Je suis allée directement à Pierrelatte, dans un gros restaurant de style Western, fait de rondins énormes, où j'ai retrouvé ma cousine d'Annonay, et ma soeur. La cousine nous avait apporté une pogne au sucre. Un seul pâtissier en fait encore et connaît la recette. Celles des pantins glacés de sucre rose et ornés de perles brillantes est définitivement perdue.
Notre cousine Dany veille à Annonay les tombes familiales. Elle s'est toujours sacrifiée pour tout le monde et elle continue, dans un esprit chrétien qui conduira direct au ciel, sur une compagnie de séraphins, son âme délicate. C'était le seul jour où elle pouvait nous voir, ce qui écourtait le moment où j'aurais pu faire d'autres visites à Cavillargues. Mais elle le méritait bien.
Ensuite, nous avons rencontré des membres de la famille de mon beau-père. Ses contemporains sont tous morts, restent les nôtres. Agnès, avec qui je jouais enfant à la ferme, m'avait apportée, pour me les offrir, de vieilles photos, et des crayons Charrier, cadeaux publicitaires de sa tante Simone, quand elle était visiteuse médicale, dans les années soixante, nous avons dépiauté autrefois des dizaines de ces crayons, faits de bandelettes de papier imprimé Charrier en bleu et blanc, et cela fait bien au moins cinquante ans que je n'en avais plus revu. Et puis aussi une praluline, une brioche aux pralines que cette même Simone nous rapportait rituellement de ses tournées à la même époque. Elle était avec son mari Jean-Noël, ils sont tous deux catholiques, comme ma cousine Dany. Et avec sa soeur aînée, la charmante Geneviève, que mon beau-père surnommait Mimosa, un surnom qui lui est resté jusqu'à ce jour. Nous avons parlé de la ferme, la Surelle, de ceux qui y habitaient, de nos disparus, et j'étais profondément émue. Et puis des descendants des uns et des autres. Tout ça, comme au bon vieux temps, sur la terrasse, au soleil, autour d'un apéritif consistant.
Comme j'avais oublié une bouture de bégonia donnée par mon amie Elizabeth chez les Belges, ils ont offert de me l'apporter sur place et de visiter au passage le musée d'Art Sacré de Pont-Saint-Esprit, qui vaut vraiment le détour. Je leur ai donné rendez-vous dans un salon de thé de Pierrelatte, parce que c'est une endroit ancien qui correspond à notre goût des choses qui ont de l'âme. Le lieu est organisé autour d'une cour intérieure avec des jarres de plantes, il est bourré de diverses antiquités et de vieilles dentelles. Nicolas était satisfait de sa visite du musée, malgré l'esprit antireligieux stupide dans lequel il a été conçu, parce que la maison d'époque romane, avec ses merveilleux plafonds peints, est admirable, et les collections très émouvantes; il s'agit de tout ce dont les paroisses se débarrassaient allègrement dans les années soixante, après Vatican II, pour mieux ressembler à des temples protestants ou à des clubs de bienfaisance. On y voit énormément de reliques, mais aussi des objets de piété populaire, des croix de mariniers, des santons, des saintes Vierges et des petits Jésus de cire sous des globes de verre, des boites vitrées où les Carmélites représentaient, à l'intention de leurs parents, la cellule où elles vivaient, avec une petite poupée habillée en moniale. Nous avons évoqué les musées de l'athéisme soviétique, où des reliques de saints russes ont trouvé asile jusqu'à la Perestroïka. Puis, en parlant de reliques, Nicolas m'a expliqué qu'il avait voulu honorer celles de je ne sais plus quel saint des premiers siècles, dans la région, et que la dame qui lui en avait donné l'accès avait déclaré: "Je suis la dernière catholique du village". Puis, en l'honneur des hôtes belges, elle était allée sonner les cloches au dessus de cette agglomération dont elle était l'ultime lueur. J'ai trouvé l'histoire terriblement triste.
