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vendredi 6 avril 2018

Que Dieu se lève


Liéna, la fille du père Valentin, a cuit je ne sais combien de koulitchs, et coloré des oeufs durs, avec ses petites. Elle a préparé la paskha. Le grand jour arrive. 
Cette Pâques me fait une curieuse impression. Le sinistre pouvoir qui s’empare de l’Europe, et peut-être du monde entier, tombe de plus en plus le masque. De plus en plus de gens sont inquiets, révoltés, désespérés. Et j’éprouve, au sein des préparatifs de la fête et de sa joie approchante, une sorte de tristesse solennelle et aussi de soulagement : j’ai rejoint l’arche russe, et dans le pire des cas, je sombrerai avec elle, mais je contribuerai autant que possible à combler les voies d’eau, car c’est notre dernière arche.
Et c’est peut-être aussi notre dernière Pâques, notre dernière Pâques en paix, du moins. Quand j’ai contourné l’église pour y entrer, à mon arrivée, l’encens embaumait toute la rue. L’église entière était devenue une précieuse cassolette de parfums qui diffusait ses effluves dans l'espace empuanti par les vapeurs d’essence.
Le samedi saint coïncide cette année avec l’Annonciation, ce qui est très rare, et nous a valu un office un peu différent, et plus long.  Au sein de tout ce magnifique rituel de l’enterrement du Christ, voilà que le père Valentin nous a lu d’une voix sonore l’évangile de l’Annonciation, faisant se superposer exactement la conception miraculeuse du Seigneur et son séjour provisoire et non moins miraculeux dans la tombe. Cela donnait à la célébration une sorte de vive lumière intérieure.
Je pensais à cet office, quand il se déroulait à Solan. Nous suivions la procession sous les étoiles,  et parfois les arbres en fleurs, et des bougies posées dans des verres  balisaient notre chemin. Et ici, dans ce centre trépidant de Moscou, ce petit ilôt de sainte Russie lançait ses carillons et ses chants  par-dessus le fracas du tramway, des trains et des voitures, dans cette pagaille urbaine post-soviétique, dans ce très vieux quartier défiguré, scarifié par les profanations successives du communisme et du libéralisme, du déchaînement, sous diverses étiquettes et divers prétextes, de la laideur tonitruante, à laquelle nous sommes tellement habitués que nous ne pouvons plus imaginer ce qu’était la Pâques, je ne dirais pas au XIX° siècle, mais disons au XVI°, quand les « quarante fois quarante églises » de la ville sainte orthodoxe, de la troisième Rome, lançaient de toutes parts des anges énormes.
Nous marchions dans le tohu-bohu et le chaos, portant le Christ, et suivant nos prêtres, dans leurs vêtements brillants et sombres, avec pour seules étoiles nos lanternes colorées, et le glas se balançait au dessus de nous comme un enfant désolé.
"Saint Dieu, saint Fort, saint Immortel, aie pitié de nous"
Mais l’office s’est terminé de façon particulièrement allègre, par l’hymne de Pâques : « QueDieu se lève et que ses ennemis soient dispersés… »
Oui, vraiment, il est temps: que Dieu se lève, et que ses ennemis  soient dispersés.




Jeudi pur

Днесь висит на древе, Иже на водах землю повесивый; венцем от терния облагается, Иже ангелов Царь; в ложную багряницу облачается, одеваяй небо облаки; заушение прият, Иже во Иордане свободивый Адама; гвоздьми прогвоздися Жених Церковный; копием прободеся Сын Девы.
Покланяемся страстем Твоим, Христе.
Покланяемся страстем Твоим, Христе.
Покланяемся страстем Твоим, Христе.
Покажи нам и славное Твое Воскресение.

