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mercredi 28 février 2018

Jeûne


Nous avons dit adieu à Patrick en petit comité, ses amis les plus proches, sa famille, et encore pas au complet. Accrochée au bras de mon filleul, son fils, j’ai suivi ce cercueil, je voyais cette forme, ce losange, ce trapèze, cette boîte tanguer, avec sa couronne et sa croix, et glisser dans la violente et glaciale lumière de la rue, où nous nous regroupions tous, défaits.
Il neige sur la basse Drôme, je n'ai rien emporté de chaud. Mon invitation est arrivée, le billet d'avion changé, le retour à l'horizon, dans une atmosphère de plus en plus menaçante d'avant-guerre, de propagande hystérique éhontée.
Je lis sur des pages orthodoxes des réflexions angoissées de gens qui n’arrivent pas à faire le carême selon les règles (draconniennes et monastiques) ou s’aperçoivent avec horreur que dans leurs pâtes industrielles il subsiste quelques traces de jaune d’œuf. Ils scrutent la composition de tout ce qu’ils achètent. Dans le même temps, des prêtres insistent sur le fait que l’on ne doit pas faire de fixation sur la nourriture. Le starets Pavel Grouzdev qui avait fait onze ans de Goulag disait, bien qu’il jeûnât lui-même : « Personne n’ira en enfer pour de la nourriture. » L’higoumène Nikon Vorobiov, qui n’était pas précisément un rigolo, reprochait à une fille spirituelle âgée de jeûner alors que ce n’était plus pour elle de saison. Le père Placide explique dans une homélie que le jeûne est destiné à nous rendre humble et que lorsque l’âge ou la diminution de nos capacités physiques suffisent à nous faire prendre conscience de nos limites, le jeûne n’est plus nécessaire, le père Valentin me disait que la maladie ou le chagrin étaient un carême en soi. Enfin, tout le monde s’accorde à dire (ou presque) que tout cela doit être pratiqué dans la joie, et que la pureté absolue de la nourriture absorbée n’est pas le but principal de l’opération.
A côté de cela, je lis chez un prêtre russe que d’après saint Séraphin de Sarov, celui qui ne jeûne pas ne peut se dire chrétien, et quand on lui objecte la maladie, il répond que selon le même saint, le pain de communion et l’eau bénite sont les meilleurs des remèdes, et j’en éprouve un certain malaise comme devant toutes les déclarations systématiques et absolues, raides et coincées.
Je préfère Pavel Grouzdev, qui n’exigeait pas forcément des autres ce qu’il exigeait de lui-même.
Un intellectuel russe, dans une autre discussion, nie qu’un homme passionné comme Dostoïevski ait pu produire des textes qui sont une révélation spirituelle, comme ils le furent pour moi-même. Dostoïevski n’était pas digne d’avoir des révélations et de les transmettre à travers son œuvre. D’abord, Dostoïevski était certes un homme victime de ses passions, notemment celle du jeu, mais enfin quand même, il eut une vie plutôt honorable, malheureuse et tourmentée, mais honorable, en tous cas tendue vers le bien, vers la vérité et son service. Or on dit que tout chrétien (et pas forcément saint) peut être théologien. Le même intellectuel s’offusque que je puisse lire le canon à l’archange Michel du « tueur de saint » Ivan le Terrible, qui ne peut non plus, en vertu du même principe, avoir d’élan vers le salut qui s’exprime par la rédaction d’une prière à l’archange conducteur des âmes, et je suppose qu’il trouve scandaleux de prier pour la sienne. Or le métropolite Antoine de Souroj a dans une homélie, démontré qu’on pouvait le faire pour Staline, dont l’âme, à mon avis, est beaucoup plus irrémédiablement perdue que celle du tsar Ivan, et le nombre de victimes innocentes beaucoup plus élevé.
En réalité, il me semble que toute œuvre géniale ne l’est que parce qu’elle apporte une sorte de révélation sur le monde où nous vivons, plus ou moins purement spirituelle, ou purement chrétienne, mais une révélation. Un tableau de Van Gogh ou un poème de Jaccottet sont pour moi une révélation.  L’œuvre de Marie Noël, celle de Gustave Thibon, celle de Bernanos m’ont apporté des révélations. Celle de Dostoïevski au premier chef, puisqu’il m’a convertie à l’orthodoxie, et celle du cinéaste Tarkovski, qui m’y a également amenée. L’Esprit souffle où il veut, Dieu n’est pas conformiste et nous l’a expliqué à longueur de paraboles, il fait pleuvoir sur les bons comme sur les méchants. « Pour être chrétien, il faut être un peu poète » disait l’ancien Porphyre.  Il y a des chrétiens qui ne le sont vraiment pas et confondent l’accès au Royaume avec l’obtention de la carte du parti, la sainteté et l’héroïsme.
Je n’ai pas osé citer cela à l’intellectuel ni aux bigots qui approuvent les opinions du prêtre rigide, mais le père Théotokis, qui a passé dix ans au mont Athos a dit un jour devant moi : «Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, il n’est pas nécessaire d’être un saint pour peindre de bonnes icônes, les meilleures que j’ai vues de ma vie étaient l’œuvre d’un jeune homosexuel. » La mère Hypandia elle-même m’a avoué que la lumière passait parfois par des gens qui n’en étaient pas dignes du tout.  Et du reste, qui est vraiment digne ? C’est l’histoire de Mozart et Salieri…
Je vois parfois en Russie des icônes peintes par d’irréprochables bonnes femmes en fichu et robe longue dont la nourriture de carême n’offre aucune trace suspecte de poudre de jeune d’œuf ajouté. Et j’en dirais que c’est bien peint, bien scrupuleusement lisse, rien qui dépasse, mais les saintes sur ces icônes ont-elles-même l’air revêche de bigotes qui ne pèchent jamais et n'imaginent pas qu'elles puissent le faire, comme le commun des mortels, et la grâce ne passe guère.
Peut-être faudrait-il se détendre un peu ?




3 commentaires:

  1. Conscience de ses limites, Humilité, patience avec soi et son prochain,se relever après chaque chute en tendant la main à Celui qui s’est incarné pour ça, vie en communauté qui vit la même vie, et tous ces problèmes de conscience de jeûne ou pas jeûne seront balayés

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  2. Sans oublier la prière bien sûr... on fait tout ce qu’on peut et Dieu reconnaîtra ce qui est sien...

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  3. Le père Placide m'avait dit un jour: "Oui, il y a comme cela, de temps en temps, dans le tissu de l'Eglise, des noyaux durs enkystés..." Je suis loin de faire ce que je peux, encore que finalement, je n'en sais rien. Je jeune mal, j'ai peu de persévérance, mais je travaille énormément à faire connaître la Russie orthodoxe, la vérité sur elle, ses richesses spirituelles, ses martyrs, peut-être avons-nous simplement tous une ascèse différente, et Dostoïevski avait la sienne.

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