A mon arrivée, il
faisait un froid terrible. Le ciel est lumineux, printanier, les températures
hivernales. Je suis tombée dans les bras de Xioucha, puis dans ceux de Tania,
la juriste. Elles sont tellement adorables avec moi, comme si j’avais des
filles ou des nièces. Xioucha a proposé de me raccompagner à Pereslavl avec son
compagnon Igor. Elle l’a envoyé me chercher chez le père Valentin où je passais
la soirée, en lui recommandant de m’aider à grimper dans sa camionnette, à
cause de ma patte folle…
Après mon interview de
Politvera, un iconographe m’avait contactée, il voulait m’offrir une icône,
pour me remercier de ce que j’avais dit sur la Russie. Je n’avais pas pu aller
la chercher avant mon départ, je me suis décidée cette fois-ci.Il vit à l’autre bout de Moscou, dans un
endroit tout neuf, avec une station de métro toute neuve, d’ailleurs très
esthétique, et au moins, ces stations récentes ne sont pas bâties avec les
vestiges des monuments historiques détruits par les communistes.
Il y avait des
milliers de sorties et je n’avais pas envie de faire des milliers de pas, or il
m’avait plutôt mal expliqué le trajet. J’ai avisé un flic qui cherchait à faire
lever un ivrogne effondré sur un banc : «Bonjour, je cherche la sortie
côté monument aux automobilistes ? »
Le flic hésitait, mais
l’ivrogne perdu a grogné avec un grand geste : « Hon… par là… par là… »
Par là il restait
encore trois ou quatre sorties, j’ai demandé à un ouzbek. Et dehors, il me
fallait descendre une pente, à travers les congères, je restais immobile sur
place avec la conscience aiguë que j’aurais fait cela il y a un an, mais que
là, cela m’était devenu complètement impossible, que je risquais de déraper et
de me prendre un gadin aux conséquences imprévisibles. Etrange impression. Le
corps démissionne. Il faut commencer à envisager la séparation…
Un brave homme d’une
cinquantaine d’années a volé à mon secours : « donnez-moi la main, je
vais vous aider… » Ah ces Russes qui maternent les vieilles….
De loin, j’ai vu mon
iconographe, une sorte d’ours, avec un paquet, qui m’a prise dans ses bras avec
effusion. Il m’a énormément plu : drôle, spontané, le voir expliquer
quelque chose, avec son regard malin, est un vrai moment de théâtre. L’icône
aussi m’a plu. Il l’a choisie parce que je suis une ancienne catholique et que
l’icône était un modèle catholique venu en Biélorussie par les Polonais, une
icône acclimatée. Elle me rappelle mon enfance, elle a quelque chose de très
doux et si j’ose dire, d’un peu magique, au sens enfantin du terme.
Elle a aussi beaucoup
plu à mon père Valentin : « Très bonne icône », m’a-t-il dit en
me la rendant, après l’avoir bénie.
Je me sentais à
nouveau complètement chez moi, dans son église, j’éprouvais un attendrissement
soulagé, malgré toute la tristesse de mon départ et mon affection pour les
Français que je laisse derrière moi. Je me sens complètement adoptée par la
Russie.
Avec le père Valentin,
nous avons évoqué nos deux révolutions, et leurs conséquences néfastes
incalculables. Et d’abord les fractures infligées à nos peuples, que le système
des partis divise forcément en permanence et soumet à des manipulations de plus
en plus sophistiquées et à un avilissement presque inévitable. Le pire des monarques
me paraît à présent préférable au dictateur moderne qui suit généralement le
chaos engendré par les factions et l’exploitation systématique des sentiments
humains les plus mauvais, les plus vils.
Les gens vont voter
aujourd’hui, et j’ai lu tellement d’idioties dans les commentaires de Facebook
que la tête me tourne, mais le starets Elie, père spirituel du patriarche, prie
pour Poutine, et en ce qui me concerne, le critère numéro un qui me ferait le
choisir si j’étais russe, c’est la détestation hystérique qu’il déclenche chez
le personnel politico-médiatique occidental. Un homme que hait à ce point cette
bande de psychopathes pervers et de laquais minables ne peut être que
providentiel pour son pays.
Déjeuner hier avec ma cousine Dany, à Montélimar. Nous avons évoqué ceux qui sont partis et ceux qui vont
bientôt partir. Dany est la gardienne de nos tombes, elle les visite
régulièrement. Nous avons parlé de la foi, car elle est catholique, de la
prière. Cela semblait lui poser problème, comment prier ? A vrai dire,
moi, j’ai entendu parler de ce qu’était vraiment la prière quand j’ai lu les
Récits d’un Pèlerin russe à l’âge de dix-huit ans. Auparavant, au cathé, on me disait qu'il fallait être bien gentil avec tout le monde, mais je sentais déjà que ce précepte comportait certaines limites que la prière, je le découvris plus tard, permettait seule de reculer.
«J’ai un livre de prières,
lui dis-je, pour les dire toutes, celles du matin, du soir, l’office de minuit,
les complies, les matines, les vêpres plus les psaumes ou le nouveau Testament,
la journée ne m’y suffirait pas. Plus la prière de Jésus qu’on peut dire n’importe
où.Et ces prières sont pleines de sens,
souvent très belles.
- Oui, mais il arrive
qu’on les dise et qu’on ait la tête complètement ailleurs…
- Cela arrive très
souvent et à tout le monde !
- Mais alors est-ce
que cela a un sens ?
- D'après saint Païssios, oui, car si nous avons la tête ailleurs et ne comprenons plus ce
que nous disons, le diable, lui, comprend, et il tremble…
-C'est imagé! »
La foi est la seule
chose qui nous tient debout toutes les deux, même si, dans mon cas, elle n’est
vraiment pas inébranlable et si j’ai perdu tellement de temps : «Je ne
sais pas si j’écrirai un autre roman, peut-être vaudrait-il mieux peindre des
icônes et prier, me préparer à passer de l’autre côté. En même temps, je vois
que Dieu m’a poussée en Russie, à travers le père Placide, et c’est de partir
qui m’a remis le nez dans mon roman, cela faisait donc partie du dessein
providentiel à mon égard. Certes, cela a provoqué chez moi une sorte d’effondrement
spirituel, mais c’est que des choses n’étaient pas réglées.
