Saint Cyrille du Lac Blanc, photo du site du monastère |
Cette lettre m'intéresse beaucoup, plus que celles que le tsar avait adressées au traître Kourbski, et j'en retire l'impression qu'il devait pouvoir être sympa, oui, je la trouve plaisante, cette lettre, c'était bien un être double, en guerre contre lui-même, et peut-être, ainsi qu'il le pensait, victime du pouvoir. . Mon intuition que, malgré ses débordements, il avait une nature idéaliste, y trouve sa confirmation. Il m'est revenu ce que disait un psychiatre ami de mes parents, dans mon enfance, à mon propos: "Ce qui est ennuyeux avec les idéalistes, c'est que lorsqu'ils sont déçus, ils basculent dans l'autre sens!" Le tsar basculait dans l'autre sens avec l'ampleur et la générosité du tempérament russe, sans demies mesures.
Il semble que sa religiosité était tout à fait sincère. Il soupirait vraiment après le monachisme, et comme j'en ai eu l'intuition, justement parce que la règle monastique et la clôture lui paraissaient le seul moyen de se mettre à l'abri des passions graves qui le tourmentaient et que le pouvoir ne lui donnait pas d'espoir de refréner. Il plaçait le monachisme et les moines très haut, et c'est avec une douloureuse colère qu'il engueule Kozma au sujet de certains princes et boïars enfermés là bas qui y menaient une vie de sybarites.
Apparemment, il répond à l'higoumène qui lui avait écrit à ce sujet. Autant, semble-t-il, il plaçait haut la gent monastique et exigeait d'elle qu'elle correspondît à ses attentes, autant il méprisait princes et boïars, comme l'antithèse de tout ce qu'il respectait dans la vie. A voir ce qu'il pensait du prince Cheremétiev et de sa famille, on comprend qu'il eût été ensuite furieux contre son fils Ivan, qui avait choisi comme épouse une fille de leur clan.
"La lumière des moines, ce sont les anges, la lumière des laïcs, ce sont les moines. " Ainsi c'est à vous, nos souverains, qu'il convient de nous éclairer, nous autres, égarés dans les ténèbres de l'orgueil, et plongés dans la vanité pécheresse, la gourmandise et la licence. Alors que moi, chien puant, à qui pourrais-je faire la morale, qui enseigner et comment éclairer? Je vis moi-même constamment dans l'ivrognerie, la luxure, l'adultère, les saletés, les meurtres, les pillages, les enlèvements, la haine, et toutes sortes de méfaits". Voilà qui est dit, au moins, il ne le nie pas!
Cette lettre est extrêmement vivante, presque moderne dans l'expression, malgré un contexte, un vocabulaire et des références médiévaux, elle est naturelle et spontanée, on a l'impression de l'entendre. Il évoque une conversation qu'il avait eue avec des moines dans ce monastère qu'il affectionnait particulièrement:
"Vous vous rappelez bien, pourtant, saints pères, comment il m'arriva un jour de venir dans votre très vertueux monastère de la très pure Mère de Dieu et du thaumaturge Cyrille et comment, par la grâce de Dieu, de la très pure Mère de Dieu et les prières du thaumaturge Cyrille, j'obtins au sein de mes sombres et sinistres pensées une petite éclaircie, aube de la lumière de Dieu, et ordonnai à l'higoumène d'alors, Cyrille, avec quelques uns d'entre vous, mes frères (il y avait alors avec l'higoumène Josaphat, l'archimandrite de Kamen Serge Kolytchov, toi, Nicodème, toi, Antoine, et d'autres dont je ne me souviens pas), de vous rassembler en secret dans une des cellules, où je vous rejoignis moi-même, quittant l'agitation et le trouble du monde; et dans une longue conversation, je vous découvris mon désir d'être tonsuré et éprouvais votre sainteté, maudit que je suis, avec mes paroles impuissantes. Vous m'aviez décrit la sévère existence des moines. Et quand j'entendis parler de cette vie divine, mon âme maudite et mon coeur immonde se réjouirent aussitôt, car j'avais trouvé la bride de Dieu pour mater mon incontinence et un asile salvateur. Je vous communiquai avec joie ma décision: si Dieu m'accorde en cette vie d'être tonsuré, je le ferai seulement dans ce très vertueux monastère de la très pure Mère de Dieu et du thaumaturge Cyrille; vous aviez alors prié. Et moi, maudit, j'avais incliné ma tête immonde et j'étais tombé aux pieds de votre higoumène d'alors, Cyrille, qui était aussi le mien, demandant sa bénédiction. Il avait posé sur moi sa main et m'avait béni, comme tout homme qui venait prendre l'habit."
