Le dernier dimanche de mon séjour, je suis partie à Marseille avec ma soeur, pour voir ma tante Mano, qui m'est très chère, et qui a quatre-vingt-dix ans. Son mari, mon oncle Henry, est mort il y a trois ans. A cause du covidocircus, je ne l'ai pas revu, et je n'ai même pas pu aller à son enterrement. Mano n'avait même pas vieilli, pendant ce laps de temps, si ce n'est qu'elle ne peut plus se déplacer très facilement, elle a juste minci, ce qui lui donne beaucoup d'allure et l'absence d'Henry était partout, d'ailleurs, en dépit du grand âge auquel il est mort, personne ne s'en est vraiment consolé. Ses arrières petits-enfants s'en souviennent, son gendre pleure aux matchs de foot qu'ils ne regardent plus ensemble. Sa fille Claire m'avait confectionné au pifomètre sa célèbre ricounette, du vin rosé, pas n'importe lequel, de la crème de cassis, pas n'importe laquelle, elle ne s'en est pas mal sortie. Et nous étions tous pompettes, évidemment, entre le rire et les larmes, à évoquer chers défunts et chers proches encore vivants, ou leurs descendants divers, et leurs diverses tragédies, la tragédie étant quand même l'élément de notre famille, qui n'en a pas manqué.
Le gendre Jean-Marc remet toujours à plus tard d'aller faire un séjour à Solan, qu'il a connu en vendant du matériel aux moniales et au père Silouane, dont il me décrivait, avec sa faconde méridionale, la dégaine médiévale. La mère Hypandia se souvient très bien de lui. J'ai pris mon courage à deux mains, car j'ai toujours évité de faire du prosélytisme, mais comment dire? Il y a urgence, et dans la grisaille paisible, menaçante et mortelle que je sentais peser, Solan brillait à mon âme comme une lampe dans le brouillard. Que l'excellent Jean-Marc ait le désir de s'en rapprocher me parait en soi déjà une espèce de miracle. "Qu'est-ce que tu attends, Jean-Marc? Cela fait longtemps que tu en parles, et tu ne le fais jamais. Nous n'allons pas vers des temps très joyeux...
- Eh oui mais qu'est-ce que tu veux? Je n'ai jamais le temps. Mais je vais essayer!"
Même sa femme l'y pousse...
A l'issue de notre chaleureux déjeuner dominical, ma soeur s'est préparée à repartir à Pierrelatte, et nous nous sommes séparées comme si nous allions nous revoir dans quinze jours, ce qui n'est pas du tout certain. Je suis restée en tête-à-tête avec Mano, dans sa merveilleuse maison du XIX° siècle hors du monde, avec des meubles anciens, des carreaux de ciment teintés de motifs géométriques, même les huisseries sont d'époque, et je pressens qu'avec elle disparaîtra aussi l'écrin de sa personne sensible, cultivée et enracinée, car il y a peu de chances que ses enfants puissent conserver ce lieu miraculeusement préservé. Mano est digne, sereine, elle me parle paisiblement de sa fin plus ou moins prochaine en espérant "ne pas finir comme Jeanne Calmant", doyenne des Français, morte à cent-vingt-ans dans un EPHAD. Je lui dis qu'avant de s'inquiéter, elle a encore de la marge. "Avec toi, me dit-elle, j'ai une amitié qui dépasse les liens familiaux, comme mon fils Jacques avec son neveu Matthieu, une amitié fondée sur des affinités de tempérament que je n'ai pas eue avec beaucoup de personnes dans ma vie. Et puis, comme tu es l'aînée, tu as quand même connu les années cinquante, avant que tout ne se mette à changer." Elle m'avoue ne jamais avoir vécu de période plus affreuse, y compris la guerre, celle de quarante. Car nous sommes en guerre, une guerre sournoise qui n'est pas la nôtre, que nous ne voulons pas et qui ne dit pas son nom.