Il pend maintenant sur la croix, Celui qui a suspendu la terre sur les eaux; Il est couronné d'épines, Celui qui est le Roi des anges; Il est vêtu de pourpre parodique, Celui qui revêt le ciel de nuées; Il reçoit des coups, Celui qui a libéré Adam dans le Jourdain; Il est percé de clous, le Fiancé de l'Eglise; Il est traversé par la lance, le Fils de la Vierge. 

Nous nous prosternons devant Ta passion, ô Christ
Nous nous prosternons devant Ta passion, ô Christ
Nous nous prosternons devant Ta passion, ô Christ
Montre nous Ta glorieuse Résurrection

J'ai trouvé cet extrait de la lecture des douze évangiles dans les publications d'Alexandrina Viguilianskaïa, associé à la Croix de Godenovo...
Le "jeudi pur", ont lit à l'église douze extraits de l'Evangile racontant la Passion du Christ. Ces lectures et la liturgie de la Cène qui les précède le matin, avaient été pour moi la révélation du mystère du temps et de l'éternité, il y a fort longtemps, quand j'étais venue passer la semaine sainte et Pâques en Russie: je voyais qu'il ne s'agissait pas d'une commémoration: le rite nous transportait au pied de la croix deux mille ans en arrière, ou la Passion se transportait parmi nous, en cette fin de XX° siècle, ou plus exactement, la Croix traversait ce mystérieux océan des générations humaines, de ce passé dont notre présent n'est que l'écume, s'éboulant infiniment dans cet abîme dont elle est la seule véritable Lumière.
Hier, mon expérience était beaucoup moins intense, on n'a pas la grâce tous les jours. J'étais assise parmi les vieilles dont je fais désormais partie, parce que mon genou et ma résistance ne me permettent plus de faire la maline. 
Le premier extrait, le plus long, expose la dernière soirée du Christ avec ses disciples, son Testament, qui est d'une incroyable élévation spirituelle, entendre de telles paroles, sachant de quelles épouvantables souffrances elles allaient être payées, ne permet aucun doute ni aucun blasphème à tout être encore intérieurement sain: blasphémer Celui qui les a prononcées et qui fut ensuite traîné dans la boue et affreusement torturé, est une infamie sans excuse, est une chute sans rémission, est le symptôme d'un coeur totalement pourri ou d'un aveuglement extraordinaire.
Et pourtant, Celui-là supplie son Père: "Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font".
Il y a des choses vraiment difficiles à pardonner, en tous cas pour moi, et je pensais à l'homélie du métropolite Antoine sur Staline, ou sans revenir sans cesse aux vieilles lunes, à ce qui se passe aujourd'hui. Lui, pardonnait, et je me suis représenté que Lui savait absolument tout sur chacun de ces êtres dégradés, cruels, hypocrites, ignobles ou lâches qui s'acharnaient sur Lui, tout, chaque minute de leur vie depuis leur berceau, c'est sans doute la raison pour laquelle Il pouvait le faire. Et nous nous ne le pouvons pas, parce que nous voyons seulement les démons grouiller sous des visages devenus de simples masques, et parce que nous avons peur de la seule idée d'être liés à ces créatures des ténèbres, et de nous laisser apparenter à elles par notre indignation même. Ainsi que me l'a dit un jour le père Valentin, qui a pourtant comme moi l'indignation facile, "l'indignation nous ravale souvent au rang de ceux qui nous indignent".
L'actualité et le réalisme de ces textes évangéliques, leur simplicité factuelle et tragique me frappaient tout à coup d'une manière intellectuelle: douter que cela fût vrai, que cela fût du vécu, quand on sait, en plus, que tous les témoins de l'affaire sont devenus des "martyrs", des témoins qui attestent de la vérité du témoignage par leur sang versé, et avant cela, par une vie de vagabonds pourchassés, ne me paraissait pas possible. Cela n'est pas du mythe. On peut trouver des éléments de mythe ou d'exagération orientale dans les Ecritures, mais pas là.
Pourquoi douter de la réalité d'une partie de ce récit et ne pas accepter l'autre, c'est-à-dire la Résurrection? aucun élément ne peut me donner à penser qu'il s'agissait d'une mystification, ni dans le personnage de Jésus, ni dans son message, ni dans le récit et le destin de ceux qui le suivaient.
C'est pourquoi:

