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jeudi 29 mars 2018

Dans les nuages




Je me suis poussée à sortir hier soir faire une petite marche à pied, car il fait froid, mais il y a tant de soleil, et cela me fait du bien d’être à l’air libre. Je suis montée jusqu’à l’ancien monastère, dont il ne reste rien, qu’une chapelle commémorative, une grande croix orthodoxe et une pierre tombale. La neige est si blanche, sous le soleil, et l’on ne sait où commencent les nuages, où s’arrête l’escarpement enneigé, il semble que l’on marche en plein ciel, que l’on va tout à coup voir défiler des anges, dans toute cette lumière radieuse et douce. Pereslavl s’étendait dans une ombre bleue, et je voyais scintiller les coupoles du monastère saint Nicolas comme une poignée d’étoiles. Le lac opalescent semble éclairé de l’intérieur, et les arbres parfois prennent l’éclat lustré du laiton, comme autant de chandeliers jaunes qui attendent que le printemps éclaire leurs innombrables flammèches vertes. Et des oiseaux passent en bande. Un jeune père fait de la luge avec son petit garçon de trois ou quatre ans.
Je me suis assise au pied de la chapelle, dans le vent discret. Je pensais au spectacle que devait offrir Pereslavl au XIX° siècle, avant l’effondrement. Je rêvais de la ville invisible de Kitej où j’aimerais m’enfuir à jamais. Car dès mon enfance, je n’étais pas de ce temps, d’ailleurs s’y adapter, n’est-ce pas se donner au démon ?
Cependant, les gros nuages immaculés  passaient dans leur mouvement éternel et emportaient la lune, toute blanche, dans ce gouffre profondément bleu qui me faisait face, et derrière moi, brillait une maison jaune, elle brillait si gaiment, qu’elle éclipsait toutes les autres, les neuves et moches et leurs palissades métalliques.
Le prince Alexandre n’était pas loin de mon âme, et aussi le tsar Ivan et son serviteur Féodor, le tsar redoutable et son Peter Pan ténébreux, et je conversais intérieurement avec eux, comme bien souvent, avec ces deux personnages qui me semblent si malheureux, et envers moi, bienveillants. Mais qui prie encore pour eux ? Sans nul doute, ils se raccrochent à cette prière, comme Ariane à son fil, dans le labyrinthe des siècles désertiques. 
 Le paysage d'ici est plein de ces présences, ce qui fut m'est plus réel que ce qui est, ou disons que ne je puis séparer ce qui est de ce qui fut. Mon présent est plein de passé, mon présent est insondable et mon être millénaire.




