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mercredi 16 septembre 2020

Charité chrétienne

 La journée avait mal commencé, car monsieur Moustachon, le chaton débonnaire et charmant que j'avais recueilli l'an dernier par charité chrétienne, m'avait rapporté une des mésanges bleues que je nourris avec amour tous les hivers. Mes autres chats ne les attrapent pas, car elles sont trop malignes, mais lui, le salopard, est plus malin que les mésanges. Après l'avoir engueulé comme du poisson pourri, bien qu'il obéît à son fichu instinct de chat, j'ai emporté le petit corps encore chaud dans le jardin en me lamentant.

J'ai découvert ensuite le bordel qu'avait mis dans mon ordinateur un jeune homme famélique auquel j'en avais confié la réparation, toujours par charité chrétienne... Pour toucher sans doute un argent dont il a grand besoin, il s'était pointé pour la réparation quand j'avais chez moi le père Nikita, donc je n'étais pas très disponible. Le garçon m'accable toujours de longues explications sur l'informatique auxquelles je ne comprends rien et qui m'ennuient profondément. Il m'avait dit que l'ordinateur que j'avais acheté il y a un an était complètement merdique, moins bien qu'un portable, et c'était pour cela qu'il était toujours bloqué, toujours en suspens. L'idée de départ était de changer la carte REM, mais d'après lui, l'ordinateur était un rossignol. Nous avons ressorti celui qui était dans mon déménagement, et dont on m'avait dit qu'il était foutu, le garçon a constaté que pas du tout, tout à fait réparable, de bien meilleure qualité. Bon , allez fonce, fais-le. Et pendant ce temps-là, je conversais avec le père Nikita, qui s'attendrissait sur ce pauvre jeune homme qui n'était pas de ce monde, et moi aussi. Il arrive et me dit qu'il a échangé les ordinateurs et transféré tous les dossiers de l'un sur l'autre, et je lui offre le thé. 

Seulement le lendemain, impossible de trouver les dossiers. Je le lui dis quand il revient finir le boulot. Dans mon esprit, ce n'était pas catastrophique, car je pensais que je n'arrivais pas à les trouver, et que de toute façon, il suffisait d'ouvrir l'ordinateur précédent pour tout copier sur le disque externe, eh bien non. Je ne sais pas ce qu'il a fabriqué, mais il ne semblait pas possible de récupérer grand chose. Il cherchait fébrilement à le faire, et il m'a tenue toute la journée jusqu'à onze heures du soir, me racontant ses opérations et me dévidant finalement une liste de dossiers "récupérés" qui n'avaient plus de nom et tombaient en vrac, impossible de savoir ce qu'il y avait dedans sans les ouvrir tous, et il les ouvrait les uns après les autres, sans aucune utilité, car naturellement, j'étais la seule à pouvoir comprendre de quoi il retournait...

Chose curieuse, il a aussi écrasé au passage tout ce qui se trouvait dans l'ordinateur français remis en service, ce que je m'étais gardée de faire. Et pourquoi l'a-t-il fait dans celui que nous avons remisé? Mystère.

J'avais sommeil et besoin d'être tranquille pour digérer ce qui était en train de m'arriver, mais je n'arrivais pas à le mettre dehors, il ouvrait frénétiquement tous les dossiers sans écouter mes exhortations à laisser tomber et à rentrer chez lui. Le lendemain, j'ai appris que tout était perdu, à part des bribes. 

J'ai commencé aujourd'hui à passer en revue ce que j'ai pu trouver, il ne reste pas grand chose. J'ai récupéré les vidéos des leçons de Skountsev. Il semble que j'ai perdu toutes les photos des derniers mois. Une traduction que j'avais faite sur commande et que je n'avais plus qu'à corriger. Le début de mes souvenirs d'enfance. Les chroniques que j'avais commencé à enregistrer, et c'est un sacré boulot, j'avais fait deux ans sur quatre. J'ai retrouvé deux autres documents sur une clé USB, car je venais de les faire imprimer. Et sur mon disque dur externe, il y avait, Dieu merci, les choses les plus anciennes. Il faut que je voie s'il n'a pas mis quelque chose autre part. Si ce n'est pas le cas, j'aurai perdu des heures sinon des mois de travail, et beaucoup de souvenirs.

Sa mère, pendant ce temps, m'envoyait des messages pour m'expliquer qu'il était dévoré de remords et quasiment au bord du suicide, et je me dermandais ce qu'elle attendait, me fallait-il lui répondre que ce n'était pas grave? Je n'arrive pas à comprendre comment on peut intervenir dans un ordinateur sans s'assurer que son contenu est sauvegardé et sans demander à son propriétaire l'autorisation d'y effacer quoique ce soit, mais à vrai dire, un collègue du genre génie de l'informatique m'avait fait le même coup, faisant disparaître une année de journal intime que j'avais retrouvée ensuite, je ne sais plus par quel miracle. 

Je ne peux pas dire que j'étais enchantée de l'aventure, mais je n'ai pas poussé les hauts cris ni ne l'ai agoni d'injures, je pense même être restée relativement calme, bien qu'intérieurement à bout de nerfs. Mais je ne peux pas dire non plus que je débordais d'amour, je n'avais qu'une hâte, c'était de le voir disparaître pour reprendre mes esprits, et sans doute que cette grande plante sensible a ressenti une certaine exaspération sous-jacente; eh oui, ma charité chrétienne a mal soutenu l'épreuve. Je n'ai pas été capable de lui dire avec un bon sourire que tout cela n'était pas grave au regard de l'éternité, mais c'est plus ou moins ce qu'a déclaré un moine du monastère Danilov à sa mère, qu'il ne fallait pas accorder trop d'importance à la chose et penser à l'amour du Christ. Certes, le jeune homme inspire la compassion, mais pour l'instant, j'aurais plus envie de lui coller des baffes que de lui tapoter la tête. Sa mère prie pour moi...

Dans tout cela, ma grande consolation, ce sont mes leçons avec Skountsev. Elles donnent des résultats, il est content, et moi aussi, et puis c'est passionnant et j'adore son air malicieux, nous rigolons bien. Je lui ai montré un accordéon diatonique que le grand-père de ma soeur avait gagné à une loterie au Vietnam dans les années 50, que son père m'avait donné deux ans avant de mourir et que j'avais emporté dans mon déménagement. Je l'avais offert à mes voisins mais ils n'arrivaient pas à s'en servir, car ils sont habitués à l'accordéon russe chromatique. "Effectivement, me dit Skountsev, c'est un accordéon européen, et on ne l'utilise pas couremment, mais tu vois, les cosaques Nekrasovtsi s'en servent, et les cosaques du Don aussi parfois. 

- C'est le truc idéal pour les chansons de marin, mais si on peut aussi l'utiliser pour des chants russes...

- On peut. Tiens, tu appuies sur les trois touches du haut, tu fermes, et puis après tu ouvres..."

Ce sacré Skountsev, on lui présente n'importe quel instrument, et c'est parti. "Mais quand même  lui dis-je, est-ce que cela ne va pas faire beaucoup, pour moi, la vielle, les gousli et l'accordéon?

- Pas du tout. Ca va aller tout seul! Puisque tu l'as, il faut bien l'utiliser... D'ailleurs, il a un beau son.

- Oui, ça, j'avais remarqué."

 


 

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