Je me prosterne devant Ta passion, ô Christ.
Montre-moi Ta glorieuse Résurrection


La Passion au monastère d'Optino

dimanche 1 avril 2018

Dimanche des Rameaux

Seraphima Blonskaïa Vigiles des Rameaux

Aujourd’hui, dimanche des Rameaux, hier, samedi de la résurrection de Lazare, la semaine sainte est à l’horizon. Comme d’habitude, j’ai tendance à penser : que cette coupe passe loin de mes lèvres. Mais j’y entre, mon bouquet de rameaux à la main, rameaux de saule où les chatons sont à peine ouverts, cette année. Et puis le saule de mon jardin n’est pas de l’espèce qui fait de jolis rameaux rouges.
Je suis retournée à saint Théodore, car j’avais un cadeau de Solan pour les sœurs, un cadeau très lourd d’ailleurs, des bocaux d’olives et des pâtes de fruits. Joie des sœurs de saint Théodore. Je ne rencontre plus que sourires ravis, et je n’entends que des remerciements, ce qui va sans doute se traduire par un autre échange de cadeaux.  Et une carte qu’il me revient de traduire.
La sœur Larissa m’a appris que notre fête à toutes deux (la sainte Larissa) tombait le jour de Pâques, ce qui était lourd de sens. Elle m’a proposé de me prendre rendez-vous avec l’évêque Théodore qui, malgré son air ascétique, est un grand amateur des pâtisseries du café la Forêt, et ce qui moi, m’intéresse particulièrement, un soutien convaincu de la renaissance du folklore.
Pour finir cette pieuse matinée, après le repas au réfectoire, j’ai ramené chez lui le servant d’autel. Puis, moins pieusement, j’ai fait un saut au café français, où j’ai eu une longue discussion avec le fromager Alexandre. Il s’est lancé, à la retraite, dans la fabrication de fromages « français » et y arrive très bien, au feeling, sans avoir fait d’apprentissage sur place, ni invité de fromagers français. Et c’est même rentable. « J’ai une mauvaise santé, m’a-t-il dit, mais si je ne sais combien de temps il me reste à vivre, je veux vivre pleinement. »
Oui, c’est aussi ma philosophie actuelle. Cela fait même quinze ans que je vis ainsi, dans un présent plein de passé dont je me refuse à trop prévoir le lendemain.
Alexandre, comme moi, déteste Pierre le Grand, il le trouve profondément antirusse. Ivan le Terrible lui semble beaucoup plus soucieux du bien-être populaire, même si, à un certain moment, il a pété les plombs, et il n’a jamais combattu sa propre civilisation, au contraire, il l’a défendue. Sa violence s’est éxercée surtout à l’égard des boyards, même s’il y eut des «dégâts collatéraux ». Néanmoins, on se scandalise si on élève des monuments à Ivan, et ceux de Pierre paraissent normaux.
Alexandre accuse même Pierre d’avoir brûlé la fameuse bibliothèque d’Ivan le Terrible, qui est aux Russes ce qu’est pour les Français le trésor des Templiers.
Pour ce qui est de la Russie actuelle, il me dit que l’argent de l’état a été presque entièrement confisqué, au temps d’Eltsine,  par les oligarques qui l’ont placé à l’étranger, raison pour laquelle Poutine marche sur des œufs et ne peut pas se permettre d’être plus offensif dans la récupération de l’indépendance du pays. Mais il croit que le peuple russe a une grande capacité de résistance et ne se laissera pas faire sans se défendre. Il me dit que l’avenir du pays se jouera dans les deux ans qui viennent.
« Nous sommes la dernière génération, m’a-t-il dit, à avoir connu un monde à peu près normal et une certaine tradition. »
Cependant, il croit que les Russes ont la mémoire génétique de ce qu'ils ont été, et de leur passé paysan. Qui plus est, il pense que les divers peuples de Russie ont acquis cette mémoire, comme les Russes ont acquis la leur, et que leurs liens réciproques sont profonds.