La maison jaune


mercredi 28 mars 2018

Kemerovo


L’incendie d’un centre commercial à Kemerovo a fait beaucoup de victimes, dont énormément d’enfants, coincés dans un cinéma, parce que la direction, pour éviter les resquillages, avait fait barricader les issues. Les règles de sécurité n’ont pas été respectées, les gens accourus pour sauver leurs proches grossièrement repoussés. La population est soulevée d’indignation, les fauteurs de trouble en profitent pour verser de l’huile sur le feu. Chez les orthodoxes, on appelle à la prière et au silence, et moi, je veux bien, mais ce que je pense du fond du cœur c’est que les riches en Russie se permettent n’importe quoi avec un rare cynisme et depuis longtemps. Tous ces demi-bandits ou tout à fait bandits, à moitié députés, plus ou moins fonctionnaires, tout ce que sous le nom de boyards Ivan le Terrible empalait joyeusement en place publique, et je commence à le comprendre. Ce sont les mêmes créatures qui crachent sur « la populace » russe, saccagent les monuments historiques, placent leur argent à l’étranger, vendraient père et mère et à plus forte raison leur pays au premier venu.  Il me revient en mémoire plusieurs affaires. Par exemple, le jeune homme tué près de chez Xioucha, alors qu’il marchait tranquillement sur le trottoir, par un chauffard de la jeunesse dorée qui conduisait à tombeau ouvert et ne s’est même pas arrêté. Ou la salope, femme d’un truand local, qui a écrasé un enfant de six ans dont la police prétendait ensuite sans vergogne qu’il était bourré d’alcool autant qu’un ivrogne le samedi soir. Il suffit d’acheter, de menacer, et tout s’arrange, pour ces gens-là.  A cela, il faudrait mettre bon ordre, et d’urgence, et avec décision.
Je regarde avec consternation tant de jeunes et jolis visages qui ont disparu de cette façon atroce, parce que de gros requins ne pensent qu’au fric.  Un prêtre connu, le père Andreï Tkatchov, a commenté l’affaire en recommandant aux gens de ne jamais oublier de prier quand ils vont dans ce genre d’endroits, toujours beaucoup plus dangereux que les autres. En effet, et même il faudrait les asperger d’eau bénite. Et même ne pas y aller du tout. Pour deux raisons : cela s’appelle un centre commercial et un centre de loisirs, c’est à ce double titre un endroit à fuir. Centre commercial égale temple de Mammon, « consacré » à l’argent-dieu, destiné à nous en faire dépenser un maximum et à enrichir encore davantage les sangsues qui en sont les concepteurs et les gérants. Centre de loisirs, de loisirs de bas étage avec des films de merde et de la musique de merde qui avilissent et abrutissent ceux qui s’y laissent prendre, la conception même de loisirs et de centres à eux « consacrés » est une horreur dégradante qui salope les paysages et pervertit les populations. Le loisir doit être d’une autre nature. Il doit être en lien avec la nature et notre nature, sans nuire ni à l’une ni à l’autre.
Il est bien évident que dans le monde entier, les riches sont devenus absolument infréquentables. Je suis convaincue que seules les monarchies préservaient les populations de leur dictature absolue et transnationale. La prise de pouvoir par les bandits et leurs hommes de main et l’installation de dictatures mafieuses me paraît l’aboutissement obligatoire du système démocratique qui favorise la division des gens en factions et en partis, qui encourage les querelles, les calomnies, la presse à scandale et s’appuie sur les sentiments les plus vils, les plus dégradants. Le pire des monarques me paraît toujours préférable à un dictateur issu de l’idée démocratique, et l’on a vu que de n’importe quelle tendance, les dictateurs ont fait partout beaucoup plus de victimes que n’importe quel monarque du passé. La démocratie est aux bandits ce que la libération sexuelle est aux pervers et aux irresponsables : une aubaine, un vivier, un bouillon de culture.
Certains, devant les excès épouvantables du capitalisme débridé, prônent le communisme, comme s’il avait été lui-même innocent de tous crimes de masse et de formidables ravages culturels, quand on ne veut plus de la peste, il faut obligatoirement choisir le choléra… Pourtant, en l’état actuel des choses, et dans l’impossibilité de revenir à une situation antérieure plus saine, je préfèrerais personnellement un retour à une forme de communisme national modéré à ce que le capitalisme cupide est en train de faire de nos société et de notre planète. Aucun pouvoir n’a été aussi destructeur ni aussi profondément corrupteur ni aussi dangereux  que celui qui s’installe à présent : tout être resté normal en a les cheveux qui se dressent sur la tête, et comme on dit ici, nous n’en sommes qu’aux fleurettes, attendez les fruits…
D’autres, des intellectuels russes, pleurnichent qu’on en peut pas vivre en Russie, j’ai vu cela, on ne peut pas vivre en Russie, où tout est affreux, épouvantable et sans espoir, alors qu’en Europe (violons, jazz moelleux, petits oiseaux), alors là, en Europe, c’est la démocratie radieuse et l’abondance, les lendemains qui chantent aux terrasses parisiennes ensoleillées, les jolies boutiques et les parterres de fleurs. Alors, pourquoi suis-je venue en Russie, en dehors de toutes mes raisons personnelles d'aimer ce pays et sa culture ? Parce que la parenthèse trompeuse de l’Europe prospère est en train de se refermer, et qu’après avoir mangé le fromage, nous découvrons la nasse où l’on nous a poussés : nous n’avons plus aucune souveraineté nationale, nous sommes entièrement inféodés à des puissances visibles ou occultes qui ont décidé de nous faire disparaître, avec notre culture et notre identité, de nous croiser comme des vaches avec les taureaux noirs qu’elles font venir par millions sur notre territoire, de façon méthodique, délibérée, en nous anesthésiant avec une propagande effrénée accompagnée d'intimidation systématique.  Parce que l’avenir de l’Europe, c’est le Kosovo géant. Parce que les centres commerciaux  tuent nos villes, où sur nos places historiques ne rôde plus qu’une racaille allogène agressive et impudente que nous sommes censés supporter sans mot dire et à laquelle nos tribunaux et notre presse donnent systématiquement raison. Parce que cette presse, idéologiquement ou par intérêt, ne s’occupe plus que de propagande et ment d’une manière éhontée. Parce que nous ne pouvons plus nous exprimer librement sans risquer l’opprobre publique et la ruine, sinon l’emprisonnement. Parce que nos enfants seront pervertis et abrutis dès la maternelle. Parce qu’à force de s’entendre inculquer des idées absolument contre nature, les européens se sont transformés en une bande d’idiots hagards dont on fait ce qu’on veut, de véritables fous grotesques. Parce que nos derniers paysans ont perdu tout lien avec la terre et la tradition et se suicident en masse. Parce qu’on détruit des églises et construit des mosquées. Parce qu’on couvre les chrétiens de boue et de sarcasme, qu’on interdit les crèches et les croix. Parce que ce qui n’est pas déjà interdit est obligatoire. Parce que nous marchons sur la tête. Parce que nous ne sommes plus maîtres de notre destin. Parce qu’on nous conduit à l’abattoir, à la maison de fous et au bordel planétaire, et que l’unique peuple qui résiste encore, c’est le peuple russe et que la Russie, comme dit le père Basile, est notre dernière arche. Alors, intellectuels libéraux qui jugez votre peuple « irrécupérable » au regard des merveilleux critères de l’Europe civilisée, quittez-la donc, cette arche. Moi, je suis venue aider les Russes qui aiment leur pays à comprendre qu’ils ont bien raison de le faire et à colmater les voies d’eau.


