexte. Même chose pour les icônes en conserve à la galerie Tretiakov…



Le mur d’enceinte est énorme, un vrai mur de forteresse, avec de grosses tours du XVI° et du XVII°. Je suis sûre d’avoir pris une photo d’un point de vue qui montrait, du haut de ces remparts, le rempart d’en face, une tour et le lac derrière. J’en ai parlé à la sous-directrice du musée, que connaît Anna, et elle m’envoyait obstinément sur le clocher, pour avoir la vue, mais ce que je voulais, moi, c’était déterminer si Fédia pouvait régulièrement contempler le lac du haut des remparts avec ses fils.  Je suis montée héroïquement sur le clocher, avec ma patte folle. La vue est panoramique, le clocher récent, mais en réalité, il existait à l’époque sous une autre forme,  il était surmonté de trois pyramides, trois bulbes sur une structure en forme de tente, comme à saint Théraponte, où il n’y en a que deux. Ce devait être très beau.
Je pense qu’il pouvait voir le lac, comme moi quand j’avais pris la photo, non en s’accoudant au rempart, comme je l’avais écrit, mais en lui tournant le dos, et en s’appuyant à la rambarde de la galerie pour regarder le lac qui s’étendait derrière le rempart opposé. Car les remparts sont absolument opaques, les seules ouvertures existantes sont des meurtrières permettant de tirer à travers, un point c’est tout. Les gardes déambulaient sur la galerie, et sous un toit, sans doute à cause des intempéries.
 La sous-directrice nous a montré des reconstitutions de cellules de moines, avec le mobilier, une sorte de petit placard dont les portes sont faites d’écorce tressée, des coffres, un banc au dossier mobile. Ils suspendaient un récipient à deux orifices au dessus d’un baquet en bois pour leur toilette quotidienne, et en fait d’éclairage, recouraient à la fameuse  « loutchina », un long bout d’écorce coincé dans une pince en fer forgé installée sur un récipient de bois évidé oblong. Il était rempli d’eau, pour que la cendre ne risquât pas de mettre le feu à la maison. Les cellules n’étaient pas mal, chauffées par un poêle, mais ils dormaient sur des bancs, comme la plupart des Russes.
Cet ensemble de cellules date du XVII° et a été construit par des Italiens. Il m’est venu à l’esprit que le recours fréquent aux services des Italiens venait sans doute du fait que les Russes n’avaient pas l’expérience traditionnelle de la maçonnerie, contrairement à eux ; les Russes sont des charpentiers, qui faisaient des merveilles avec le bois. La brique et la pierre n’étaient pas vraiment leur truc. A l’époque de mon livre, ces bâtiments devaient être en bois, il y avait sans doute aussi des églises en bois remplacées ensuite par des églises en brique. Tout ce qui est du XVII° siècle n’a pas lieu d’être dans mon livre.
Une église datant de 1530/1534 est consacrée à saint Jean Baptiste, sans doute a-t-elle été construite pour la naissance d’Ivan le Terrible, dont il était le protecteur céleste.  L’église est sur une sorte de petite éminence, ce qui donne un joli relief à cette cour, et aurait pu permettre aux enfants de Fédia de la dévaler sur une luge, mais le monastère étant très sévère, j’ai renoncé à cette idée aussitôt qu’elle m’est venue.
J’ai visité l’exposition d’Anna et de son mari Sacha, il y avait de très jolis tableaux vibrants et chatoyants.
Anna a absolument voulu entrer vénérer les reliques de saint Cyrille, alors que je n’en pouvais plus et que je n’avais pas osé me lancer dans la tour des galeries du rempart, qui m’aurait été utile. Mais une fois dans l’église, je me suis souvenue de ce que m’avait dit ma cousine : «Si Fédia est mort à saint Cyrille, c’est là bas qu’il faut prier pour lui ». Et j’ai commandé pour lui une quarantaine.
Pour des renseignements complémentaires, j’ai trouvé un bel album sur le monastère.