Dans l'ancienne Russie (avant Pierre le Grand), le tsar, pour les Rameaux, conduisait en procession le patriarche, qui incarnait le Christ, monté sur un cheval (en guise d'âne, car il n'y en avait pas en Russie) depuis l'église saint Basile jusqu''à la porte du Sauveur.



jeudi 29 mars 2018

La ville invisible de Kitej

Aujourd'hui, j'ai décidé de faire du tourisme et d'aller à Rostov, Rostov le Grand, célèbre pour ses carillons. Ici, quand on a du soleil, il faut en profiter...
De loin, c'est magnifique, le Kremlin de Rostov, et le monastère Spasso-Iakovlevski-Dmitriev (du Sauveur, de saint Jacques et de saint Dmitri réunis): un rêve, ces architectures féeriques posées sur le lac, la voilà surgie, la ville invisible de Kitej, on a peine à croire à une telle splendeur. Mais la ville de Rostov, comme celle de Pereslavl, a été terriblement abîmée. Autour des merveilleux sites, ce ne sont que baraques hétéroclites, nouvelles maisons banales et sans style, châteaux Disneyland, structures métalliques incompréhensibles, et le tout dégage une impression de délabrement et d'abandon.
J'ai commencé par le monastère. Le gardien qui m'a reçue était extraordinairement gentil, un type d'une cinquantaine d'années, encore pas mal, avec un visage comme je n'en vois qu'ici, un air de simplicité bienveillante, de douceur et de franchise.
Je me suis laissée aller à acheter une broche dans le style typique de Rostov, je n'en raffole pas, car peut-être c'était bien au XIX° siècle, mais ça sent maintenant l'artisanat pour touriste. Puis, encouragée par la bonne dame du magasin, j'ai entamé l'escalade des remparts, puis de la tour de guet, avec un vertige affreux et mon genou peu fiable.
Mais ça valait le coup. Ces architectures blanches et fantastiques, que leurs bulbes gonflés et brillants semblent prêts à emporter dans les airs, baignent dans l'infinie lumière immaculée du lac et l'azur sous lequel il se perd. C'est un autre monde. C'est la ville invisible de Kitej. Tous les héros et les saints de la sainte Russie sont là, tout près, et le silence est plein des carillons enfuis, il en est encore bercé, et d'ailleurs, les cloches du monastère se sont mises à tinter doucement, un bref salut, un mouvement d'ailes.
Le gardien m'a entretenue des émissions de Nikita Mikhalkov, question politique, nous étions sur la même fréquence. Il m'a interrogée sur la France avec un air inquiet et concerné. Que Dieu bénisse cet homme adorable! Il m'a expliqué comment parvenir au kremlin en suivant la berge du lac, car le coup d'oeil était plus beau.
Le kremlin donne une idée de ce que c'était la Russie quand elle était couverte uniquement de ce genre de constructions: cela ne ressemble à rien d'autre au monde, c'est la magie de la Russie, une magie si prenante, si poétique, si mystique qu'il fallait au diable s'acharner dessus avec la rare méchanceté dont il a fait preuve à l'égard de ce pays.
Ce kremlin a servi au tournage d'une très amusante comédie soviétique, "Ivan Vassiliévitch change de profession", qui relate comment, à la suite d'une mauvaise manipulation d'une machine à voyager dans le temps, Ivan Vassiliévitch, odieux petit fonctionnaire soviétique, se trouve parachuté chez Ivan le Terrible, dont il est le sosie, tandis qu'Ivan le Terrible se retrouve dans le Moscou des années 60.
Le kremlin de Rostov pouvait seul encore restituer la résidence du tsar de façon crédible, car le Kremlin de Moscou a subi lui aussi bien des avanies. Les allusions au film sont partout, et j'ai l'impression que c'est cela que voient les gens, et pas la ville invisible de Kitej, dont je suis la citoyenne nostalgique.
Ce Kremlin, cet ensemble unique et splendide aurait grand besoin de réparation. Mais si l'on trouve de l'argent pour propulser dans le ciel moscovite des étuis péniens de béton et de verre de 200 mètres de haut, on n'en a visiblement pas pour l'architecture unique irremplaçable du XVI° et du XVII° siècles.
Visiter Rostov m'a ouvert les yeux sur ce qu'est une ville de "l'Anneau d'Or", vitrine autrefois du tourisme soviétique. C'est une ville où l'on n'a pas tout détruit: on a laissé quelque chose. Quelques monastères, un ou deux palais, un kremlin. Où l'on a fait des musées. Des parkings pour les autobus. Deux ou trois restaurants "typiques". Et où l'on vend des souvenirs industriels affreux censés représenter les objets du passé. Pour le reste, on détruit ce qu'on veut et l'on construit n'importe quoi sans se soucier une minute d'harmoniser avec ce qui existe déjà. soyez encore contents qu'on n'ai pas dynamité davantage: il est là le kremlin, non? Celui de Serpoukhov n'a pas eu cette chance...
J'ai fait le tour du "marché des métiers": les joailleries de Rostov (finift), des chaussettes tricotées multicolores et d'horribles babioles d'un mauvais goût insoutenable, absolument rien d'authentique. Pourtant, il doit y avoir de vrais et bons artisans, où vendent-ils?

Le monastère


portes du ciel

Et la voilà surgie, la ville invisible de Kitej, l'arche russe lancée vers le ciel...


La porte du kremlin






Dans les nuages




Je me suis poussée à sortir hier soir faire une petite marche à pied, car il fait froid, mais il y a tant de soleil, et cela me fait du bien d’être à l’air libre. Je suis montée jusqu’à l’ancien monastère, dont il ne reste rien, qu’une chapelle commémorative, une grande croix orthodoxe et une pierre tombale. La neige est si blanche, sous le soleil, et l’on ne sait où commencent les nuages, où s’arrête l’escarpement enneigé, il semble que l’on marche en plein ciel, que l’on va tout à coup voir défiler des anges, dans toute cette lumière radieuse et douce. Pereslavl s’étendait dans une ombre bleue, et je voyais scintiller les coupoles du monastère saint Nicolas comme une poignée d’étoiles. Le lac opalescent semble éclairé de l’intérieur, et les arbres parfois prennent l’éclat lustré du laiton, comme autant de chandeliers jaunes qui attendent que le printemps éclaire leurs innombrables flammèches vertes. Et des oiseaux passent en bande. Un jeune père fait de la luge avec son petit garçon de trois ou quatre ans.
Je me suis assise au pied de la chapelle, dans le vent discret. Je pensais au spectacle que devait offrir Pereslavl au XIX° siècle, avant l’effondrement. Je rêvais de la ville invisible de Kitej où j’aimerais m’enfuir à jamais. Car dès mon enfance, je n’étais pas de ce temps, d’ailleurs s’y adapter, n’est-ce pas se donner au démon ?
Cependant, les gros nuages immaculés  passaient dans leur mouvement éternel et emportaient la lune, toute blanche, dans ce gouffre profondément bleu qui me faisait face, et derrière moi, brillait une maison jaune, elle brillait si gaiment, qu’elle éclipsait toutes les autres, les neuves et moches et leurs palissades métalliques.
Le prince Alexandre n’était pas loin de mon âme, et aussi le tsar Ivan et son serviteur Féodor, le tsar redoutable et son Peter Pan ténébreux, et je conversais intérieurement avec eux, comme bien souvent, avec ces deux personnages qui me semblent si malheureux, et envers moi, bienveillants. Mais qui prie encore pour eux ? Sans nul doute, ils se raccrochent à cette prière, comme Ariane à son fil, dans le labyrinthe des siècles désertiques. 
 Le paysage d'ici est plein de ces présences, ce qui fut m'est plus réel que ce qui est, ou disons que ne je puis séparer ce qui est de ce qui fut. Mon présent est plein de passé, mon présent est insondable et mon être millénaire.




La maison jaune


mercredi 28 mars 2018

Kemerovo


L’incendie d’un centre commercial à Kemerovo a fait beaucoup de victimes, dont énormément d’enfants, coincés dans un cinéma, parce que la direction, pour éviter les resquillages, avait fait barricader les issues. Les règles de sécurité n’ont pas été respectées, les gens accourus pour sauver leurs proches grossièrement repoussés. La population est soulevée d’indignation, les fauteurs de trouble en profitent pour verser de l’huile sur le feu. Chez les orthodoxes, on appelle à la prière et au silence, et moi, je veux bien, mais ce que je pense du fond du cœur c’est que les riches en Russie se permettent n’importe quoi avec un rare cynisme et depuis longtemps. Tous ces demi-bandits ou tout à fait bandits, à moitié députés, plus ou moins fonctionnaires, tout ce que sous le nom de boyards Ivan le Terrible empalait joyeusement en place publique, et je commence à le comprendre. Ce sont les mêmes créatures qui crachent sur « la populace » russe, saccagent les monuments historiques, placent leur argent à l’étranger, vendraient père et mère et à plus forte raison leur pays au premier venu.  Il me revient en mémoire plusieurs affaires. Par exemple, le jeune homme tué près de chez Xioucha, alors qu’il marchait tranquillement sur le trottoir, par un chauffard de la jeunesse dorée qui conduisait à tombeau ouvert et ne s’est même pas arrêté. Ou la salope, femme d’un truand local, qui a écrasé un enfant de six ans dont la police prétendait ensuite sans vergogne qu’il était bourré d’alcool autant qu’un ivrogne le samedi soir. Il suffit d’acheter, de menacer, et tout s’arrange, pour ces gens-là.  A cela, il faudrait mettre bon ordre, et d’urgence, et avec décision.
Je regarde avec consternation tant de jeunes et jolis visages qui ont disparu de cette façon atroce, parce que de gros requins ne pensent qu’au fric.  Un prêtre connu, le père Andreï Tkatchov, a commenté l’affaire en recommandant aux gens de ne jamais oublier de prier quand ils vont dans ce genre d’endroits, toujours beaucoup plus dangereux que les autres. En effet, et même il faudrait les asperger d’eau bénite. Et même ne pas y aller du tout. Pour deux raisons : cela s’appelle un centre commercial et un centre de loisirs, c’est à ce double titre un endroit à fuir. Centre commercial égale temple de Mammon, « consacré » à l’argent-dieu, destiné à nous en faire dépenser un maximum et à enrichir encore davantage les sangsues qui en sont les concepteurs et les gérants. Centre de loisirs, de loisirs de bas étage avec des films de merde et de la musique de merde qui avilissent et abrutissent ceux qui s’y laissent prendre, la conception même de loisirs et de centres à eux « consacrés » est une horreur dégradante qui salope les paysages et pervertit les populations. Le loisir doit être d’une autre nature. Il doit être en lien avec la nature et notre nature, sans nuire ni à l’une ni à l’autre.
Il est bien évident que dans le monde entier, les riches sont devenus absolument infréquentables. Je suis convaincue que seules les monarchies préservaient les populations de leur dictature absolue et transnationale. La prise de pouvoir par les bandits et leurs hommes de main et l’installation de dictatures mafieuses me paraît l’aboutissement obligatoire du système démocratique qui favorise la division des gens en factions et en partis, qui encourage les querelles, les calomnies, la presse à scandale et s’appuie sur les sentiments les plus vils, les plus dégradants. Le pire des monarques me paraît toujours préférable à un dictateur issu de l’idée démocratique, et l’on a vu que de n’importe quelle tendance, les dictateurs ont fait partout beaucoup plus de victimes que n’importe quel monarque du passé. La démocratie est aux bandits ce que la libération sexuelle est aux pervers et aux irresponsables : une aubaine, un vivier, un bouillon de culture.