mardi 27 mars 2018

Le bahut fidèle



Je me demande si le printemps va finir par arriver. Il neige à nouveau, on annonce -13 la nuit, et je ne vois pas la température remonter avant le 6 avril, les prévisions pour le mois entier ne sont pas plus réjouissantes, on arrive à 10° à la fin avril. Je me souviens avoir lézardé à la datcha en tee-shirt sur mon hamac fin avril dans le vent tiède...
Cela veut dire que le printemps sera très court, peut-être pourri, comme l'année dernière. On a envie de planter, de voir pousser, d'être dehors. C'est dur.
Et dire que début janvier, tout avait fondu!
En Russie, on dit que le printemps s'installe après Pâques, Pâques, c'est le 8 avril. Pourvu que ce soit un vrai printemps...
J'ai poursuivi l'ornementation de mes plafonds. Je préfère qu'elle reste discrète dans mon atelier, pour ne pas jurer avec les tableaux qui envahiront les murs, je me défoule surtout dans la cuisine. J'ai des doutes sur le résultat, j'aurais dû placer les motifs plus loin du lustre.
J'ai acheté une clématite, qui reste sur le bord de la fenêtre, face au jardin tout blanc. Des fleurs de sedum, qui ont stagné des mois dans un vase, ont fini par donner des racines, je les ai plantées dans un pot, en attendant de les mettre un peu partout dehors. J'ai planté des oignons, qui me font de la verdure pour les salades, un trognon de céleri, qui s'est enraciné et donne des feuilles pour la soupe.
En France, j'ai fait découper un miroir pour mon cadre paysan typique, comme on en voyait dans les isbas. Il est au dessus d'un bahut ancien qui se trouvait dans l'appartement de fonction que j'ai occupé à Moscou dans un "dipkorpous", immeuble pour diplomates. J'ai vu ce bahut la première fois quand j'ai été invitée par un collègue dans cet appartement, il était accompagné d'autres meubles anciens que lui-même y avait trouvés et que des occupants précédents avaient abandonnés: les exporter de Russie est très compliqué. Puis cet appartement a été attribué à une néo-soixante-huitarde qui s'habillait comme une clocharde et m'avait dit, toisant avec mépris le duffle-coat bleu marine que m'avait confectionné ma mère à un moment où j'étais particulièrement fauchée: "Je reconnais toujours les bourges à leur goût pour le bleu marine". Le bahut avait dû lui sembler désagréablement bourge, lui aussi, car avec son jules "artiste", elle avait trouvé le moyen d'endommager le placage en posant une casserole dessus, ce que j'ai constaté en récupérant l'appartement après son départ, dans un rare état de crasse. Puis l'ambassade nous a virés des "immeubles pour diplomates" en nous recommandant de virer nous-mêmes tout ce qui était à l'intérieur. Le bahut m'a donc accompagnée dans mon nouvel appartement. Quand j'ai dû quitter la Russie, ne pouvant emporter cette antiquité, je l'avais mis à la datcha, où il est resté, après la vente de celle-ci, mais quand je suis revenue à Pereslavl, le nouveau propriétaire me l'a restitué. Ses gosses l'avaient un peu crayonné et y avaient collé des pastilles, je l'ai nettoyé, et nous voici, le bahut et moi, à nouveau ensemble...