- Tu verras bien par
la suite… »
Avec Dany, c’est tout
un cortège de fantômes qui descend d’Annonay en Ardèche, dans ce Montélimar de
la fin de ma vie qui coincide probablement avec la fin de la France. Quelle étrange impression que de se voir mourir en même temps que son pays millénaire, de
savoir que la continuité dans laquelle s’inscrivaient mes ancêtres s’achève
plus ou moins avec moi. Déjà, Montélimar n’est plus vraiment Montélimar.
Pierrelatte n’est plus Pierrelatte. Ne plus se sentir vraiment chez soi dans
son pays vous pousse à aller rejoindre
dans la Mémoire Eternelle le meilleur de ce qui nous était cher.
En dessous du pont, un
oiseau blanc pêche dans le Roubion, un grand échassier, avec une aigrette. L’eau
plisse à ses pieds d’agiles dentelles. Je regagne l’affreuse église saint
Jammes en vieux béton triste. Elle doit dater de la fin des années 40, je l’ai
toujours vue. Nos voitures sont garées à côté. « Montélimar, Montélimar,
train sans arrêt jusqu’à Pierrelatte », chantait la gare avec l’accent du
midi, autrefois, et maman m’y attendait, ou bien, plus loin encore dans le
temps, quand je prenais de Paris le train postal de nuit, je sortais alors du compartiment
couchette, je tirais ma valise, je regardais au delà de la fenêtre le défilé de
Donzère, l’aurore pleine de mistral, je descendais à Pierrelatte dans la
bourrasque du quai, et je voyais Pedro venir à ma rencontre. Nous allions acheter le pain et les croissants de l'hôtel, nous prenions le café avec maman...
Quand nous revenions d’Annonay
à Pierrelatte en voiture, Montélimar annonçait la fin de la route. Le « rucher
des abeilles » est encore là, une ruche géante en béton où l’on vendait
des nougats, mais la grande publicité du début du XX° siècle, où une petite
fille féroce débitait du nougat à la hache, a fini par disparaître.
Aujourd’hui, c’est avec ma sœur et le père
Gauthier que nous avons repris l’habitude du déjeuner au restaurant qui se
faisait avec Patrick. Patrick pour lequel je lis les prières des défunts tous
les matins et que nous ne reverrons plus sur cette terre. Son absence était pourtant bien présente. Je pars demain. Mon plombier m’a écrit : « la Patrie vous
attend. » La seconde, la dernière, ma dernière arche.
Dmitri
Paramonov, ethnomusicien spécialiste des gousli et du répertoire russe
archaïque, a délivré à l’issue d’un concert destiné à ressusciter les chansons
de gestes une série de réflexions qui en éveillent également chez moi, car ce
qu’il raconte là ne concerne pas seulement les Russes et il me paraît important
que les gens, aussi bien à l’ouest qu’à l’est comprennent bien ce qui leur
arrive, ce qui leur est arrivé et lecaractère général du phénomène.
Les
bylines sont l’équivalent de nos chansons de gestes. Il me semble qu’il y a
belle lurette que la chanson de geste a disparu en Europe et ne subsiste plus
que sous forme de traces écrites, elle est restée vivante en Russie jusqu’à la
révolution, et même au-delà, Dima Paramonov, Skountsev et autres en ont
recueilli des exemples, et tentent de lui redonner vie.comme le fait observer Dima,
il y a des formes modernes d’épopées,
plus ou moins abâtardies, avec du meilleur et beaucoup de pire, cela va du
Seigneurdes anneaux à la Guerre des
étoiles en passant par les tortues ninjas et autres mangas.L’épopée locale est
négligée, au profit de celle de la culture de masse, ce qui n’est sans doute
pas vraiment un hasard, mais que le genre perdure, même sous un aspect dénaturé,
démontre à quel point il est profondément nécessaire à la formation de l’être
humain, des garçons d’abord (n’en déplaise aux chantres malfaisants de la
théorie du genre) mais aussi aux filles. L’épopée est une leçon de vie au même
titre que les contes et les ballades.
Je n’ai
pas eu la chance de recevoir l’héritage de la culture populaire française
directement, à part quelques chansons enfantines, et les contes que me
racontait (très bien) ma grand-mère. Mais j’ai eu celle d’avoir accès dans mon
enfance à de la bonne chanson française imprégnée de cette culture et à la
musique classique qui en était souvent partiellement issue également. J’ai eu
la chance d’avoir une mère qui m’a offert l’Iliade et l’Odyssée en version
intégrale dans la Pléïade, pour mes neuf ans, et je me suis plongée dans cet
univers épique, malheureusement sans la mélodie depuis longtemps perdue et sans
même le rythme des vers, puisque c’était traduit en prose, mais j’ai eu accès à
cet univers tragique, héroïque et violent qui montre la vie telle qu’elle est
tout en nous apprenant à la sublimer. Quand Dima parle de la violence des
épopées slaves et de l’effet sur les petits enfants, l’épopée grecque n’était
pas moins violente, j’étais une petite fille hypersensible et compatissante,
mais ce passage par l’épopée a été pour moi profondément formateur.
Dima remarque
que les Russes connaissent mieux Hercule que leurs propres figures mythiques,
en effet, et c’est le résultat d’un ostracisme de la culture russe de la part
de ses élites et cela depuis Pierre le Grand jusqu’à nos jours en passant par
les communistes. Mais la même chose a eu lieu chez nous, avec le retour au
paganisme antique des élites européennes, puis la destruction progressive de la
culture populaire par la république. Le fait qu’ils ne connaissent plus tout
cela que par un tableau de la galerie Tretiakov et par des films ou des dessins
animés témoigne de la dévitalisation d’une culture muséifiée, la seule qui
touche les profs et les fonctionnaires et qui amène au résultat que le peuple
sait lire, mais il n’a plus aucune culture qui lui soit personnelle, et cette
culture personnelle du peuple, c’est la culture de tous, qui vient du fond des
âges et irriguait également la culture classique reconnue par les instituteurs
et les conservateurs de musée.