AUX SOLOVKI - 1 - La saint Elie



Le soir, sur la rivière Itkla
Après en avoir rêvé pendant 30 ans, j'ai décidé, accompagnée des artistes peintres  Sacha et Anna Messerer, qui ont une datcha à côté de Ferapontovo, de me rendre aux îles Solovki, dans la mer Blanche, à la rencontre du métropolite martyr Philippe de Moscou, qui était higoumène dans le célèbre monastère du grand nord, avant d'accepter la charge proposée par Ivan le Terrible. Ma première étape était donc Ferapontovo, 450 km plus au nord. C’était déjà un long voyage. Comme le paysage ne change pas vraiment, on a l’impression de faire du sur place. Anna m’avait écrit de prendre à Vologda la direction de Medvejegorsk, Vyterga, je croyais que c’était dans leur coin et je vois l’un à 300 km et l’autre à 600…
A mon arrivée,  Anna m’a montré l’endroit où la famille se baigne, un ponton dans la rivière. J’ai eu l’impression de me trouver dans un film de Tarkovski.  Comme je me lève tôt, je suis allée nager le lendemain matin. L’eau était douce et tiède, un peu boueuse, on dit ici qu'elle "fleurit", très lisse. Le silence n’était troublé que par le lointain vrombissement d’une route, l’eau froissée, les oiseaux. Les mouettes joignaient l’éclat blanc de leur vol rapide à celui de leur cri. Quand j’étais petite, et que j’entendais le pinson, il me semblait qu’il chantait : « tip, tip, tip, Madagascar ». Et les mouettes du nord crient : « K riekie ! K riekie ! K riekie ! » (à la rivière, à la rivière, à la rivière !)
Je nageais et me disais que la Russie, il faut la connaître aussi en se baignant dans ses cours d’eau, en traversant les reflets du ciel dans leur miroir, quand les algues, nous effleurant dans cette soupe fraîche et douce, évoquent  les chevelures des ondines à l’affût.

les enfants Messerer sur le ponton

Le naufrage de la maison grise

Ensuite nous avons suivi la procession qui va du magnifique monastère de saint Théraponte à l’église saint Elie, dont c'était la fête. Sacha voulait le faire en voiture, mais on lui avait mis d’autorité une icône dans les mains pour l'inclure dans le mouvement. J’ai suivi aussi, à pied, parce qu’en voiture, ce n’est pas pareil.
La procession quitte l'église

Saint Théraponte est un ensemble extrêmement harmonieux d’églises médiévales aux dentelles de briques passées à la chaux, de petites coupoles inégales et pareilles à des fleurs. Dans l’église en activité, j’ai vu une superbe iconostase de bois sculpté, très élégante, très originale. Je n'aime pas ce qui est postérieur à Pierre le Grand, généralement, mais je dois avouer que c'est une réussite esthétique, pleine de charme et de fraîcheur, bien que ce ne soit pas exactement les qualités que l'on doit attendre d'une iconostase.

l'iconostase du XIX° siècle

détails de l'iconostase

détails de l'iconostase

L’église saint Elie est toute en bois. Elle était en ruines, un enthousiaste l’a restaurée. On y voit les habituelles photos des prêtres martyrs locaux. Là encore, magnifique iconostase en bois sculpté et une belle exposition de deux artistes inspirées par l’art populaire, Alina et Genia. Genia chante aussi des chants populaires, de ce style incantatoire qui remonte à la nuit des temps.
L'église saint Elie

la coupole de saint Elie




Il y avait une foire, ensuite, au pied de l’église. La saint Elie est le moment où l’on arrête généralement de se baigner car le temps ne le permet plus. Il faisait très chaud, et nous avons reçu avec plaisir la fraîche pluie de l’eau bénite que le prêtre jetait sur nous à grands coups de goupillon. Mais cela ne durera pas très longtemps, et l’on voit déjà de petites touches dorées ou rouges dans les feuillages.
J’ai discuté avec un ensemble populaire d’Arkhangelsk, qui m’a chanté une chanson rien que pour moi, car je n'étais pas sûre de pouvoir rester jusqu'au moment de sa prestation. J’ai su après que c’étaient des vieilles qui ne s’étaient encore jamais produites et ne chantaient jusque là qu’entre elles.