Il m'a dit aussi que la belle ville d'Uzès périclitait, et que ses abords, jusque là miraculeusement préservés, commençaient à se couvrir de constructions moches. Cela m'a fait penser au peintre Alexandre Pesterev, qui m'avait dit à Ferapontovo: "Laurence, ils détruiront tout. Tôt ou tard, ils détruiront tout." Nicolas a chez lui un beau pastel d'un paysage de guarrigue, il m'a dit que l'héritier de l'artiste en avait des centaines, et que d'une part, ils représentaient des paysages à présent disparus et que d'autre part, ils n'avaient aucune valeur marchande, car le paysage était totalement déprécié au pays des snobs et des esprits forts. "Je me suis beaucoup occupé d'écologie, ce qui nous arrive s'appelle le mitage. Au départ, tu as devant chez toi un beau paysage équilibré, et puis, le voisin massacre une haie, et tu regardes de l'autre côté, où c'est encore très joli, puis on t'y plante un pylône, il ne te reste qu'à regarder droit devant toi, jusqu'au moment où l'on y édifie un supermarché. Nous devons apprendre à nous réjouir de ce qu'il nous reste, de chaque petite beauté qu'il nous reste." De fait, quand j'ai visité la Russie les premières fois, c'était ce que faisaient les intellectuels soviétiques, en extase devant l'église ou la maison de bois qui subsistaient, oubliées au sein d'un chaos de barres de béton. Et c'est ce que je fais à Pereslavl saccagé, où d'un côté on m'a construit un monstre, où l'on défigure en face, et où, dissimulant les disgrâces derrière des buissons, je contemple ce qu'il reste de regardable. Il n'y a rien d'autre à faire. Mais qu'est-ce que c'est que cette civilisation qui nous a transformés en gnomes destructeurs de toute l'harmonie léguée par nos ancêtres?
Après cette entrevue, j'ai préparé mon retour et mon escale à Marseille, et avant de partir, je suis allée me promener, comme autrefois, dans la plaine. Le mistral avait cédé la place au vent du midi, plus chaud, mais tout aussi violent, et beaucoup plus sombre. J'ai toujours aimé le vent, j'ai grandi avec lui, et je regardais filer les nuages, les vols de cigognes, j'écoutais vibrer les fils électriques, rugir les peupliers qui font un bruit de torrent, je respirais l'odeur des cyprès et des premières floraisons. Question mitage, la plaine est un bel exemple; elle est tout ce qu'il y a de plus mitée. Mais je retrouvais ces sons, ces parfums, ces couleurs, ces formes des endroits familiers. "Te voilà béante de nostalgie, me disais-je, mais quand tu te promenais autrefois, et même encore quand tu t'occupais de maman, lorsqu'elle était malade, tu périssais d'ennui et ne songeais qu'à partir, au fil du vent, derrière les cigognes." Et en effet...
Cigognes
Il nous vient
du midi un vent couleur de mer,
Et les
voici planant, en leur vol héroïque,
Les
cigognes parties des rivages d’Afrique,
Poursuivant
au ciel bleu les armées de l’hiver.
Hautes
voyageuses, que ne me prenez-vous
Sur vos
ailes pressées vers les plaines lointaines
Que couvre
encore la neige alentour de Moscou,
Où vont
tous les élans de ma vieille âme en peine.
Loin de
toi, ma Russie, me voici prisonnière
De la
banalité de tous ces jours français,
Pareille à
ces poissons qu’on retire des rivières,
Pareille à
ces oiseaux piégés dans les forêts,
A tout ce
qui vivant dans les airs et les eaux,
Perdra tout
aussitôt qu’on l’aura mis en cage,
Les
couleurs de l’écaille et l’éclat du plumage.
Et d’un
jour repartir aurai-je le courage,
De m’en
aller au nord pour l’ultime voyage,
Vers ce qui
me sera le chemin du tombeau ?
(les Vents et les envols)
je n'avais pas vu de pâquerettes depuis des années |
chez ma soeur |
promeneurs |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire