Le père Placide Deseille vient de nous quitter, le jour de Noël selon l'ancien calendrier julien toujours en usage au mont Athos, laissant
spirituellement orphelins bon nombre d’orthodoxes français, belges, hollandais
que sa personnalité avait réunis autour des monastères qu’il a fondés.
J’ai fait sa connaissance il y a très longtemps. J’étais
allée faire un stage d’iconographie à l’atelier saint Jean Damascène, à
Saint-Jean-en-Royans, dans les années 80, et j’avais assisté à des offices dans
ce qui tenait lieu d’église, au monastère saint Antoine, avant la construction du sanctuaire en pierre de
style byzantin, orné bénévolement de fresques par l’iconographe russe Iaroslav
Dobrynine. A l’époque déjà, alors que j’étais généralement gênée par les
liturgies orthodoxes en français, j’avais été frappée par le caractère naturel
et organique de celles du monastère. Il me semblait entendre du grec et le
comprendre couramment. Cela tenait sans doute à la qualité de la traduction et
au travail d’Andréa Atlanti qui a passé sa vie à adapter les uns aux autres les
textes français et les mélodies byzantines. Je retirai de ce premier contact un sentiment
de grande élévation spirituelle et de grâce.
Quand je décidai de repartir en Russie, au début des années
90, je me souvins du père Placide et allai le consulter : étais-je mue par
la volonté de Dieu ou par une sorte d’exaltation ? Le père Placide m’incita
à partir et me donna sa bénédiction : « Allez-y, je pense que c’est
la volonté de Dieu, mais vous reviendrez. Voyez moi par exemple, je suis parti
au mont Athos, et je me sens plus à mon aise en Grèce, mais nous sommes
français, et nous avons quelque chose à faire en France. »
Alors que je travaillais en Russie depuis quelques années,
je vins pour la première fois, pendant les vacances, à Solan. Je revis le père
Placide, je lui dis que je travaillais en Russie. L’office me plut autant que
la première fois. Habituée aux églises russes généralement délabrées , après
des décennies de profanation, et couvertes d’échafaudages, à un public pauvre, à
cette foule russe déphasée des années 90, j’étais un peu étonnée par les
paroissiens qui me paraissaient élégants et bourgeois, typiquement français
bien élevés, alors qu’en fait, je le découvris par la suite, ces gens étaient
loin d’être riches, et parfois de vieux soixante-huitards ou des écolos.
L’idée m’avait alors effleurée de revenir en France, car je
vivais mal de sentir maman isolée, après son veuvage. J’avais pensé passer le
concours de professeur des écoles dans un des départements limitrophes de la
Drôme du sud, et Solan ou saint Antoine m’auraient permis d’aller régulièrement
aux offices et de faire partie d’une communauté. Maman, que cela aurait dû
réjouir, me répondit quand je lui exposai le projet : «J’en serais
naturellement ravie, mais réfléchis bien, il ne s’agit pas de venir par la
suite m’emmerder avec tes déprimes. »
Le passage du concours me garantissant pour un certain
nombre d’années des postes épouvantables, en me privant de toute ancienneté, d’autant
plus qu’à l’étranger je n’en acquérais aucune, je renonçai à cette idée.
Quand la maladie de ma mère, longtemps après, m’obligea à
rentrer, j’allai naturellement chercher refuge spirituel à Solan, qui était à
quarante kilomètres de chez nous, et je me mis à me confesser au père Placide. «Dois-je
vous considérer comme mon père spirituel ? lui demandai-je.
- Considérez-moi comme l’humble suppléant du père Valentin »,
me répondit-il.
J’aimais énormément Solan, le père Placide, l’higoumène
Hypandia et ses moniales, et me fis des amis parmi les paroissiens. J’aimais le
Gard, la beauté des paysages m’émerveillait tous les jours. Le village de Cavillargues
me rappelait la France des années 60 ou 70, malgré les prénoms américains de
presque tous les enfants que j’y voyais. Les gens étaient fort aimables. Bien
sûr, quand j’allais en Russie, j’avais l’impression d’avoir perdu ma vie, celle
que je m’étais faite, qui était plus dure, mais très intense, et puis c’était
ma vie, mon rêve russe. Je me souviens avoir assisté à un concert de mes
cosaques avec un sentiment de tristesse indicible et d’exclusion : tout
cela continuait sans moi, j’oublierais toutes ces chansons et la langue russe
elle-même, bien qu’il m’arrivât de la parler en France.
