J’ai vu Ania sortir de chez elle et je l’ai accompagnée jusqu’à l’arrêt du bus. Elle m’a dit que cela lui avait remonté le moral. « A moi aussi, je suis souvent la larme à l’oeil, de pitié et aussi d'appréhension.
- Si vous êtes
dans cet état-là, faites-moi signe, je n’ose pas m’imposer.
- Beaucoup de
gens n’ont pas votre retenue ! »
L’automne est
gris, je me souviens de celui de mon arrivée, quand je n’avais pratiquement pas
vu le soleil pendant trois semaines.
J’ai rencontré aussi la voisine Olia, qui m’a fait comprendre qu’il faudrait mettre Nounours à la chaîne, au moins le temps qu’il s’habitue, ou alors ce sont eux qui vont le faire. Leur autre chien est mort. Je crois que je vais devoir essayer d’attacher Nounours au moins ponctuellement, si on n’attache ou n’enferme son chien ici, il a de grandes chances de mal finir. C’est vrai que je n’ai pas trop l’élan intérieur pour me prendre la tête avec ça, en ce moment. Je suis complètement débordée. Il me faut corriger et rééditer Yarilo, et il faudrait faire pareil avec Parthène et Epitaphe.
Ania m’a dit
qu’elle lisait lentement mon livre, parce qu’elle est si occupée, et elle
s’endort dessus. Mais elle l’aime beaucoup, elle le trouve inhabituel et
surtout plein d’amour, écrit avec un immense amour. Cet écho me touche
beaucoup. En effet, j’ai mis là dedans toute mon âme et beaucoup d’amour. Macha
me demandait sur quoi avaient porté mes discussions profondes avec Katia et
Sérioja, l’autre soir. Sur la Russie, et sur mon amour de la Russie, sur la
façon dont cela m’est venu, et tout à coup, j’ai réalisé le caractère étrange
de cet amour fou, que je n’ai malheureusement partagé avec aucun homme, mais j’ai
aimé la Russie, et les hommes russes, personnages historiques, héros littéraires,
amis, j’ai aimé les Russes. J’ai aimé Ivan le Terrible, j’ai aimé Alexandre
Nevski. J’ai aimé Fédia Basmanov. J’ai aimé le prince André. J’ai aimé Mitia
Karamazov et le prince Muichkine. J’ai même aimé Stavroguine. J’ai aimé
Essénine, Mikhaïl Boulgakov. J’ai aimé Slava, Génia, Micha, Sérioja, Vadim, j’ai aimé
Volodia Skountsev et tout le Cercle Cosaque. Je ne parle pas des prêtres,
saints et moines, du clergé de mes paroisses, de mon évêque, de mon père
Valentin, du métropolite Philippe que je prie régulièrement, j’ai aimé tellement
d’hommes russes, sans pouvoir m’en attacher un seul...Je me souviens qu’à
Novgorod, jetant à l’issue du festival de folklore ma couronne de fleurs dans
le lac, j’avais pensé : « C’est la couronne de mes noces avec la
Russie. » J’ai aimé et épousé la Russie, et tous ses hommes, qui sont les
plus beaux, les plus charmants, les plus touchants, les plus intéressants de la
terre, et je souffre chaque fois que je vois les photos des jeunes soldats
morts sous les coups de l’OTAN et de ses sbires, comme s’ils étaient le fiancé
ou le fils que j’aurais pu avoir. Je pense que la sainte Russie et ce qu’il en
reste aujourd’hui, après l’acharnement sur elle de toutes sortes de gnomes, est
chère à Dieu, et que dans le pire des cas, elle livrera debout son dernier
combat, quand tous les autres se sont déjà couchés,
Je suis toujours
poursuivie par mon orthodoxe et sa croisade, elle m’accuse d’être manichéenne,
alors que c’est pour elle un dogme que les atrocités d’Ukraine sont toutes
russes, comme le lui insuffle dans la cervelle sa presse « sérieuse ». En somme, elle ne varie pas de sa
ligne, mais ne comprend pas que je m’en tienne à la mienne. Là encore, de nous
deux, il y en a sans doute une qui est folle, l'histoire dira laquelle. Mais je fais largement plus
confiance aux gens que je connais depuis longtemps et qui depuis longtemps
essaient de réinformer, qu’aux orthodoxes français de base pleins de préjugés
antirusses qui remontent aux années 30.
Quelle chance les Russes ont de pouvoir éprouver ce sentiment mystique de la patrie dont vous aviez eu l'intuition en regardant le grand cinéma soviétique. J'ai eu cette intuition moi aussi, et depuis je ressens un profonde attirance pour les hommes, les paysages, la langue et l'art russes. Je n'ai pas eu comme vous la perspicacité et l'énergie nécessaires pour m'y installer ; j'ai trop de lest (mon piano, mes livres, et maintenant l'âge). Mais de plus en plus la Russie est comme ma patrie intérieure, la seule qui compte.
RépondreSupprimerMerci pour vos très beaux textes. Anne-Laure.
Je suis très touchée, Anne-Laure. Pour moi aussi, c'est une patrie intérieure depuis longtemps. En effet, un piano ne se déplace pas comme une guitare. J'ai dû abandonner beaucoup de choses et une aprtie de mes livres, et je les regrette.
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