Il me semble que le tsar exprime là une nostalgie tout à fait sincère, un souvenir qui lui tenait chaud et qui ne lui paraît pas compatible avec les minables histoires de Cheremetiev et autres Sobakine, qui ont la chance de pouvoir faire ce dont il rêve, se retirer au monastère, et n'en profitent pas, mais recréent là bas, dans son monastère idéal, un monde qui l'écoeure, lui, le tsar, et au sein duquel sa nature et sa fonction ne lui permettent pas de surmonter ses passions.
C'est là ce que je trouve très émouvant chez ce personnage, sa nostalgie de la pureté, de la sainteté, la conscience qu'il a de ses péchés, auxquels il est livré sans défense, car sa seule possibilité de salut serait dans le retrait du monde et l'obéissance consentie. J'ai eu l'intuition de ce trait psychologique: Il n’avait aucune envie de s’enfermer dans un monastère mais comprenait soudain pourquoi le tsar en rêvait, et ce que voulait dire, pour lui, être délivré par l’obéissance et le renoncement au monde. Il avait cru que le monastère était fait pour des héros de la foi capables de se passer de tout, il était surtout destiné aux êtres pourris de passions, convaincus qu’ils ne leur échapperaient jamais sans la protection d’une communauté, d’une règle, et d’un père spirituel attentif. Le tsar savait cela, lui, depuis longtemps.
Le tsar raconte également: "Et quand, dans notre jeunesse, nous sommes venus la première fois au monastère saint Cyrille, nous avons été une fois en retard pour le dîner, car chez vous, à saint Cyrille, on ne peut distinguer l'été le jour de la nuit, et aussi, à cause des habitudes de la jeunesse. Et à ce moment-là, l'aide de l'économe était Isaïe Nemoï. Et voilà que l'un de ceux qui étaient en charge de ma table demanda des sterlets, et Isaïe, à ce moment-là, n'était pas là, il était chez lui, dans sa cellule, et ils eurent du mal à le faire venir, et le responsable de ma table lui demanda des sterlets ou un autre poisson. Et lui répondit: "Je n'ai pas reçu d'ordre dans ce sens; ce qu'on m'a demandé, je l'ai préparé, et maintenant c'est la nuit, pas possible d'en trouver. Je crains le souverain, mais il faut craindre Dieu davantage." Voilà quelle règle vous aviez dans le temps: "Même devant les rois, il n'avait pas peur de dire la vérité", comme disait le prophète. Au nom de la vérité, il est juste de faire des objections aux tsars, mais pas au sujet d'autre chose. Et maintenant, vous avez Cheremétiev qui trône comme un tsar dans sa cellule, tandis que Khabarov et autres moines viennent le voir pour boire et manger comme dans le monde."
Ce passage me touche, j'imagine ce jeune tsar, piégé par les nuits blanches de juin, sans doute était-il dehors, avec sa suite, à profiter de l'interminable crépuscule, et voilà qu'il se faisait ensuite remoucher par le moine Isaïe, qu'on avait arraché à ses prières. C'est drôle, il me semble que je n'ai pas tort de le plaindre, il me semble dans sa lettre qu'il est tout à fait malheureux et écoeuré de sa vie, et qu'il ne sait comment en sortir, ou plutôt, il sait qu'il n'en sortira pas et que, comme dans mon livre, il se damne à la place des autres, avec au coeur deux taches de soleil: son amour conjugal avec Anastasia et son monastère idéal où il ne trouvera pas refuge.
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