Certains, devant les excès épouvantables du capitalisme débridé, prônent le communisme, comme s’il avait été lui-même innocent de tous crimes de masse et de formidables ravages culturels, quand on ne veut plus de la peste, il faut obligatoirement choisir le choléra… Pourtant, en l’état actuel des choses, et dans l’impossibilité de revenir à une situation antérieure plus saine, je préfèrerais personnellement un retour à une forme de communisme national modéré à ce que le capitalisme cupide est en train de faire de nos société et de notre planète. Aucun pouvoir n’a été aussi destructeur ni aussi profondément corrupteur ni aussi dangereux  que celui qui s’installe à présent : tout être resté normal en a les cheveux qui se dressent sur la tête, et comme on dit ici, nous n’en sommes qu’aux fleurettes, attendez les fruits…
D’autres, des intellectuels russes, pleurnichent qu’on en peut pas vivre en Russie, j’ai vu cela, on ne peut pas vivre en Russie, où tout est affreux, épouvantable et sans espoir, alors qu’en Europe (violons, jazz moelleux, petits oiseaux), alors là, en Europe, c’est la démocratie radieuse et l’abondance, les lendemains qui chantent aux terrasses parisiennes ensoleillées, les jolies boutiques et les parterres de fleurs. Alors, pourquoi suis-je venue en Russie, en dehors de toutes mes raisons personnelles d'aimer ce pays et sa culture ? Parce que la parenthèse trompeuse de l’Europe prospère est en train de se refermer, et qu’après avoir mangé le fromage, nous découvrons la nasse où l’on nous a poussés : nous n’avons plus aucune souveraineté nationale, nous sommes entièrement inféodés à des puissances visibles ou occultes qui ont décidé de nous faire disparaître, avec notre culture et notre identité, de nous croiser comme des vaches avec les taureaux noirs qu’elles font venir par millions sur notre territoire, de façon méthodique, délibérée, en nous anesthésiant avec une propagande effrénée accompagnée d'intimidation systématique.  Parce que l’avenir de l’Europe, c’est le Kosovo géant. Parce que les centres commerciaux  tuent nos villes, où sur nos places historiques ne rôde plus qu’une racaille allogène agressive et impudente que nous sommes censés supporter sans mot dire et à laquelle nos tribunaux et notre presse donnent systématiquement raison. Parce que cette presse, idéologiquement ou par intérêt, ne s’occupe plus que de propagande et ment d’une manière éhontée. Parce que nous ne pouvons plus nous exprimer librement sans risquer l’opprobre publique et la ruine, sinon l’emprisonnement. Parce que nos enfants seront pervertis et abrutis dès la maternelle. Parce qu’à force de s’entendre inculquer des idées absolument contre nature, les européens se sont transformés en une bande d’idiots hagards dont on fait ce qu’on veut, de véritables fous grotesques. Parce que nos derniers paysans ont perdu tout lien avec la terre et la tradition et se suicident en masse. Parce qu’on détruit des églises et construit des mosquées. Parce qu’on couvre les chrétiens de boue et de sarcasme, qu’on interdit les crèches et les croix. Parce que ce qui n’est pas déjà interdit est obligatoire. Parce que nous marchons sur la tête. Parce que nous ne sommes plus maîtres de notre destin. Parce qu’on nous conduit à l’abattoir, à la maison de fous et au bordel planétaire, et que l’unique peuple qui résiste encore, c’est le peuple russe et que la Russie, comme dit le père Basile, est notre dernière arche. Alors, intellectuels libéraux qui jugez votre peuple « irrécupérable » au regard des merveilleux critères de l’Europe civilisée, quittez-la donc, cette arche. Moi, je suis venue aider les Russes qui aiment leur pays à comprendre qu’ils ont bien raison de le faire et à colmater les voies d’eau.