le lustre est un cadeau de Xioucha



au bord du lac


lundi 26 mars 2018

Une douce douleur et de dures conclusions

Le père Andreï Tkatchov  photo Tsargrad


L’archiprêtre Andreï Tkatchov à propos de la tragédie de Kemerovo. Une interview de la chaîne  Tsargrad
Ce jour où toute la Russie suit avec épouvante et douleur la tragédie qui a emporté des dizaines de vies enfantines, « Tsargrad » a discuté de l’attitude chrétienne devant ce malheur avec  notre auteur permanent, le pasteur et prêcheur orthodoxe bien connu, clerc de l’église saint Basile le Grand à Zaïtsevo, l’archiprêtre Andreï Tkatchov.
Tsargrad : Aujourd’hui, des millions de gens dans notre pays et au-delà se posent les questions : comment une tragédie d’une telle ampleur, dans laquelle a péri une énorme quantité d’enfants, a-t-elle pu se produire ? Pour quoi le Seigneur permet-il ou, comme disent les croyants, laisse advenir des événements aussi terribles ?
L’archiprêtre Andreï Tkatchov : Depuis l’époque du meurtre d’Abel par Caïn, il ne convient plus de s’étonner de la mort en tant que telle. Sans conteste, elle effraie les gens, elle met nos sentiments moraux à l’épreuve. Mais si nous réflechissons plus profondément à la question, nous comprendrons qu’envers la mort elle-même nous nous trouvons dans l’illusion. Elle s’accomplit constemment, mais ce sont seulement ce genre de tragédies massives qui éveillent la conscience sociale. Prêtez attention aux statistiques des accidents de voiture aux issues fatales, à celles des accients du travail ou des règlements de compte criminels. Tout cela nous montre le « royaume de la mort » sous un aspect dévoilé. Et cela sans parler des hospices, des hôpitaux, des réanimations, des maladies, des opérations et ainsi de suite.
Ts : Mais tout cela ne nous épouvante pas autant qu’une mort d’enfants aussi massive et aussi terrible. Comment le comprendre d’une façon chrétienne ?
A.T. Bien sûr, il faut ici frémir et se rappeler que l’homme n’est pas seulement mortel, il peut l’être subitement, et c’est précisément là le plus terrible. Ce qui ajoute de la peur, c’est que l’endroit de la catastrophe était un endroit de repos et de réjouissances.  De telles choses se produisent quand coule un bateau de croisière, où les gens s’étaient réunis pour s’amuser, danser, regarder depuis la mer ou la rivière des couchers ou levers de soleil, et il faut tout à coup aller par le fond avec le bateau. Ou bien quand un parc d’attractions passe de lieu de rires d’enfants à un lieu de cris, de sang, et de cheveux blancs pour les parents.  Et là, on ne peut en tirer qu’une conclusion : il ne faut jamais abandonenr la prière nulle part, même là où l’on est venu s’amuser. Il n’y a aucun endroit sur la terre, où l’on puisse se laisser aller jusqu’à se sentir en sécurité, où que l’on soit. Et je ne parle même pas du terrorisme, mais juste de cette civilisation qui nous entoure.  La quantité  de dangers pour l’homme s’est augmenté en proportion égale à celle du confort. L’électricité éclaire magnifiquement notre maison, mais elle nous électrocute ou crée des courts-circuits. Et tous ces plastiques contemporains brûlent plus vite et sont plus dangereux que le bois. Et tout ce qui nous entoure par ailleurs : l’énergie atomique, la production de voitures, et beaucoup d’autres choses prévues pour notre confort qui nous frappent, comme un esclave qui échappe à notre contrôle. Et tout cela réclame une prise de conscience de la faiblesse de l’homme et du danger d’uen civilisation conçue pour certains buts, mais apporte autre chose de secondaire. C’est dans l’ensemble tout le problème du monde contemporain.
Ts . Et comment expliquer cela aux parents qui en l’espace d’une heure ont perdu leurs enfants ? Quels mots trouver pour eux ?
