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jeudi 15 février 2018

Au loin.

Je me suis laissée aller sur les crêpes de Xioucha, la veille de mon départ, crêpes russes fines et mousseuses, c'est la semaine de la maslenitsa, la semaine grasse avant le carême... Elle m'est tombée dans les bras pour me dire au revoir, j'ai l'impression d'avoir une fille ou une nièce, toujours secourable mais jamais autoritaire et prompte à rire, souvent avec une bonne dose de sarcasme, mais sans méchanceté, sans rancune, et la plupart du temps, sans jugement.
Puis à l'aube chantante, je suis partie pour l'aéroport de Cheremetiévo, avec les lettres d'Ivan le Terrible dans mon sac, et sur place, j'ai acheté l'adolescent de Dostoïevski, je me suis rendu compte que je le lisais très facilement. Et j'étais là, dans cet espace intermédiaire, sans les bouts de papier qui justifient légalement ma présence dans ce pays où je suis impliquée dans des tas de choses, où j'ai mon unique maison, et mes animaux, Rosie en pension, les chats tout seuls, à la merci de n'importe quoi jusqu'à mon retour enregistré au service d'immigration de Pereslavl Zalesski. Je regardais passer des Japonais et des Chinois, des Russes, par delà les verrières, c'était la Russie, mais sans le visa que j'allais chercher, elle m'était déjà interdite. Sans visa, on se sent vraiment tout nu, quand on émigre!
Rouslane m'avait écrit sur mon téléphone: "A bientôt dans votre Patrie."
A l'arrivée, j'ai retrouvé ma soeur, le restau à Vienne, sur le chemin du retour, la neige sur le Vercors, au loin, les arbres encore nus, mais presque bourgeonnants, quelques fragiles rosaces blanches aux squelettes des amandiers, miracle qui m'étonnait toutes les années de cette floraison précoce, de ces branches brusquement couvertes de dentelles, comme si des mariées mortes depuis longtemps recouvraient brusquement leurs voiles et leurs atours perdus, une sorte de résurrection.
Ivan le Terrible écrit à son opritchnik Vassili Griaznoï, prisonnier des tatars, contre lesquels il s'est battu comme un lion et jusqu'au bout, qu'il ne dépensera pas un sou pour le tirer de là, et qu'il ne l'échangera pas contre un prisonnier tatar, tant pis pour toi, Vassioucha, tu n'avais qu'à te défendre mieux.
Il l'a quand même racheté plus tard.
L'auteur de la préface parle du style mordant du tsar, de son persiflage, il y a de cela. Il se demande comment concilier les horreurs du règne, qu'il ne nie pas, bien qu'il les soupçonne exagérées par ceux qui les rapportent, et ce personnage extrêmement intelligent et cultivé, on peut même dire artiste, qui aimait la musique et en composait, qui aimait l'iconographie, en était un fin connaisseur, et avait créé des écoles pour développer l'une et l'autre. Oui, c'est une énigme. Et avec cela, on n'a pas l'impression qu'il eût tellement aimé le pouvoir, on sent chez lui une sorte d'énergie obscure et triste, proche du désespoir, malgré sa foi médiévale. Il a été mis là non pour faire preuve de mansuétude mais pour mener le pays d'une main de fer, c'est à ses yeux sa mission. Dans mon livre, il dit à son beau-frère: "on ne m'a pas élevé pour être bon." Mais la bonté l'attire comme un paradis perdu.
Il vérifiait absolument tout ce qui était envoyé en son nom, et s'il écrivait du reste tant de lettres, et si détaillées, c'est qu'il n'aurait confié à personne le soin de le faire à sa place. Il écrit comme il parle, avec une familiarité souvent sarcastique, des expressions pittoresques qui étaient sans doute de son cru ("votre monastère est tellement déserté que l'herbe pousse sur la table du réfectoire"), de sorte qu'on a l'impression de l'entendre.
L'auteur de la préface dit que ces lettres sont au fond tout ce que nous avons de sûr pour nous faire une idée de lui.
Si ces lettres sont tout ce qu'il y a de vraiment authentique à son sujet, alors en effet, on a du mal à concilier celui qui les a écrites avec un maniaque sadique, pervers, brutal et déchaîné, complètement convulsé, d'une cruauté fantasmagorique. Il en ressort une certaine mauvaise foi, par moments, on voit qu'il n'était pas commode du tout, mais il n'est pas dénué d'une sombre noblesse. Sa parole, c'est sa parole, dans sa discussion avec un hérétique protestant qu'il met plus bas que terre, il lui dit qu'il l'épargne parce qu'il s'y est engagé. Et cette lettre de mise au point sévère lui fut remise sous une reliure de brocart brodée de perles!
Ce qui s'est imposé à moi, comme explication, quand j'ai écrit, c'est le phénomène de l'égrégore. L'égrégore maléfique de l'Opritchnina. Ce Vassili Griaznoï par exemple, c'était l'une des figures de proue de cette organisation sinistre. Or, contre les tatars, malgré l'injuste persiflage du tsar, il s'est conduit comme un héros de la sainte Russie... Il avait peut-être lui aussi quelques bons côtés. Et c'est valable aussi pour les autres, et pour l'ange exterminateur, Fédia Basmanov.
Parfois, dans notre univers contemporain qui n'est peut-être pas moins féroce, mais beaucoup plus laid, beaucoup plus pervers, beaucoup plus désespérant, beaucoup moins noble, mon esprit trouve dans la fréquentation de celui du tsar, et du tsar lui-même, une étrange consolation. Dans l'autre monde, de celui où il vivait ne restera que le meilleur, et je rêve d'une invisible ville de Kitej où toute la beauté profanée de la sainte Russie brillera de feux indestructibles, et où nous nous retrouverons, plus ou moins clairs, plus ou moins dignes d'approcher Dieu, mais mystérieusement sauvés les uns par les autres, dans la mesure où nous aurons gardé une toute petite lumière quelque part dans la lampe de notre âme, et je pourrai lui dire ce que dit l'adolescent Vania, fils de Féodor, dans mon livre:
Mon souverain, mon souverain, chuchota-t-il, ne sois pas triste, mon souverain, il t’a pardonné, nous irons tous le rejoindre, nous emmènerons toute la Russie avec nous, toute la Russie, celle de nos ancêtres, la nôtre et celle de nos enfants, nous irons chanter à jamais dans les champs de narcisses et de lys, sous le passage régulier des anges, et les cloches n’arrêteront pas de sonner, et la brise de rafraîchir notre chair glorieuse… Nous retrouverons papa, et le tsarévitch, et le métropolite, et ils sècheront nos larmes, les nôtres et les tiennes, mon cher souverain, nous te prendrons tous avec nous, je n’irai pas là bas sans toi !


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