mardi 27 mars 2018

Le bahut fidèle



Je me demande si le printemps va finir par arriver. Il neige à nouveau, on annonce -13 la nuit, et je ne vois pas la température remonter avant le 6 avril, les prévisions pour le mois entier ne sont pas plus réjouissantes, on arrive à 10° à la fin avril. Je me souviens avoir lézardé à la datcha en tee-shirt sur mon hamac fin avril dans le vent tiède...
Cela veut dire que le printemps sera très court, peut-être pourri, comme l'année dernière. On a envie de planter, de voir pousser, d'être dehors. C'est dur.
Et dire que début janvier, tout avait fondu!
En Russie, on dit que le printemps s'installe après Pâques, Pâques, c'est le 8 avril. Pourvu que ce soit un vrai printemps...
J'ai poursuivi l'ornementation de mes plafonds. Je préfère qu'elle reste discrète dans mon atelier, pour ne pas jurer avec les tableaux qui envahiront les murs, je me défoule surtout dans la cuisine. J'ai des doutes sur le résultat, j'aurais dû placer les motifs plus loin du lustre.
J'ai acheté une clématite, qui reste sur le bord de la fenêtre, face au jardin tout blanc. Des fleurs de sedum, qui ont stagné des mois dans un vase, ont fini par donner des racines, je les ai plantées dans un pot, en attendant de les mettre un peu partout dehors. J'ai planté des oignons, qui me font de la verdure pour les salades, un trognon de céleri, qui s'est enraciné et donne des feuilles pour la soupe.
En France, j'ai fait découper un miroir pour mon cadre paysan typique, comme on en voyait dans les isbas. Il est au dessus d'un bahut ancien qui se trouvait dans l'appartement de fonction que j'ai occupé à Moscou dans un "dipkorpous", immeuble pour diplomates. J'ai vu ce bahut la première fois quand j'ai été invitée par un collègue dans cet appartement, il était accompagné d'autres meubles anciens que lui-même y avait trouvés et que des occupants précédents avaient abandonnés: les exporter de Russie est très compliqué. Puis cet appartement a été attribué à une néo-soixante-huitarde qui s'habillait comme une clocharde et m'avait dit, toisant avec mépris le duffle-coat bleu marine que m'avait confectionné ma mère à un moment où j'étais particulièrement fauchée: "Je reconnais toujours les bourges à leur goût pour le bleu marine". Le bahut avait dû lui sembler désagréablement bourge, lui aussi, car avec son jules "artiste", elle avait trouvé le moyen d'endommager le placage en posant une casserole dessus, ce que j'ai constaté en récupérant l'appartement après son départ, dans un rare état de crasse. Puis l'ambassade nous a virés des "immeubles pour diplomates" en nous recommandant de virer nous-mêmes tout ce qui était à l'intérieur. Le bahut m'a donc accompagnée dans mon nouvel appartement. Quand j'ai dû quitter la Russie, ne pouvant emporter cette antiquité, je l'avais mis à la datcha, où il est resté, après la vente de celle-ci, mais quand je suis revenue à Pereslavl, le nouveau propriétaire me l'a restitué. Ses gosses l'avaient un peu crayonné et y avaient collé des pastilles, je l'ai nettoyé, et nous voici, le bahut et moi, à nouveau ensemble...




le lustre est un cadeau de Xioucha



au bord du lac