Dans la période de douleur aiguë de la personne en état de choc qui a perdu ses proches, il ne faut rien expliquer. Il faut permettre au temps de faire son travail thérapeutique. On peut l’expliquer seulement à ceux qui posent cette question de manière philosophique et qui n’ont perdu personne. A celui qu’inquiète le tableau d’ensemble du monde : la compréhension de Dieu et de la place de la souffrance dans notre monde. Mais aux parents et aux proches de ceux qui ont péri, il ne faut rien expliquer. Il faut se taire. Et même plus, une conversation superflue peut seulement aggraver leur traumatisme. C’est pourquoi ici, il faut le tact que n’avaient pas, disons, les amis du juste Job aux multiple souffrances, dans l’Ancien Testament. Il souffrait, et ils lui en parlaient, ce qui ne faisait qu’ajouter à sa douleur.  C’est pourquoi que celui qui a la foi prie. Et que celui qui ne l’a pas réfléchisse. Dieu a créé l’un et l’autre pour que l’homme n’ai pas de justification. « Aux jours du malheur réfléchis », ainsi parle l’Ecclésiaste. Le malheur rapproche Dieu de l’homme et l’homme de Dieu. Car aux périodes de confort et dans la zone de confort, les gens oublient Dieu.
TS. Mais tout de même en quoi aujourd’hui l’Eglise peut-elle aider les parents et les proches de ceux qui ont péri ?
 A.T.L’Eglise ne doit pas faire double emploi avec le gouvernement qui va aider matériellement et recruter, mobiliser le travail des psychologues et autes services. L’Eglise peut faire ce qu’elle doit toujours faire : en appeler au Dieu Vivant pour le salut des âmes de ceux qui ont péri dans la fumée et les flammes, pour le soutien du cœur déchiré des parents en deuil, pour que ne se répètent pas de pareils cauchemars. C’est-à-dire que notre affaire principale est de converser avec Dieu, de converser en pleurant avec Dieu sur ce qui se passe.
TS : L’un des péchés qu’il est convenu d’appeler « mortels », c’est la cupidité. Et c’est justement de quoi  l’on parle beaucoup en ce moment, car il est évident que beaucoup de ces tragédies du genre de Kemerovo s’enracinent dans ce péché, dans cette passion.
 A.T Sans aucun doute. Nous vivons dans un monde dans lequel le profit est le sens de la vie pour la plupart des gens. Et cela autant pour ceux qui font des affaires que pour ceux qui n’en font pas. Le bénéfice maximum devient la justification de toute activité « par défaut ». C’est pourquoi se retournent les vaisseaux que des passeurs surchargent avec toujours plus de matériel technique et de gens pour vendre davantage de billets.
C’est pourquoi se créent des situations favorables aux incendies là où on ne s’occupe qu’en tout dernier lieu des installations de sécurité, c’est pourquoi brûlent des boîtes de nuit et des centres commerciaux. Notre époque ne nous apprend pas à penser à l’être humain, nous devons l’apprendre nous-mêmes. Et la tendance mondiale générale, dans laquelle nous sommes submergés et dans laquelle nous suivons le courant,  c’est gagne de l’argent, tant que tu en as la possibilité, et on se débrouillera bien avec le reste.
Ts. Quelle conclusion devons-nous en tirer ? A quoi réfléchir en premier lieu, au vu de ce qui s’est passé à Kemerovo ?
A.T A nouveau, sans doubler l’action du gouvernement, nous devons attendre de lui un contrôle sérieux et une vérification de la sécurité de tous les endroits où s’accumulent des masses de gens. Cela concerne la prévention des incendies et bien d’autres choses (ce qui est particulièrement important à la veille de la coupe du monde de football). Nous sommes des chrétiens orthodoxes et, je le répète, nous devons comprendre qu’on ne peut jamais délaisser la prière, surtout dans les endroits où s’amassent beaucoup de gens.
L’insouciance nous est contre-indiquée partout, car même là où l’on est venu se reposer simplement, se vautrer sur la plage, on se trouve dans la même zone à risques que, par exemple, dans un lieu de production technique. C’est pourquoi prenez soin de vos proches, de vos enfants, de vous-même, soyez vigilants. Et ne croyez pas que le monde moderne est  devenu un paradis grâce au progrès technique. Au contraire, il est devenu plus dangereux, plus menteur, plus ambiguë. Le masque de ce monde s’arrache peu à peu, dans toutes les parties du monde et ici, nous ne faisons pas exception.