Au cours de ces derniers jours avec Mano, je devais aller passer une soirée chez le père Antoni Odaysky et sa femme Myriam, à Salon de Provence. Le père Odaysky travaille à Nice, officie à Cannes le week-end, travaille le reste du temps chez lui, à Salon, à distance, mais du matin au soir. Il est venu me prendre au passage chez Mano, qui lui a dit ne pas chercher de consolation et de soutien en Dieu, mais dans sa famille. Pourtant, la famille, si elle nous réconforte, si elle nous est très chère, est bien souvent une source de terribles chagrins et de grandes angoisses, auxquels je n'aurais pas fait face sans secours spirituel. Le père Antoni me dit: "Votre tante reste très belle, elle a été et reste très aimée, elle a perdu son mari, et elle se replie sur le cercle familial pour garder son équilibre." Je le trouvais émacié par la fatigue, transparent, un intellectuel orthodoxe russe du XIX° siècle, ou même de la période des persécutions communistes. Ses collègues lui disent, en manière de plaisanterie: "Tu es russe, tu es fait pour souffrir!" Il m'explique faire son devoir de prêtre et de chef de famille au jour le jour. A chaque jour suffit sa peine. La volonté de Dieu se révèle petit à petit.
Comme il n'a plus de paroisse, celle de l'Archange saint Michel est en très mauvais état et, à cause de la guerre et des sanctions, les Russes, qui l'ont récupérée, ne peuvent la réparer, il est allé demander à un prêtre catholique polonais d'héberger ses liturgies orthodoxes. celui-ci l'a accueilli comme un cousin, lui a demandé s'il parlait polonais, le père Antoni lui a répondu en ukrainien.
Sa femme est presque aussi fatiguée que lui, j'avais des complexes de leur arriver dessus, mais nous ne nous étions pas vus depuis bientôt trois ans, et ils me manquent. Elle donne des cours de FLE à des migrants et s'intéresse aux diverses histoires de ces gens qui pensent trouver l'eldorado dans notre pays de plus en plus sinistré, c'est sans doute ce qu'on leur fait miroiter pour les attirer. Epuisés comme ils sont, ils restent unis et attentifs l'un à l'autre, pleins d'humour, et ne se plaignent pas. Leurs beaux enfants bien élevés et sains leur font quelquefois à dîner le soir quand ils les voient, comme dit Myriam, "au bout de leur vie". Ils viennent d'acquérir cette maison de village, qui leur donne plus d'espace et un cadre de vie plus paisible. Et en effet, Salon est une très jolie bourgade, avec encore des petits magasins, et des abords intacts, une belle campagne boisée. Je remarque chez eux un buffet ancien, et une commode, c'est Solan qui les leur a donnés. Et en effet, j'avais été intriguée, au monastère, par un afflux d'armoires sur la galerie, on se serait cru dans un dépôt-vente. Le père Théotokis et les soeurs se sont mis à recueillir et distribuer les beaux meubles d'autrefois dont les barbares d'aujourd'hui se débarrassent et qui ne valent plus rien.
Le père Antoni et Myriam, en plus du reste, lancent une maison d'édition qui publie en traduction de jolis livres russes sur les saints orthodoxes, pour les enfants, des livres bien illustrés, sans mièvrerie, et des livres de catéchèse. Ils vont publier la traduction qu'ils m'ont commandée du roman de Ioulia Voznessenskaïa "Mes aventures posthumes". Pour l'instant, ils distribuent surtout dans les paroisses et les monastères orthodoxes.
Au retour, je prends le train pour la gare saint-Charles, puis le métro, je vais le long de la rue saint-Julien, toujours beaucoup de vieux Français. Je reprends mes conversations avec Mano, qui me parle de mon père, de tous nos disparus, je fais avec elle le tour du jardin, je dispense des conseils pour ses plantes, bien que je ne sois pas aussi experte que ma mère ou mon grand-père. Ma soeur m'avait fait des tas de recommandations, prendre les choses en main, tout assummer , mais il n'en fut pas besoin, car nous avons mangé pendant trois jours ce qu'il restait du festin dominical, comme deux vieilles étudiantes qui se retrouvent, sans aucune convention, sans aucune gêne. Puis nous nous sommes quittées, encore une fois comme si nous allions nous revoir bientôt. Sereinement. Je suis partie avec ma valise pour le métro, car on ne peut compter sur l'exactitude des taxis à Marseille.
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