Je ne tenais plus sur mes jambes et à cause de la chaleur, j’avais mal à la tête.  On m’a proposé de me ramener en voiture, mais la voiture était si loin que j’ai fait la moitié du trajet à pied. La propriétaire de la voiture cavalait comme un lièvre, avec Anna, devant, et je boitais loin derrière. Je ne pouvais ni courir ni même hâter le pas. Les Messerer sont plus jeunes que moi de dix ou quinze ans, ça fait toute la différence, ce sont les dix ans qui vous font comprendre que votre corps et vous ne vont plus bien ensemble… A la fête, j’ai rencontré un potier, un type à moitié russe, à moitié hongrois qui vit seul dans un village et parle français. « Cela doit être dur, pour une femme, d’être seule, m’a-t-il dit, même pour moi, ce n’est pas facile, et pour l’instant j’arrive à couper mon bois, mais le jour où je ne pourrai plus ? »
C’est un homme encore très beau, avec un visage médiéval. Ses poteries aussi sont belles. Il m’a confirmé qu’on avait interdit aux paysans, dans les années 50/60, de pratiquer leur artisanat traditionnel, raison pour laquelle dans toutes ces foires typiques, ce qu’on vend comme « souvenirs », c’est toujours de la merde et les gens ne savent même plus ce que c’est que des objets authentiques. Je n’avais d'ailleurs pratiquement pas envie d’acheter.
 
Le lac devant la maison de Sacha Pesterev
A notre retour au village, nous nous sommes arrêtés chez un artiste peintre qui va venir avec nous aux Solovki, Alexandre Pesterev. Sa maison est de très bon goût, très agréable, et elle donne directement sur le lac. Nous sommes allés nous y baigner. L’eau était plus fraîche, plus agitée, et je regardais la lumière jouer à travers les roseaux qui ondulaient souplement autour de moi, en échangeant des murmures. Puis en m’éloignant, j’ai vu le monastère, ses coupoles fantastiques, au dessus de l’eau d’une couleur que je ne vois qu’à ces lacs du nord, d’un gris souple et mauve, sourdement habité de reflets d’or.  Deux immersions totales m’ont guérie de ma migraine commençante.
Ensuite, nous avons dû aller chez Alina, qui le voulait absolument, et c'est une personne très charmante, entre toutes ces invitations,  je n’ai pas arrêté de manger de la journée. Je commençais à être complètement hébétée, et le soir nous avons remis ça chez un peintre du coin, Oleg, dont la femme fêtait son anniversaire. Cela se passait dans un joli jardin près d’une vieille maison, avec une  compagnie adorable,  des gens spontanés, bienveillants. Il y avait Génia, la chanteuse aux sculptures de bois, et elle a chanté, moi aussi, un jeune homme m’a interprété une chanson de marins en français. Son père est devenu moine aux Solovki, et il nous a donné son numéro de portable.
 Une dame m’a expliqué qu’elle avait quitté Moscou pour Férapontovo, elle travaille pour le musée, et vit seule à la campagne avec deux chiens. Elle est perpétuellement confrontée à la faune sauvage : élans, ours et loups. C’est une grande spécialiste du toast, elle en porte d’intarissables, avec des tas de compliments. Les Russes se réunissent pour se dire mutuellement tout le bien qu’ils pensent les uns des autres. Chaque fois qu’on lève son verre, c’est pour chanter les louanges de quelqu’un.
Je dors dans une vieille maison qui coule à moitié dans la terre.  Ses parquets ont aussi du gîte, c'est comme si on se trouvait dans un bateau, pris dans une tempête figée.. C’était celle du barine local, elle est plus jolie, plus simple que celles des oligarques modernes. Elle est encombrée de tout un tas de trucs, avec quelques antiquités. Anna et Sacha veulent la restaurer, mais en attendant de pouvoir le faire, ils en ont construit une plus petite, un peu plus loin… Le soir, des brumes traînent dans les champs, et la lune monte au travers, grosse goutte d’un orange rosé, sanguin, prise dans leurs filets gris.

Le matin, au réveil

La rivière Itkla

une barque...

Fleurs aquatiques

le ponton