Dima observe
l’appauvrissement de la langue, beaucoup moins expressive et beaucoup moins
musicale. C’est aussi un résultat de la disparition de la culture populaire et
de l’américanisation imposée, aussi bien chez eux que chez nous, avec des
rythmes et des musiques qui ne sont pas les nôtres et qui déforment et
aplatissent nos langues respectives. Quand j’ai lu des textes médiévaux, comme
par exemple les romans de la Table ronde, j’ai été ravie par la poésie, la
fraîcheur, l’expression et la musique de notre langue d’alors, qui était sans
cesse irriguée par les chansons, et les sons naturels de la vie.
J’ai
découvert le russe avec le film Ivan le Terrible d’Eisenstein, et ce fut un
enchantement pour moi d’entendre sa musicalité envoûtante, cette sorte d’incantation
alors incompréhensible sans sous-titres. Quand j’entends le russe des pubs ou
des chansons de variété stupides et uniformes, j’ai parfois du mal à le reconnaître.
C’est-à-dire que non seulement nous avons perdu un fond culturel immémorial et
irremplaçable, mais notre langue même est mutilée, appauvrie. Et non seulement
elle est appauvrie, mais en France, par exemple, on trouve le moyen d’appauvrir
encore des textes pour enfants qui n’étaient déjà pas si riches, sous prétexte
de les rendre « compréhensibles » au lieu de rendre les enfants aptes
à comprendre en nourrissant leur esprit, leur âme et leur cœur. Le tragique, l’héroïsme,
le lyrisme sont des choses dont ils ont besoin pour se construire.Mais au delà
du contenu, quand le vecteur de la langue est appauvri, c’est la structure de l’esprit
qui est atteinte.C’est pourquoi je trouvais essentiel, en maternelle, de leur
donner des chansons du répertoire traditionnel, qui leur apportaient avec un
récit touchant, drôle, effrayant ou exaltant, des mots savoureux, expressifs,
imagés, un rythme et une architecture poétique, plutôt que des chansonnettes
modernes plus ou moins neuneus.
Tout cela
concerne également les Français et les Russes, mais il y a dans le texte de
Dima des réflexions qui m’amènent à m’interroger sur nos différences de degrés
de dégradation.
Quand avons-nous
perdu la chanson de geste, en France ? A mon avis, ça fait un bon bout de
temps. Les Russes l’ont gardée presque jusqu’à nos jours, et lorsqu’ils l’entendent,
au lieu de ricaner, ils s’y intéressent, quelque chose vibre au fond d’eux. J’avais
vu un adolescent, quand Skountsev chantait à Kolomenskoïe avec son équipe, dans
le parc, s’émerveiller de découvrir cela qui était « nôtre », comme
il disait et qu’il ne connaissait pas, car il n’avait eu accès qu’aux
lamentables contrefaçons de l’école, et à la musique « moderne » qui
n’est certainement pas « nôtre », ni pour les Russes, ni pour les
Français, elle n’a jamais coulé dans le sang de nos ancêtres, elle n’est pas
issue de notre nature, elle n’est pas (qui sait ?) inscrite dans nos
gènes.
Quand
avons-nous perdu nos chansons populaires ? Sans doute au cours du XIX°
siècle, au début du XX°… Cela dépend des régions, certaines les conservent
encore, pour combien de temps ? Et puis surtout, chez les gens qui
reprennent la musique populaire en France, y a-t-il le souci avoué de renouer
avec la source initiale de tout ceci ? Avec la France qui nous a légué ces
chansons ?Pour un folkloriste comme Dima, ou pour l’évêque de Pereslavl,
retrouver ses chants et ses épopées perdus, c’est retrouver son âme, c’est
retrouver sa mémoire, c’est redevenir pleinement russe en s’appropriant, tout
ce que le fugace instant présent comporte de passé insondable, car au bout de
ce passé éternellement renouvelé dans le présent se trouve la porte de notre
éternité.
Dmitry Paramonov, les trois voyages d'Ilya de Mourom. Byline
Qu’est-ce que le Russe contemporain connaît le mieux sur son passé ?
Les bouffoneries sont un genre trop indéterminé, qui a cessé son existence bien
avant les bylines. Les déplorations pour les noces ou les funérailles sont un
genre très spécifique d’épopée qui les derniers temps n’existe que dans les
villages. Les contes, voilà sans doute le seul genre connu du passé.Mais je ne
veux pas parler des contes, je veux parler des bylines.
Ma première expérience de récitation des bylines, ou comme il est admis de les
appeler dans le peuple, starini, chants
à propos des preux, se mit en place il y a 15 ans à Omsk, dans différents
concerts du temps de carême, car un moment très pratique et traditionnel pour
raconter. Depuis j’ai parcouru beaucoup de villes dans le but de populariser l’épopée
russe, ou plus exactement les bylines, et le plus important est leur récitation
intégrale, sans réductions, dans la mesure du possible. Exactement comme le
faisaient les conteurs de tous les temps. Cette année, pour la maslenitsa, nous
avons eu l’honneur, avec Sacha Matotchkine, de dire des bylines au parc de
Kolomenskoïe. Premièrement, c’est une expérience inhabituelle et précieuse pour
nous-mêmes, conteurs. Nous avons conté chacun à notre tour pendant dix jours, à
raison de 4 heures par jours, 7 les jours fériés.
Le plus intéressant, bien sûr, n’était pas seulement l’expérience de
conteur, mais ce que nous voyions et entendions de l’intérieur, du fond du
peuple. L’auditoire qui nous arrivait était très divers, de différents degrés
de préparation et de culture. Autrefois, je pensais qu’au sujet des preux,
presque tout le monde savait tout, du petit au grand, car on les étudie à l’école
en littérature, on en montre beaucoup au cinéma, et puis leur image est souvent
transposée dans l’art contemporain, depuis les papiers de bonbons jusqu’à la
galerie Tretiakov en passant par le cinéma et les dessins animés.
