Liéna, la fille du père Valentin, a cuit je ne sais combien de koulitchs, et coloré des oeufs durs, avec ses petites. Elle a préparé la paskha. Le grand jour arrive.
Cette Pâques me fait une curieuse impression. Le sinistre pouvoir qui s’empare de l’Europe, et peut-être du
monde entier, tombe de plus en plus le masque. De plus en plus de gens sont
inquiets, révoltés, désespérés. Et j’éprouve, au sein des préparatifs de la
fête et de sa joie approchante, une sorte de tristesse solennelle
et aussi de soulagement : j’ai rejoint l’arche russe, et dans le pire des
cas, je sombrerai avec elle, mais je contribuerai autant que possible à combler
les voies d’eau, car c’est notre dernière arche.
Et c’est peut-être aussi
notre dernière Pâques, notre dernière Pâques en paix, du moins. Quand j’ai
contourné l’église pour y entrer, à mon arrivée, l’encens embaumait toute la
rue. L’église entière était devenue une précieuse cassolette de parfums qui
diffusait ses effluves dans l'espace empuanti par les vapeurs d’essence.
Le samedi saint coïncide
cette année avec l’Annonciation, ce qui est très rare, et nous a valu un office
un peu différent, et plus long. Au sein de
tout ce magnifique rituel de l’enterrement du Christ, voilà que le père
Valentin nous a lu d’une voix sonore l’évangile de l’Annonciation, faisant se superposer exactement la conception miraculeuse du Seigneur et son séjour provisoire et non moins miraculeux dans la tombe. Cela donnait à la célébration une sorte de vive lumière intérieure.
Je pensais à cet office,
quand il se déroulait à Solan. Nous suivions la procession sous les étoiles, et parfois les arbres en fleurs, et des
bougies posées dans des verres balisaient notre chemin. Et ici, dans ce
centre trépidant de Moscou, ce petit ilôt de sainte Russie lançait ses
carillons et ses chants par-dessus le
fracas du tramway, des trains et des voitures, dans cette pagaille urbaine post-soviétique,
dans ce très vieux quartier défiguré, scarifié par les profanations successives
du communisme et du libéralisme, du déchaînement, sous diverses étiquettes et
divers prétextes, de la laideur tonitruante, à laquelle nous sommes tellement
habitués que nous ne pouvons plus imaginer ce qu’était la Pâques, je ne dirais
pas au XIX° siècle, mais disons au XVI°, quand les « quarante fois
quarante églises » de la ville sainte orthodoxe, de la troisième Rome,
lançaient de toutes parts des anges énormes.
Nous marchions dans le
tohu-bohu et le chaos, portant le Christ, et suivant nos prêtres, dans leurs vêtements
brillants et sombres, avec pour seules étoiles nos lanternes colorées, et le
glas se balançait au dessus de nous comme un enfant désolé.
"Saint Dieu, saint Fort, saint Immortel, aie pitié de nous"
Mais l’office s’est
terminé de façon particulièrement allègre, par l’hymne de Pâques : « QueDieu
se lève et que ses ennemis soient dispersés… »
Oui, vraiment, il est
temps: que Dieu se lève, et que ses ennemis
soient dispersés.