Mikhaïl Tiourenkov
trad. Laurence Guillon

dimanche 25 mars 2018

Saccage


Il fait encore très froid la nuit, mais le jour est plein de lumière, d’azur sur la neige éblouissante, de nuées irisées qui passent en jetant des flocons dans de grands rayons de soleil. Le paysage sans cesse s’obscurcit et s’éclaire. 
J’ai voulu aller me promener du côté du  monastère Nikitski, et du lac, c’était le plus beau monastère, et le plus bel endroit de Pereslavl, et tout cela s’abîme à vue d’œil : on construit n’importe quoi n’importe où. Des palissades découpent le gâteau, c’est-à-dire cette merveilleuse lande où l’été, couraient le vent et les fleurs sous les nuages, et qui était restée la même depuis le moyen âge, sous le vaisseau fantastique du monastère et de ses coupoles d’argent. On la découpe en tranche pour en tirer du fric, pour fournir de la distraction au consommateur moscovite, pour bâtir des maisons moches et banales, prétentieuses et mal fichues, des centres commerciaux, des discothèques, des restaurants et des parkings et des centres de sport et de loisir. Pour l’instant, les pétitions et autres actions désespérées des gens du cru et des collaborateurs du musée retiennent encore les requins d’achever leur méfait, mais je ne doute pas qu’ils emploient bien leur temps, harcèlent, soudoient, menacent peut-être, la galette est prête, ils veulent la manger, et le saccage sera consommé. Le saccage complet de Pereslavl, impitoyablement défiguré. Ce que le communisme avait épargné, le libéralisme capitaliste l’achèvera. La seule chose qui aurait pu sauver les environs du monastère Nikitski aurait été une ferme nationalisation de ce parc, de cette réserve naturelle, de ce bien commun historique, de ce refuge de la beauté et de la mémoire, mais cela n’a pas été fait, aussi le site sera pollué, à tous les sens du terme : visuel et écologique. La source de saint Nicétas deviendra un cloaque et le lac une pataugeoire.
Je ne sais plus qui m'interrogeait sur la célèbre "pierre bleue" païenne, un bloc de granit qui était l'objet d'un culte, il est à présent environné de baraques qui m'ont ôté toute envie d'aller le visiter: les pierres païennes bordées de constructions touristiques n'ont certainement pas la même magie...
Ayant vu et constaté, j’ai pris la décision de ne plus aller là bas : c’est trop triste.
Quand j’ai été interviewée par Politvera, elle m’a demandé ce qui me déplaisait le plus en Russie, j’avais répondu les conseils indiscrets des femmes qui veulent mon bien, mais en réalité, cela n’est rien, c'est une broutille. Ce qui me bouleverse, c’est le mauvais goût, et la corruption, mais cela va de pair, car si l’on ne pouvait toujours acheter un fonctionnaire pour massacrer tranquillement un site, la laideur fantasmagorique du post-soviétisme ne rongerait pas ce qui reste de la Russie avec cette rapidité catastrophique.
Comme disait Dany Kogan dans un commentaire, les ascenseurs du diable font peu à peu remonter l’enfer jusqu’à nous, et nous n’aurons bientôt plus que les églises comme refuge...
Je suis allée ce matin à celle du Signe, celle du marchand de vin et spiritueux touché par la grâce. Il y avait beaucoup de vieilles, mais j’arrivais à m’asseoir.  Les fresques donnent une agréable impression d’ensemble, bien que les figures en soient assez raides. Les icônes de l’iconostase m’ont paru  jolies, et même, celle de la Transfiguration brillait comme une étoile, mais l’iconostase lui-même surchargé de dorures, les étouffe complètement. Il me paraît clair que l’iconostase doit être avant tout un support, un écrin. Quand on offre un brillant, on le présente sur du velours sombre et uni, pour qu’il ressorte. Or la plupart du temps, je vois l’iconostase ramener ses dorures en se fichant éperdument d’éclipser les icônes qu’elle supporte. Les gens semblent ne pas imaginer possible de laisser une belle surface de bois lisse et ciré autour des icônes, il faut obligatoirement le torturer, le creuser dans tous les sens de motifs grouillants et l’asperger d’or. Comme le fond des icônes, en Russie, est généralement doré, cela fait beaucoup d’or quand même, je ne voudrais pas dire…
D'un autre côté, je regardais les icônes dont le fond n’est pas doré, eh bien alors il est « bien peint », méticuleusement, c’est-à-dire qu’on le dirait ripoliné, on voit qu’on s’est bien appliqué à ne pas laisser la moindre différence de tonalité, d’épaisseur, et la lumière ne passe plus du tout, ça ne circule pas, c’est juste bien peint.  Il vaut mieux de l’or, au moins il y  a des reflets. Pourtant, je me souviens de la réflexion d'Ouspenski, me toisant au dessus de ses lunettes d'un oeil plein de sarcasme, quand je lui avais demandé de m'apprendre la dorure: "Pourquoi voulez-vous dorer vos icônes? vous êtes riche?"
Que se passe-t-il avec les gens depuis qu’on a quitté le monde traditionnel où tout était spontanément beau ? Plus personne ne voit de liens entre les choses. L’iconostase d’un côté, les icônes de l’autre, aucun rapport entre l’un et les autres. Le monastère et n’importe quoi autour, n’importe où, n’importe comment. On construit sa maison comme un chien pose sa pêche, sans se soucier une minute du paysage environnant et des architectures voisines. Comme si de plus en plus nombreux, chacun de nous était seul au monde. Et en effet, c’est bien de cela qu’ils’agit : plus de liens traditionnels avec les ancêtres, plus de liens historiques, plus de liens spirituels, plus de liens avec le cosmos, plus de liens avec la nature, plus de liens entre nous… Des poissons de banc, au gré des courants.
Un des sens du mot religion, c’est "relier". Je vois sans cesse, dans les commentaires français sur facebook, des gens bien formatés et complètement ignorants accuser « les religions » de tous les maux de la terre, j’en accuse au contraire ceux qui ont rompu tous nos liens, ceux qui ont « éteint au ciel des étoiles qui ne se rallumeront plus », et s’en vantent. La religion, la tradition, l’art, c’est ce qui nous permet de renouer encore quelque chose. Mais la religion d’autrefois, l’art et la tradition d’autrefois étaient aussi portés par l’immense communauté du monde paysan forcément relié, car dépendant du milieu écologique, de la nature, qu’il connaissait bien, qui était son élément. Du reste, quand je lis les psaumes, je le retrouve, cet élément, les Écritures sont pleines de ce monde agricole et pastoral que nous avons laissé assassiner et qui était notre richesse spirituelle et culturelle millénaire irremplaçable, notre humanité lui survivra-t-elle?