La première chose qui a attiré mon attention, c’est que le citadin n’a qu’une
représentation très floue de ce que sont les bylines. Il semble à beaucoup,
spécialement aux jeunes parents venus avec de petits enfants, que les bylines
sont de petits contes sur des preux qui sauvent des jeunes filles et jouent des
gousli pendant leur temps libre entre deux combats. C’est en partie vrai. Mais,
il y a un « mais », ce ne sont pas des contes, ce sont surtout des
mythes, venus jusqu’à nous depuis la plus haute antiquité, quand peut-être les
slaves ne s’étaient pas encore divisés en slaves orientaux, méridionaux et
occidentaux, et au fait, où sont passés ceux du nord ? Alors voilà, ce ne
sont pas des contes, ce sont des mythes.
Deuxièmement,
ils se représentent que les preux sont tous de gentils nounours et des modèles
de comportement. Encore une fois, c’est ça et ce n’est pas ça. Les preux sont
occupés principalement à se chercher un adversaire à provoquer en duel, ils
chevauchent dans le champ sauvage et trouvent un autre preux, et ensuite, après
le combat, emportent sa tête coupée pour la suspendre à l’entrée du camp ou
devant leur tente et la suspendent à un pieu ou à la palissade, ou bien encore,
au pire, ils la plantent sur une lance fichée en terre. A l’entrée du camp, une
grande multitude de ces têtes brûlées n’était probablement pas un spectacle
très agréable.
Certains
preux coupent mains et pieds et mutilent l’ennemi autant qu’ils le peuvent. On
trouve également dans les bylines des meurtres de parents, ou le meurtre par un
preux en état d’ivresse de sa femme, suivi de son suicide.
Croyez-moi,
ce n’est pas du tout un genre enfantin. Ces chansons étaient chantées par des guerriers,
dans un cercle de guerriers, pour des guerriers, et aussi dans différentes
corporations d’hommes, au travail, ou dans les conversations, à des fêtes
spéciales. Et bien sûr, le moment où, sur les parents et les petits enfants, se
déversent toutes sortes de détails de la vie sévère du guerrier médiéval n’est
pas un spectacle pour les personnes sensibles. Certains auditeurs se lèvent et sortent
en larmes. Beaucoup sont perplexes, comment les preux pouvaient-ils faire de telles
choses, et ils demandent s’ils ont bien compris la ligne du sujet.
Une autre particularité, c’est la perception par l’homme contemporain du
discours russe avec ses spécificités dialectales et terminologiques, et aussi
le caractère inhabituellement mélodieux de la langue russe. Oui, au jourd’hui,
la langue n’est plus aussi mélodieuse et chantante qu’alors, son intonation
originale s’est déjà perdue, ses élans et ses chutes, son expressivité. On ne
parle ni ne chante déjà plus comme cela, remarquez-le, même dans les chansons
contemporaines, le son s’est égalisé, sa variété et sa mélodie ont presque été
réduites à néant. On entend plus souvent un discours égal, presque machinal sur
deux ou trois tons, pas plus. Pour cette raison, beaucoup doivent faire des
efforts incroyables pour comprendre les mots russes dans leur format chanté, et
non dans le narratif du récit rapporté, qui est plus habituel, grâce aux contes
arrivés jusqu’à nous et à ce genre en tant qu’anecdote. C’est-à-dire que le
récit chanté est difficilement perçu presque pour tout le monde. Bien sûr, au
bout de 10 strophes de récit chanté, le citadin cesse de prêter l’oreille à la
mélodie et se concentre sur le contenu.
Une autre
particularité de notre citadin c’est que presque tous peuvent nommer un ou deux
travaux d’Hercule mais personne ne sait nommer même un seul exploit d’Ilya
Mouromets, héros russe. Cependant, tous ces gens étaient à l’origine de notre
formation, en tant que nation et état. Cela me rappellel ce que récemment,
notre patriarche Cyrille a rappelé aux Bulgares, ce qu’ils avaient complètement
oublié, à savoir que les Russes, contre tous les pays d’Europe, les avaient
libérés du joug turc. On l’a rappelé aux Bulgares, pourquoi ne pas le rappeler
aux Russes ?
J’ai
remarqué encore ceci, beaucoup ne peuvent citer les noms des preux russes, et
dans leur majorité, ne les connaissent presque pas, à part les trois preux du
tableau de Vaznetsov. Par exemple les bylines de Diouka Stépanitch, Dounaï Ivanovitch,
Solovieï Boudnimirovitch et autres, les gens les entendaient pour la première
fois de leur vie. Et aux avant-postes vivaient beaucoup de preux, et il s’agit
là seulement de l’avant-poste de Kiev. Aussi comment se fait-il que nous
connaissions mieux la nouvelle épopée américaine de la « Guerre des
Etoiles » qui vient de se former sous nos yeux que notre épopée qui est
plus ancienne que ces créateurs ? La citadin sait mieux le nom des tortues
Ninja qui n’ont jamais existé dans la nature, que ceux des preux russes qui ont
versé leur sang pour leurs descendants, ni où ils vivaient, ni « ce qu’ils respiraient ».
Ce fut
une découverte pour presque tout le monde qu’il y eut encore des saints preux ,
comme saint Georges le Victorieux, Dimitri de Salonique, Dimitri Donskoï,
Théodore Stratilate et beaucoup d’autres qui ne cessent de mener le combat
spirituel.
Dans l’ensemble,
il se compose un tableau assez étonnant, dans un sens, on tourne beaucoup de
films et de dessins animés sur les preux, on les étudie à l’école en
littérature, mais dans l’ensemble, c’est une tache blanche dans la connaissance
de nos ancêtres, dans notre histoire, notre culture et notre existence. Il est possible
que ce ne soit pas nécessaire aujourd’hui, pour âtre efficace dans la vente ou
le business, mais si l’on y pense, ce serait quand même étrange si soudaint
tout le monde oubliait ses pères et mères et ne se rappelaient rien d’eux. Sans
doute ne serions-nous plus entourés par des gens, mais par des clones ou des
zombies, sans souvenir de leur famille, de leur maison, de leur Patrie. Ceseraitalors étrange.
