Mon départ a été douloureux, j’étais
extrêmement angoissée et triste. Je suis passée par Marseille, Henry et Mano
s’en réjouissaient. Cela ménageait des étapes dans la séparation, selon
Mano. Nous avons pratiqué tous nos rituels, la ricounette d’Henry, les
souvenirs d’Annonay, de notre famille presque toute déjà disparue, dont ils
sont la mémoire, beaucoup plus que mes cousines de ma génération. Henry va sur ses quatre-vingt-quatorze ans et
envisage de battre le record de son père car, dit-il avec un sourire, « je
suis un battant ».
Après la ricounette, nous sommes
allés faire de l’archéologie dans les affaires de ma tante Jackie, morte il y a
déjà douze ans. Mano voulait que je prisse quelque chose avec moi. Je regardais
ces cartons empilés, tout ce qui reste de la vie de Jackie, de son intelligence
brillante et solitaire, de son courage, de nos interminables discussions dans
ses appartements successifs où chaque élément, comme d’ailleurs dans les miens,
avait sa place et son histoire, sa charge émotionnelle. J’ai choisi une lampe à
pétrole qui provenait du magasin de mon arrière-grand-père et dont il avait
jeté des stocks entiers quand l’électricité s’était imposée. Il semble que
c’était il y a une éternité. Non, c’était il y a un peu plus de cent ans, juste
mon arrière-grand-père. Un instant, à l’échelle de l’histoire humaine, un
instant qui a détruit pratiquement tout ce qu’avaient construit des millénaires
de traditions et de culture, avant de s’attaquer à la vie elle-même.
Je me faisais beaucoup de souci pour
cette lampe, je l’ai enveloppée dans ma doudoune d’hiver, et dans ma
valise-coque, elle a fait le voyage sans encombre. Elle complète à présent la
décoration de ma maison, que les Russes visitent comme un musée. Les épaves de
l’Armençon, les affaires et les photos des uns et des autres, et je revoyais un
rêve que j’avais fait au moment de la mort de Jackie : je marchais sur une
grève déserte, et les vagues m’apportaient quelques uns de ses objets, que je
recueillais pieusement.
Dans la cave d’Henry et Mano, j’ai
revu d’autres vestiges : le lampadaire de la chambre de papi et mamie. Un
fauteuil de cuir défraîchi. Encore un univers englouti dont la mer tourmentée
de l’existence m’apportait quelques traces.
J’ai l’impression de perdre la
France, avec ces derniers Français, et dans l’avion, j’étais à côté d’une
mignonne petite Russe qui avait fait un stage de trois mois dans un hôtel de
Sainte-Maxime, où je passais mes vacances avec ma tante Renée, dans les années
60, quand elle était une belle jeune femme et non une ruine dans une maison de
retraite. Elle ne rêve que de revenir, les Français sont tous « très
gentils » (en français dans le texte). Sainte-Maxime et Saint-Tropez,
c’est le paradis, les croissants, la tarte tropézienne, la mer bleue, la végétation
subtropicale et les ruelles pittoresques. Je comprends que lorsqu’on vient
de Voronej, ville entièrement détruite pendant la guerre et reconstruite en
béton soviétique, on puisse être ébloui par la côte varoise et les gentils
Français. D’ailleurs ils sont gentils, il n’y a pas à dire ; nul doute
qu’ils ont bien accueilli cette fraîche petite Russe. Je pensais à ce que m’avait
dit le père Antoni à Cannes: «J’aime beaucoup les Français, ils sont
gentils, bien élevés, raffinés mais sur le plan spirituel, c’est la barbarie totale ». Ou bien à ce que me disait un Russe des
années 90 exilé chez nous : « Les Français sont gentils, c’est-à-dire
qu’ils ne sont pas méchants, mais on ne peut pas dire non plus qu’ils soient
vraiment bons. En Russie, il y a de très méchantes gens, plus méchantes
qu’aucun Français, mais les autres sont d’une bonté dont ici on n’a pas
idée ». Ce qui est assez vrai, cependant, mes Français les plus
proches, Mano et Henry, maman, mon beau-père Pedro, sont et étaient d’une
grande bonté, et l’on a vu pendant la libération, et la révolution française,
nos compatriotes pouvaient aussi être d’une immense méchanceté. Mais disons que
la bonté et l’abnégation ne sont pas des vertus que cultive la propagande
officielle, et cela depuis longtemps. De sorte que les gens bons agissent dans
une espèce de pudeur découragée, sachant que ce qui est vrai est déprécié et
que n’a plus cours chez nous que la fausse monnaie de la sentimentalité
politique, plus impitoyable que les pires barbares des âges sombres, et surtout
plus hypocrite et plus perverse.
J’ai laissé là bas mon second
exemplaire du livre de prières orthodoxes publié par le père Placide, à
l’intention éventuelle de mes chers parents. Car la prière est tout ce qui me
sauve de la profonde tristesse ; avec la dignité, la dignité des Français
de leur génération, qui coulent bravement avec le Titanic, mais ne lèvent pas
assez les yeux vers les gouffres de lumière qui percent les nuages et l’entière
épaisseur de l’océan des siècles.
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