Le monastère, je ne sais plus où me mettre pour le photographier

Ces palissades, il y en a des kilomètres. Entre celle-ci et le village de Gorodichtché, si personne n'empêche le saccage, tout sera bâti de baraques recouvertes de plastique et de centres commerciaux et "de loisirs". Le lac et le monastère deviendront complètement infréquentables.  

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vendredi 23 mars 2018

Giboulées



Petrovskoïe
Là, tout de suite, tempête de neige. Mais dans la journée, de brusques déploiements de lumière à travers les flocons, à travers des nuages majestueux, vêtus d’ombre profonde et coiffés de crinières aveuglantes. C’est beau, c’est magique, le combat de l’hiver qui résiste et du printemps jeune et doré qui le provoque, se retire et revient à la charge. Il serait temps qu'arrive sa victoire définitive. Mais ces lumières mouillées, ces vibrations et ces reflets me captivent, et ce paysage, ces forêts, si étranges et si prenantes. Je les traversais avec une sorte d'exaltation apaisée, comme si j'étais passée au dessus de moi-même.
Rosie avait disparu pendant deux jours, elle est revenue roupiller toute la soirée et toute la nuit, je me demande bien ce qu’elle fabrique, la louve des steppes... 
Après l'enregistrement du visa,  je me suis rendue à Petrovskoïé pour recommencer tout le cirque de celui de ma bagnole. On m’avait dit que je n’aurais pas à changer mes plaques et que ce serait moins cher mais pas du tout, il m’aurait fallu faire cette procédure avant l’expiration de mon visa car le jour où il a expiré et où je suis partie en France, ma voiture a perdu son enregistrement et son numéro. Seulement je ne pouvais pas refaire son immatriculation sans avoir le nouvel enregistrement de mon nouveau visa. J’ai dû aller payer une somme complémentaire à la Sberbank locale. L’église de Petrovskoïé est ravissante, dommage qu’autour, les maisons deviennent toutes des emballages de plastique géant  avec des lettres criardes et des trucs qui clignotent.
J’ai passé trois heures à Petrovskoïé, on remplit des tas de papiers, puis on m’envoie de l’autre côté de l’immeuble faire examiner la bagnole (neuve) par l’inspecteur, et celui-ci  remplit des papiers, puis me réexpédie au bureau précédent, où on remplit des papiers, puis on me donne de nouvelles plaques et démerde-toi pour les poser. La dernière fois, l’inspecteur m’avait regardée comme une habitante de la planète Mars, mais il m’avait aidée, cette fois, il a été à la limite de la grossièreté, peut-être même carrément en plein milieu, mais j’avais des liens en plastique achetés chez le quincaillier serbe, et j’ai pu me débrouiller sans ce malotru.
Il m’a fait attendre tellement longtemps le contrôle technique (purement symbolique) que j’ai même pu faire la sieste. Et dans le bureau ensuite, j'ai eu droit au discours de Poutine.
En partant pour Pétrovskoïé, à la sortie de Pereslavl, j’ai pris un bonhomme en stop. C’était un moscovite qui avait fait le retour à la terre, il y a dix ans « a lia ferm » (en français dans le texte !). Sa voiture était en réparation depuis des temps, car la boîte de vitesse sophistiquée et électronique est difficile à réparer. «Je suis pour un retour à l’antiquité profonde, me dit-il. Si vous saviez comme je suis bien là où je suis… C’est une autre dimension. Je passe mon portail, et c’est un autre monde. Mes gosses ont des joues rouges comme des pommes, ils sont heureux comme des rois. Le matin, j’ai fréquemment un élan qui vient dire bonjour, il vient nous regarder par la fenêtre. Vous rammassez de la canneberge ?
- Je n’en ai pas encore eu l’occasion.
- Je vais vous donner ma carte, venez, j’ai un marais au bout de ma terre, et plein de canneberge, surtout ne vous gênez pas ! »