Je terminerai
mes réflexions par cette observation. Cela m’a beaucoup réjoui que les gens aient
essayé avec plaisir et intérêt d’écouter ces anciens refrains et sujets des
bylines. Certains sont venus deux jours d’affilée et ont parfois revécus deux
ou trois fois les exploits de nos héros de l’ancienne Russie, redécouvrant par
là même la personnalité du héros et les détails de sa vie et de son entourage.
Notre citadin russe s’imbibe avidement de cet héritage qui nous vient de nos
ancêtres, sans se rendre en partie compte de la raison pour laquelle cela lui
est nécessaire, ressentant avec le cœur sa participation à cet héritage. C’est une
grande joie pour mon âme. Pour nous-mêmes, conteurs, le dit et la transmission
de ce savoir et de ces informations et aussi de cet esprit sont très
importants. C’est-à-dire que c’est un processus mutuellement bénéfique. De
plus, plus souvent nous disons la geste des preux, mieux et plus solidement
nous ancrons dans notre mémoire leurs images et leurs actions.
Dmitri
Paramonov
Былины. Что может быть более известным из старины глубокой для современного русского человека? Скоморошины — слишком неопределённый жанр, который прекратил своё существование намного раньше чем былины. Свадебная или похоронная причеть — очень специфический жанр эпики бытовавший в последнее время только в деревнях. Сказки - вот пожалуй единственный знакомый жанр старины. Но я не о сказках, а о былинах речь хочу вести.
Первый мой опыт сказывания былин, или как их в народе принято называть — старины, песни о богатырях, стал складываться лет 15 тому назад в Омске, на различных постовых концертах, т.к. это время очень удобно и традиционно для сказывания. С тех пор много городов было изъезжено мной с целью популяризации русского эпоса, а точнее былин, и самое главное сказывание их целиком, без сокращений по возможности. Именно так, как это делали сказители во все времена. В этом году на масленицу, нам с Сашей Маточкиным выпала честь сказывать былины в парке Коломенское. Во-первых, опыт необыкновенный и ценный для нас самих, для сказителей. Мы сказывали по очереди в течении 10 дней, каждый день по 4, а по выходным и по 7 часов.
Самое интересное конечно это не только наш сказительский опыт, а то что мы услышали и увидели изнутри, из глубин народа. Слушатель к нам захаживал очень разный, разной степени подготовленности и просвещённости. Раньше я думал, что о богатырях знают почти всё и все, от мала до велика, т.к. в школе изучают на литературе, в кино показывают много, да и образы транслируются довольно часто в современном искусстве, начиная от конфет, заканчивая Третьяковской галереей и кинематографом и мультипликацией.
Первое, на что я обратил своё внимание, это то, что обыватель в своём представлении очень смутно понимает что такое былины. Многим кажется, особенно молодым родителям пришедшим с малыми детками, что былины, это некие сказочки о богатырях, которые спасают девушек и играют на гуслях в свободное от боя время. Отчасти это так. Но, есть одно "но», это не сказки, это по большему счёту мифы, дошедшие до нас из глубокой древности, когда ещё возможно славяне не делились ни на восточных, ни на южных и западных, кстати, а куда девались северные? Так вот, это не сказки, это мифы. Второе, это представление, что богатыри все лапушки и образцы для поведения. Опять же так, да не так. Богатыри занимаются в первую очередь тем, что ищут себе поединщика, ездят по чисту полю и находят богатыря, а затем после сражения везут его отрубленную голову на заставу или к шатру своему и вешают на кол или на забор (частокол), ну в худом случае на копьё воткнутое в землю. На заставе таких буйных голов великое множество, не очень-то приятное зрелище наверное.
Некоторые богатыри отрывают руки-ноги и калечат неприятеля как только могут. Так же в былинах встречаются убийства родителей, либо убийство богатырём своей жены, в хмельном разуме, а затем и самоубийство. Поверьте, это совсем не детский жанр. Эти песни пелись воинами, в кругу воинов, и для воинов, а также в различных мужских артелях, на промыслах или на беседах, специальных праздниках. И конечно тот момент, когда на родителей и их малых деточек изливаются всяческие подробности сурового быта средневекового воина, это конечно зрелище не для слабонервных. Некоторые из слушателей вставали и в слезах выходили. Многие просто недоумевали, как такое вообще могут делать богатыри и переспрашивали, правильно ли они поняли сюжетную линию.
Ещё одна особенность в восприятии современным человеком старинной русской речи с её диалектными и терминологическими особенностями, а также непривычным мелодизмом русского языка. Да, сегодня язык уже не такой мелодичный и певучий как тогда, уже утерялось его своеобразное интонирование, его подъёмы и спуски, выразительность. Уже так не говорят и не поют, заметьте, даже в современных песнях уже выровнялся звук, почти сведено к минимуму его разнообразие в мелодизме. Чаще можно слышать ровную, почти машинную речь на двух или трёх тонах, не более. По этой причине многим приходилось делать неимоверные усилия на том, чтобы разобрать русские слова в их напевном формате, а не в повествовательном нарративе, который более привычен благодаря дошедшим до нас сказкам и такому жанру как анекдот. То есть напевное повествование воспринимается с трудом почти всеми. Конечно, после 10 строф такого напевного повествования обыватель перестаёт заострять внимание на напеве и переключается на содержание.
Ещё одна особенность нашего обывателя, почти все могут назвать парочку подвигов Геракла, греческого героя, но почти никто не назвал хотя бы одного подвига Ильи Муромца, русского героя. Тем не менее все эти люди стояли в начале формирования нас как нации и государства. Мне это напомнило то, что недавно наш патриарх Кирилл напоминал болгарам о том, что они уже совсем забыли, что русские вопреки всем странам Европы освобождали их от турецкого ига и освободили. Запамятовали болгары, почему бы и не запамятовать русским?
Заметил вот ещё что, не многие-то могут назвать или перечислить русских богатырей поимённо, а в большинстве своём почти уже и не знают их имена, кроме трёх богатырей с картины Васнецова. Например былины о Дюке Степановиче, Дунае Ивановиче, Соловье Будимировиче и других, люди слышали впервые в жизни. А на заставе жило довольно много богатырей, это только та застава, что у Киева. Как так случилось, что мы лучше знаем новый американский только что созданный на наших глазах эпос о "Звёздных войнах" и ничего не знаем о нашем эпосе, который древнее этих создателей? Обыватель лучше знает имена ниндзей-черепашек, которых никогда и не было-то в природе, но при этом не знает ни имён русских богатырей проливавших кровь за потомков, ни где они жили и "чем дышали".
