5 juillet 2025
J'ai quitté Dokoutchaievsk, après une mauvaise nuit vrillée par les avions, et une sorte de bourdonnement sourd. Cela fait une impression singulière, quand on n'a jamais connu cela, de sentir le souffle métallique de cette bête tapie, et de penser que pendant tant d'années, le père Nikita et ceux qui l'entourent, en percevant ces grondements infernaux, n'étaient jamais sûrs que leur maison n'allait pas exploser, ou qu'ils ne seraient pas fauchés en allant faire leurs courses ou en arrosant le jardin.
Avant de rejoindre Lougansk, escale à Debaltsevo, après plus de deux heures de bagnole surchauffée. J'ai refait mon numéro, pour le même genre de public, plus des enfants. Je leur ai dit que c'était un honneur pour moi d'être reçue par le Donbass, qui était un exemple de résistance à la déshumanisation qu'on voulait nous imposer partout. Nous devions être à trois heures à Lougansk, pour le barbecue organisé par Fédia, mais impossible, on nous retenus pour le thé, et puis le vieux prêtre local, le père Miron, tenait à nous faire visiter son église, décorée par ses soins de fresques dans le style des images de communion solennelle de mon enfance, et il ne nous a pas fait grâce d'une seule icône. Il nous a raconté que l'explosion d'un obus ayant fait exploser toutes les vitres, il avait tout un hiver célébré dans le froid et le vent, et qu'un autre obus avait ouvert un cratère dans la cour. Il m'a remerciée avec effusion d'être venue: "Vous chantez comme ma mère, j'avais l'impression de l'entendre".
Le père Nikita ne déborde pas d'optimisme, enfin tout dépend du point de vue d'où l'on se place. En bref, il pense que nous vivons les derniers temps. Le starets Zossime disait que la Russie était elle aussi gangrénée par les créatures des ténèbres. Je risque: "Vous n'avez pas confiance en Poutine?
- Comment vous dire... Ce que je sais, c'est que le starets Ivan Krestiankine en avait une bonne opinion, et il ya beaucoup de choses que je n'ai pas la compétence d'apprécier. En plus de celles que j'ignore. Mais ce dont je suis sûr, c'est que négocier avec Zelenski et ses parrains occidentaux est extrêmement compliqué et n'a peut-être même pas de sens, car ils n'ont aucune parole et ne respectent rien. Ils sont toujours susceptibles de violer les traités ou de nous faire un coup en traître."
C'est aussi ce que je pense.
J'ai pris congé de lui avec chagrin et compassion, car il a dû s'appuyer le retour, un trajet de trois heures dans la chaleur ardente. Katia et Fédia estimaient en riant qu'il m'avait pressée comme un citron, mais il ne se ménage pas lui-même, et puis, il m'a ouvert des horizons spirituels. Tout-à-coup, l'ignoble soupe politique de ceux qui nous ont fait cette horreur reculait derrière une sorte de transfiguration par le dévouement quotidien et mutuel des uns envers les autres, par les actions concrètes des uns et des autres, par l'amour qui nous unissait tous. Notre seule issue m'apparaissait dans ce que je voyais ici. Dans cette tournée que m'avait imposée le père Nikita, alors que je suis peut-être au bord de la colique néphrétique, insomniaque et dolente. Dans ce qu'avait accompli Katia, pour aider son homme, et ceux qui combattent avec lui, et dans leur reconnaissance à notre égard, et même dans l'honnête sévérité de nos guides du Front Populaire. Les pourritures de la caste n'ont même pas idée de l'élévation morale que nous donnent ces épreuves, ni de cette affection qui naît entre leurs victimes qu'ils méprisent, du salut qu'elles trouvent dans le mal qu'ils nous font.
Après le barbecue de Fédia, le sans-gêne bruyant de la table voisine, dans la cour de l'hôtel, nous a contraints à aller prendre le thé sur le balcon fumoir du premier étage. "A quelques kilomètres d'ici, nous mourons en masse, dit Fédia, et ceux-là font la fête comme si de rien n'était."
Sur ce balcon soufflait une légère brise, des martinets viraient en criant, comme dans le midi de la France, les soirs d'été. "Il vaut mieux entendre ça que des drones,"observai-je.
Fédia nous explique que les drones donnent aux soldats des attaques de panique, que cette guerre ne ressemble à aucune autre. Un de ses camarades venait d'être gravement blessé, il a perdu les deux jambes et un bras. Lui-même se considère comme un miraculé, qui a plusieurs fois échappé à la mort. Lourd silence. "Nous allons continuer à prier... dis-je
- Oui. Car en effet, cela marche. Autrement, je ne m'explique pas comment j'en suis sorti jusque là."
Katia décide qu'elle refera le voyage: "C'est à nous de défendre et d'aider nos fiancés, nos maris, nos fils. Directement. Il y a trop de corruption chez les intermédiaires."
Je crois que cette perspective soutient le moral de Fédia, qui ne s'attendait pas à notre visite ni à la permission qu'elle lui a valu.
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