mardi 20 mars 2018

Des roseaux



Il faisait si beau, hier, que je suis allée me promener avec Rosie, malgré mon genou, mais je note une amélioration, il ne me fait plus mal la nuit. L'espoir me vient que l'acide hyaluronique hors de prix va me donner un sursis. En même temps, même avec ce secours artificiel, il me faut désormais ménager mes articulations, et peut-être m'orienter vers un autre genre de vie, plus immobile et plus recueilli.
Le soleil inondait une neige encore abondante et propre, qui ne fond pas, car les nuits restent froides. Le soleil chauffe à travers un vent frais mais radouci qui porte des chants d’oiseaux et le léger tintement froissé des roseaux. Je ne me lasse pas de ces roseaux, de leur souplesse échevelée, de leur foule gracile qui danse à petits pas d’ombre bleue sur tant de radieuse blancheur, de leurs têtes brillantes et soyeuses qui se bousculent en oscillant. C'est comme une sorte de musique visuelle, de rythme silencieux, une suite symphonique de points vibrants.
Un carillon me parvenait à travers le souffle retenu du vent : je l’ai su plus tard, c’était la fête des quarante martyrs de Sébaste et les cloches de l’église qui leur est consacrée. Dommage que je ne sois pas allée à l’office. Quel profond bonheur d’entendre ces voix de bronze traverser doucement l’azur…
Rosie courait devant moi, joyeuse. Elle est drôle, pleine de vie, et même trop pleine pour moi, libre comme l’air, une tsigane. Une louve domestique.
Je suis chiante, je n'en fais qu'à ma tête, mais je t'aime, mémé.
J’ai fait une aquarelle, assise sur la glace du lac, avec mon sac à dos comme coussin.
J’ai besoin de ces moments dans la nature, dont me privaient l’arthrose et la pâtisserie. La pâtisserie, il me faut y retourner, mais je n’en ai guère envie, j’aime bien tout le monde, mais c’est trop contraignant. Je n’arrive même pas à terminer ma traduction, qui est compliquée, car philosophique et politique, il me faut saisir la pensée de l’auteur et la restituer sans la trahir. J’en ai même la migraine.
Sur Facebook, je suis contactée par des orthodoxes africains, et je serais tout à fait bien disposée, s’ils ne se jetaient à ma tête pour avoir de l’argent, et pas seulement à la mienne, d’ailleurs. Je n'aime pas trop qu'on se jette à ma tête, car j'ai de nombreux correspondants, si chacun se lance dans une conversation privée, dès que je l'ai accepté sur ma liste, et veut m'appeler au téléphone, je ne suis pas sortie de l'auberge, laissons-nous le temps de faire connaissance. Je n’aime pas qu’on me harcèle pour obtenir du fric, d’autant plus que les occasions d’en donner sont innombrables, pourquoi en donnerais-je à ceux qui le demandent avec le plus d’assurance ? Il y a les populations du Donbass, qui en ont besoin, et un jour, j’ai envoyé cent euros pour acheter une bicyclette à des gosses, mais de ma propre initiative. Il y a les prêtres qui restaurent des églises, et là aussi j’ai banqué.  Il y a les malades qui ont besoin d’une opération ou de soins particuliers. Il y a les refuges d’animaux, où des bonnes femmes héroïques soignent la misère de nos victimes à quatre pattes. Il y a le Kossovo, la Syrie, le Yemen. Il y a les sans abri que secoure le père Théodore aux Trois Gares.  On ne sait où donner de l’obole, et certains viennent l’exiger, pourquoi passeraient-ils premiers ? A donner tant de miettes, ma galette ne ferait pas long feu et comme me le dit Xioucha, « Lolo, gardez votre argent pour vous, tous vos amis sont fauchés, et aucun d’eux ne pourra vous aider financièrement quand vous serez très vieille ».
Toujours sur Facebook, une série de commentaires aigres de descendants de Russes émigrés sur les élections russes, forcément manipulées, "soviétiques", et de considérations honteuses sur la "populace de moujiks" qui ne sait pas se tourner vers le bonheur démocratique occidental. Il est vrai qu'en effet, nous sommes vraiment un exemple à suivre, avec nos élections immaculées, notre justice impartiale et notre presse résolument honnête et pluraliste... Ces bêtises m'ont donné la nausée. Dieu sait que j'ai plaint l'émigration russe mais une partie de ses descendants semble acharnée à faire la démonstration qu'on n'avait pas eu tort de la chasser. Aujourd'hui, plus ou moins mutilée, la Russie se relève et poursuit sa route, et ces descendants, que font-ils dans leur aquarium, à part cracher du fiel comme les poulpes crachent de l'encre?






Je ne peux déjà plus photographier ni dessiner le monastère surgissant au dessus de la berge, car elle se couvre de maisons moches, bâties sans aucun souci de l'environnement, ni aucun contrôle. C'est drôle comme les maisons modernes ressemblent aux déchets de plastique dont nous couvrons partout la création de Dieu en général, et le bord du chemin que j'emprunte pour me promener en particulier. Autrefois, les constructions tenaient compte du relief, des autres constructions, et en premier lieu des églises, en plus d'être faites avec des matériaux naturels et décorées avec amour et avec goût par leurs occupants eux-mêmes. Maintenant, elles ressemblent à des emballages de yaourts géants et criards qu'on balance n'importe où. Elles sont envahissantes et mal élevées, banales et agressives. Il nous faut de plus en plus détourner les yeux, et focaliser notre regard sur ce qui subsiste. Là où cela deviendra vraiment terrible, c'est le jour où il ne subsistera plus rien.