Почти для всех было открытие, что есть ещё и святые-богатыри, такие как Георгий Победоносец, Дмитрий Солунский, Дмитрий Донской, Фёдор Стратилат и многие другие, которые не перестают вести борьбу духовную.
В целом, создаётся довольно странная картина, вроде бы о богатырях много снимают фильмов и мультфильмов, изучают в школе на литературе, но в целом это белое пятно в знаниях о наших предках, о нашей истории, культуре и быте. Возможно сегодня это и не нужно, чтобы быть успешным в продажах или бизнесе, но если задуматься, то как-то странно было бы, если бы вдруг все забыли о своих отцах и матерях и ничего о них не помнили. Наверное тогда не люди бы нас окружали, а какие-то клоны или зомби, без памяти о своей семье, о своём доме и Родине. Странно было бы тогда.
Закончу свои мысли вот таким наблюдением. Меня очень порадовало, что люди с охотой и интересом пытаются вслушиваться в те давние напевы и сюжеты былин. Кто-то приходил изо дня в день и иногда второй и третий раз переживал подвиги наших древнерусских героев, тем самым по новому открывая для себя личность героя и подробности его быта и окружения. Наш русский обыватель с жадностью впитывает в себя всё то наследие, которое нам досталось от предков, зачастую даже не отдавая себе отчёт для чего и зачем ему это нужно, но сердцем чувствуя своё сопричастие к этому наследию. От этого делается очень радостно на душе. Для нас самих, сказителей, сказывание и передача этого знания и информации, а так же того духа очень важна. То есть это обоюдовыгодный процесс. Плюс, чем чаще мы сказываем о богатырях, тем лучше и твёрже закрепляем в своей памяти их образы и деяния.
Спасибо всем, кто заглянул в нашу избушку сказителей!
Спасибо организаторам за возможность сказывать большому количеству людей!
Au cours de mon entretien, à Solan, avec la mère Hypandia, je lui ai rapporté que mon filleul me considérait comme "son unique lien avec Dieu". Elle a éclaté de rire, ce que je comprends: au royaume des aveugles, les borgnes sont rois!
Je lui ai fait le bilan de mon installation en Russie. Globalement positif. C'est le pays qui hante mes rêves et parle à mes tréfonds depuis ma prime jeunesse, et d'une certaine façon, il m'est à cet égard, familier, proche, il me coule dans le sang, bien que je n'en sois pas native, j'éprouve envers lui une sorte de sentiment amoureux profondément fidèle, je l'ai épousé. La maison que j'ai là bas me plaît et m'apparaît comme une sorte de capsule spatiale, un "skite" m'a dit un visiteur russe. Un ermitage... Je suis partie y terminer et y accomplir ma vie tout à la fois. Mais derrière moi, tout ce qui m'a vu grandir et m'a élevée, tout ce que j'ai hérité de mes ancêtres français s'écroule par pans entiers, et ce qui reste devient de plus en plus méconnaissable. Ma famille, qui bascule dans mes dyptiques personnels de la page "prière pour les vivants" à la page "prière pour les morts". Mon pays, mon peuple, ma culture, ma civilisation. Ne subsiste que l'oasis de Solan, sa magnifique église, ses 60 hectares de nature respectée. J'en ai parlé à une orthodoxe rencontrée dans la cour: elle venait du Canada, où, dans un monastère orthodoxe, un moine lui avait évoqué le rôle d'oasis, de point lumineux dans les ténèbres qu'étaient appelées à jouer les communautés orthodoxes des différentes diasporas: semences éparses des futures et dernières récoltes.
Ne te retourne pas, statue de sel...
Je voulais récupérer ma seconde vielle à roue dans mon déménagement, on me demande 400€ pour l'ouvrir, je crois que je vais patienter encore trois mois avec ma casserole au "son authentique" perpétuellement faux. Je voudrais pouvoir travailler sur un instrument plus fiable, c'est comme cela que j'en viens aux gousli, beaucoup plus difficiles, mais plus stables. C'est qu'en plus du rôle essentiel de la musique et du chant dans l'existence de tout être humain normal, fonction recouvrée dans mon cas sur le tard, je me rends compte que mes capacités physiques seront de plus en plus limitées. Je n'arrive plus à me promener, et donc à peindre des aquarelles. Au moins, si je deviens un jour aveugle, je pourrai toujours chanter.
Il est vrai que je pourrais aussi devenir sourde...
Isabelle m'a commandé des icônes, signe qu'il est temps de s'y remettre. Les icônes conduisent à la prière et se font chez soi, dans un fauteuil. Comme l'écriture, mais l'écriture... On hésite toujours à plonger dans une oeuvre dévorante qui va vous obséder des années, en tous cas moi, j'hésite, j'ai hésité trente ans.
C'est Olga Kalashnikova qui me l'avait montrée la première fois: une église neuve, qui avait l'air d'un ornement pour un arbre de Noël: quelque chose de joyeux, de brillant et de féerique destiné à plaire aux enfants, c'est-à-dire moi, qui n'ai jamais su vieillir.
Depuis plusieurs mois, je me dis qu'il me faudrait y aller, car les cosaques y vont, et le prêtre a la réputation d'être actif et sympathique.
Et voilà qu'ici, en France, l'église vient me faire Signe: Yelena Chadounts, collaboratrice du musée local, a mis quelques photos de son intérieur sur Facebook. En réalité, tout en me doutant que c'était elle, je n'en étais pas sûre car je croyais que mon jouet de Noël était consacré à la Nativité de la Mère de Dieu et non à la Mère de Dieu du Signe (un de mes modèles d'icône préférés): que cette église m'a paru jolie, comme un livre enluminé... et les icônes sont belles.