Le père Placide m’encourageait à écrire et me parlait
beaucoup de la Russie. Alors que j’avais acheté une maison à Cavillargues, et
que ma mère se mourait, il commença à me dire que je devais réfléchir à un
retour en Russie. Je m’étais déjà habituée à l’idée que j’avais été poussée par
les événements à faire comme il me l’avait prédit autrefois : j’étais
revenue en France, m’intégrer dans l’Orthodoxie française, comprendre les
textes lus dans ma langue était pour moi une découverte extraordinaire, et j’aimais
le chant byzantin, qui me rappelait celui des vieux-croyants, ou le folklore,
plus que les chants russes du XVIII° ou du XIX° siècles, pleins de trilles et d’effets,
qui me distrayaient de la prière au lieu de m’y plonger, surtout quand les
dames du chœur donnaient de la voix avec extase. Je fus donc extrêmement
déstabilisée par ce conseil : «Père, mais je viens d’acheter une maison…
- Eh bien vous pouvez la revendre…
- Mais je suis déjà âgée et repartir là bas représente tant
de difficultés et de démarches…
- Au contraire, vous n’êtes justement pas encore trop
vieille pour cela, mais dans cinq ou dix ans, vous le serez, aussi hâtez-vous… »
J’hésitai encore un moment, faisant des voyages, envisageant
divers lieux de résidence là bas, je ne voulais plus vivre dans la capitale, et
en Russie, vivre à la campagne n’est pas aussi simple qu’en France… Le père
Placide me disait que son conseil n’était pas un ordre, et que c’était à moi de
prendre la décision. J’allai deux fois sur la tombe de sainte Matrona. Une
higoumène russe rencontrée à Solan me conseilla même d’y prendre le voile. J’hésitais,
mais en dehors du père Placide, du père Valentin lui-même, et aussi du père
Basile Pasquiet, pour qui la Russie était « la dernière arche », je
fus poussée à partir par un profond sentiment d’inadéquation à la société
française, à son manque étonnant de spiritualité et même, paradoxalement,
malgré la conservation du décor, de mémoire, à ses idéologies hédonistes,
matérialistes, à l’imbécilité gauchiste soixante-huitarde dont elle restait
très empreinte, à son implication politique dans les causes otanesques les plus
pourries, en Yougoslavie d’abord, ensuite au Moyen Orient, en Ukraine, la
russophobie cultivée par sa classe politico-médiatique, sans parler de ses
orientations sociétales révoltantes. Je n’étais solidaire de rien, en France, à
part des orthodoxes de Solan, et il me semblait, comme avant mon départ, ne pas
appartenir à ce monde. Le monde français auquel j’appartenais étant
pratiquement anéanti, malgré la bonne conservation des villages, des châteaux
et des églises.
Le père Placide poursuivait son idée qui faisait son chemin
dans ma tête. J’achetai une maison à Pereslavl, et, n’en menant pas large, je commençai
à organiser mon retour.
« Si j’avais seulement dix ans de moins, me dit alors
le père Placide, je vendrais tout ici et j’irais fonder des monastères en
Crimée pour la diaspora française qui trouvera refuge là bas. Car il ne faut
pas se faire d’illusions : pour l’Europe et la France, c’est la fin, et j’ai
parfois l’impression ici d’être un prêtre grec qui se promène en Turquie.
Certains ne parlent pas russe, et ont toutes sortes d’obligations qui les
retiennent ici, mais ce n’est pas votre cas, alors partez ! »
J’avais parlé de ces exhortations à un moine russe qui m’avait
commandé une traduction et qui m’avait dit, impressionné : «Si le père
Placide, qui est si patriote, vous dit une chose pareille, c’est que ça va mal…. »
Le père Placide déclinant, j’eus de moins en moins l’occasion
de lui parler, et m’adressai à la mère Hypandia, dont le raisonnement était le
suivant : «Si votre mère n’avait pas eu besoin de vous, seriez-vous
rentrée en France ?
- Non, certainement pas.
- Alors c’était votre choix, il vous faut repartir. »
Ce que j’ai fait. J’ai revu le père Placide pour l’ouverture
des portes de la nouvelle et magnifique église de Solan, j’ai juste recueilli
sa bénédiction. Je lui avais écrit une lettre à laquelle je n’aurai pas de
réponse en ce monde. L’annonce de sa mort m’a laissée en larmes. Pourtant, c’est
certainement pour lui une bénédiction, d’être parti doucement, après avoir vu
son église réalisée et avant les événements difficiles qu’il semblait prévoir.
Sa vie a été lumineuse et bien remplie, il a dû monter directement vers le
Seigneur accompagné par les anges, et il priera pour nous qui en avons bien besoin.
Mais il va nous manquer. Priez pour nous, cher père Placide,
cher geronda, priez pour nous. Nous en aurons bien besoin, et vous le saviez.
Le père Placide après la liturgie, à Solan, recevant les gens et leur distribuant sa bénédiction au moment du café en commun. |