Extrait:
Lorsqu’elle fêta ses dix ans, son
grand-père lui dit: « Tu vois, ma chérie, c’est fini maintenant, il y aura
toujours deux chiffres à ton âge, jusqu’à ce que tu deviennes centenaire, si tu
as de la chance... »
Lucile en fut si triste et terrorisée
que, dans sa belle robe de fête en Liberty à volants de dentelles, elle
s’enfuit dans la forêt en abandonnant tous ses cadeaux, le gâteau et les dix
bougies. Etait-il possible que bientôt, elle devînt vraiment grande et stupide
et laide, comme toutes ces adolescentes qu’elle voyait à la sortie du lycée,
avec leurs coiffures ridicules, leur maquillage bariolé et leurs ricanements de
chèvres? Qu’elle se mît à fréquenter le café du Commerce et à fumer des
cigarettes? Puis à travailler et à faire ses courses, comme les mères de ses
camarades d’école, le cheveu permanenté, les traits tirés, l’air morne,
pareille à une espèce de poupée en plastique complètement défraîchie?
Perdue dans ses tristes pensées, elle
suivait son sentier habituel, celui qui longeait la lisière des bois et
ramenait le promeneur vers le village au bout de quelques centaines de mètres.
Mais il semblait aujourd’hui n’avoir pas de fin, et la lumière déclinait quand
la fillette s’avisa qu’elle se retrouvait, elle ne savait comment, devant la
même assemblée de grands sapins où elle avait aperçu le mystérieux manoir.
Son coeur se glaça et elle se hâta en
sens inverse. Mais la lune apparaissait déjà dans le ciel mauve
qu’inexplicablement, elle n’avait toujours pas identifié son sentier familier
et ses pas la ramenaient au même endroit, près du manoir.
Le coeur battant, elle grimpa dans un
chêne pour essayer de se situer: la forêt s’étendait à perte de vue, comme si
son village n’avait jamais existé ou se trouvait à des kilomètres et des
kilomètres. L’étoile du berger, palpitante et vive, accompagnait à présent le
croissant, dans les voiles assombris du soir, et une chouette s’éleva, grise et
silencieuse.
Effarée, Lucile commençait à
comprendre qu’elle n’avait d’autre choix que de passer la nuit sur son arbre ou
d’aller se réfugier au manoir et ne savait, de ces deux possibilités, laquelle
l’effrayait le plus.
Alors des rires d’enfants lui firent
baisser les yeux: ils étaient là, au pied du chêne, le petit garçon et la
petite fille, ils lui faisaient signe. « Je me suis perdue, leur dit-elle, au
bord des larmes.
- Mais non, tu es chez nous, lui
répondirent-ils, viens! »
Lucile se laissa tomber de la plus
basse branche dans l’herbe épaisse. Il ne faisait pas noir, encore, mais les
choses avaient perdu leurs couleurs, elles étaient toutes d’un bleu cendré,
seules les limites du ciel reflétaient encore les feux du soleil disparu. Plus
que jamais, les deux inconnus avaient l’air de fantômes. Mais leurs mains
étaient douces et tièdes, une brise légère secouait leurs dentelles et, à
travers le grave frémissement des frondaisons, s’élevaient les trilles
enchantés d’un rossignol.
A la suite des enfants, Lucile
s’enfonça dans le bois de sapins. Il y faisait tout à fait nuit, mais le manoir
était vivement éclairé: toutes ses fenêtres brillaient d’un éclat doré où
scintillaient d’innombrables flammèches, des lueurs dansaient sur sa façade et
sur le chemin qui menait à la grille grande ouverte et débarrassée de ses
ronces. Lucile entendait de la musique, des cris et des rires et voyait passer,
entre les piliers noirs du portail, des tourbillons colorés d’étoffes
virevoltantes et de joyeux visages enfantins. Cela ressemblait à un bal masqué.
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