Après enquête, oui, c'est bien elle, que j'avais photographiée déjà moi-même de l'extérieur:
Il y a parfois des Signes auxquels il faut prêter attention. Ainsi, lorsque je cherchais une paroisse à Moscou, une mendiante à qui je tendais la pièce m'avait regardée intensément en me disant: "Il te faut aller vénérer l'icône de la Mère de Dieu "apaise mes souffrances"." Or quand j'avais rencontré le père Valentin, et mis le pied dans l'église où il officiait alors, il s'était avéré que le principal objet sacré en était une icône miraculeuse de la Mère de Dieu "apaise mes souffrances".
Quand j'ai acheté le disque de Skountsev que j'écoutais en boucle, j'avais vu à Paris un ami russe qui l'avait rencontré dans sa paroisse parisienne et en avait conservé l'adresse: c'est ainsi que j'ai découvert la Russie vivante des ethnomusiciens.
l'intérieur de l'église par Yelena Chadounts
Cette église a une histoire intéressante. Construite en 1788 sur l'emplacement d'une église antérieure bâtie par la femme de Dmitri Donskoï, Yevdokia, elle fut détruite par les soviétiques et transformée en magasin de spiritueux. Dans les années 90, ce magasin privatisé devint la propriété d'Alexandre Gromyko, notable local et athée convaincu. Mais voilà que tombé malade, il obéit à la suggestion de sa femme et alla voir "l'ancienne" Lioubouchka, folle-en-Christ dont j'ai déjà entendu parler. Elle lui dit qu'il aurait beaucoup d'argent et une belle église. Il n'accorda pas grande importance à ces prédictions. Ses affaires commencèrent à aller très bien et un ami lui dit un jour: "Tu sais pourquoi ton magasin prospère de cette manière? C'est qu'il est construit sur les fondations d'une église." Alexandre Gromyko en éprouva un véritable choc et se souvint des paroles de Lioubouchka.
Le magasin fut bientôt fermé et détruit, et une nouvelle église commença à s'élever sur les fondations de l'ancienne.
Cette histoire me démontre à quel point, malgré les apparences et les destructions, la souche de la Russie reste vivace, et cela me donne de l'espoir. Voilà un pays où un marchand de vins et spiritueux athée s'en va voir une folle-en-Christ et s'avère capable de fermer son magasin pour rebâtir une église profanée.
J'ai trouvé une page vkontakte (https://vk.com/club123583002)
consacrée à cette paroisse, avec des photos. On y organise, semble-t-il régulièrement des pèlerinages, ce qui me permettra peut-être d'aller, par exemple, aux Solovki ou à Valaam.
Nous avons dit adieu à
Patrick en petit comité, ses amis les plus proches, sa famille, et encore pas
au complet. Accrochée au bras de mon filleul, son fils, j’ai suivi ce cercueil, je voyais cette forme, ce losange, ce trapèze, cette
boîte tanguer, avec sa couronne et sa croix, et glisser dans la violente et
glaciale lumière de la rue, où nous nous regroupions tous, défaits.
Il neige sur la basse Drôme, je n'ai rien emporté de chaud. Mon invitation est arrivée, le billet d'avion changé, le retour à l'horizon, dans une atmosphère de plus en plus menaçante d'avant-guerre, de propagande hystérique éhontée.
Je lis sur des pages
orthodoxes des réflexions angoissées de gens qui n’arrivent pas à faire le
carême selon les règles (draconniennes et monastiques) ou s’aperçoivent avec
horreur que dans leurs pâtes industrielles il subsiste quelques traces de jaune
d’œuf. Ils scrutent la composition de tout ce qu’ils achètent. Dans le même
temps, des prêtres insistent sur le fait que l’on ne doit pas faire de fixation
sur la nourriture. Le starets Pavel Grouzdev qui avait fait onze ans de Goulag
disait, bien qu’il jeûnât lui-même : « Personne n’ira en enfer pour de
la nourriture. » L’higoumène Nikon Vorobiov, qui n’était pas précisément
un rigolo, reprochait à une fille spirituelle âgée de jeûner alors que ce n’était
plus pour elle de saison. Le père Placide explique dans une homélie que le
jeûne est destiné à nous rendre humble et que lorsque l’âge ou la diminution de
nos capacités physiques suffisent à nous faire prendre conscience de nos
limites, le jeûne n’est plus nécessaire, le père Valentin me disait que la
maladie ou le chagrin étaient un carême en soi. Enfin, tout le monde s’accorde
à dire (ou presque) que tout cela doit être pratiqué dans la joie, et que la
pureté absolue de la nourriture absorbée n’est pas le but principal de l’opération.
A côté de cela, je lis
chez un prêtre russe que d’après saint Séraphin de Sarov, celui qui ne jeûne
pas ne peut se dire chrétien, et quand on lui objecte la maladie, il répond que
selon le même saint, le pain de communion et l’eau bénite sont les meilleurs
des remèdes, et j’en éprouve un certain malaise comme devant toutes les
déclarations systématiques et absolues, raides et coincées.
Je préfère Pavel
Grouzdev, qui n’exigeait pas forcément des autres ce qu’il exigeait de lui-même.
Un intellectuel russe,
dans une autre discussion, nie qu’un homme passionné comme Dostoïevski ait pu
produire des textes qui sont une révélation spirituelle, comme ils le furent
pour moi-même. Dostoïevski n’était pas digne d’avoir des révélations et de les
transmettre à travers son œuvre. D’abord, Dostoïevski était certes un homme
victime de ses passions, notemment celle du jeu, mais enfin quand même, il eut
une vie plutôt honorable, malheureuse et tourmentée, mais honorable, en tous
cas tendue vers le bien, vers la vérité et son service. Or on dit que tout chrétien (et pas forcément saint) peut être théologien. Le même intellectuel s’offusque
que je puisse lire le canon à l’archange Michel du « tueur de saint »
Ivan le Terrible, qui ne peut non plus, en vertu du même principe, avoir d’élan vers le salut qui s’exprime par la rédaction d’une prière à l’archange
conducteur des âmes, et je suppose qu’il trouve scandaleux de prier pour la sienne. Or le métropolite Antoine de Souroj a dans une homélie, démontré qu’on
pouvait le faire pour Staline, dont l’âme, à mon avis, est beaucoup plus
irrémédiablement perdue que celle du tsar Ivan, et le nombre de victimes
innocentes beaucoup plus élevé.
En réalité, il me
semble que toute œuvre géniale ne l’est que parce qu’elle apporte une sorte de
révélation sur le monde où nous vivons, plus ou moins purement spirituelle, ou
purement chrétienne, mais une révélation. Un tableau de Van Gogh ou un poème de
Jaccottet sont pour moi une révélation.L’œuvre de Marie Noël, celle de Gustave Thibon, celle de Bernanos m’ont
apporté des révélations. Celle de Dostoïevski au premier chef, puisqu’il m’a
convertie à l’orthodoxie, et celle du cinéaste Tarkovski, qui m’y a également
amenée. L’Esprit souffle où il veut, Dieu n’est pas conformiste et nous l’a
expliqué à longueur de paraboles, il fait pleuvoir sur les bons comme sur les
méchants. « Pour être chrétien, il faut être un peu poète » disait l’ancien
Porphyre.Il y a des chrétiens qui ne le
sont vraiment pas et confondent l’accès au Royaume avec l’obtention de la carte
du parti, la sainteté et l’héroïsme.
Je n’ai pas osé citer
cela à l’intellectuel ni aux bigots qui approuvent les opinions du prêtre
rigide, mais le père Théotokis, qui a passé dix ans au mont Athos a dit un jour
devant moi : «Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, il n’est
pas nécessaire d’être un saint pour peindre de bonnes icônes, les meilleures
que j’ai vues de ma vie étaient l’œuvre d’un jeune homosexuel. » La mère
Hypandia elle-même m’a avoué que la lumière passait parfois par des gens qui n’en
étaient pas dignes du tout.Et du reste,
qui est vraiment digne ? C’est l’histoire de Mozart et Salieri…
Je vois parfois en Russie des icônes peintes par d’irréprochables bonnes femmes en fichu et robe
longue dont la nourriture de carême n’offre aucune trace suspecte de poudre de
jeune d’œuf ajouté. Et j’en dirais que c’est bien peint, bien scrupuleusement
lisse, rien qui dépasse, mais les saintes sur ces icônes ont-elles-même l’air revêche de
bigotes qui ne pèchent jamais et n'imaginent pas qu'elles puissent le faire, comme le commun des mortels, et la grâce ne passe guère.
Un parallèle tragique
avec les événements d’aujourd’hui (la fusillade de paroissiennes d'une église orthodoxe au Daghestan) : dans ces jours de février à Toula fut
passée par les armes une procession de croyants. Les bolcheviques recoururent ouvertement
à la terreur parce que les prêtres et les paroissiens s’opposaient à la
confiscation des biens de l'Eglise et au pillage des sanctuaires, et aussi à
la suppression de la Loi Divine des programmes scolaires.
article du journal racontant l'événement
Le journal « Russkie Vedomosti » (N° 25, du 19 février
1918) le raconte comme cela fut :
Hier, au concile local panrusse, on a reçu une déclaration
sur la fusillade d’une procession à Toula… 50 000 personnes y prenaient
part, des ouvriers, des membres de l’intelligentsia, des soldats, des
participants saisis par un élan religieux extraordinaire provoqué par les
persécutions contre l’Eglise.La veille
de la procession, ceux qui ne voulaient pas l’autoriser ont déclaré à Toula l’état
d’urgence militaire.
L’évêque Juvénal de Toula l’a appris seulement au cours des
vigiles. Il a envoyé au comité militaire révolutionnaire son prêtre principal
pour dire qu’il avait appris l’instalaltion de l’état d’urgence trop tard et ne
pouvait remettre la procession… L’évêque a demandé aux autorités d’agir en
faveur de l’ordre…
Les processions, depuis toutes les églises, ont convergé
vers la place du Kremlin, où vers midi, après la liturgie, est arrivée la
procession des évêques, depuis l’église de Notre Dame de Kazan, avec l’icône de
la Mère de Dieu de Kazan. La place était pleine de monde.
On commença à tirer à la mitraillette. On tirait vers le
haut, en l’air, mais avec des cartouches de guerre. La pétarade des
mitraillettes ne donnait pas la possibilité d’accomplir l’office d’intercession.
Le peuple se mit à chanter : « Que Dieu ressuscite » et « Christ
est ressuscité ». La foule avait un comportement calme. La processionse dirigeait à travers les portes Odoïevski
vers la rue de Kiev.
Au moment où les icônes étaient déjà sur la rue de Kiev,
et où le clergé sortait des portes Odoïevski, des rafales de mitraillettes
retentirent du côté du monastère de femmes.Quelques personnes de la procession tombèrent tuées et blessées. Près de
l'hôtel « Artel » ils commencèrent à tirer sur les gens en prière au
fusil. Le très saint vicaire fut blessé de deux balles… Une vieille tomba et
fut tuée d’un tir à bout portant.On
tuait tous ceux qui recouraient à des paroles de mesure ou de reproche. Furent
tués en majorité des ouvriers…
J'ai traduit cet article, car ce témoignage provient d'un journal de l'époque. Je vois des gens nier ce genre de choses et m'accuser de mentir, d'autres les minimiser. D'autres me disent que très peu de gens se sont soulevés, que tous étaient complices, que les croyants étaient peu nombreux. D'autres encore que les Russes supportent n'importe quoi. Qui, à l'époque, pouvait supposer, au sortir d'un état monarchique de droit, que, devant des processions de 50 000 personnes, les autorités feraient tirer sans hésiter à la mitraillette? On nous rebat les oreilles de la provocation du pope Gapone, qui parle de ces gens massacrés parce qu'ils défendaient leur Eglise, leurs sanctuaires et leur foi? La méchanceté qui se déchaînait alors ne pouvait pas forcément entrer dans l'esprit des gens normaux de l'époque. Exactement comme ici, en Europe, des tas de gens ne peuvent se figurer que nos gouvernements pourraient nous livrer à des coupeurs de tête et à des massacreurs, non, pas possible. Pas possible?