J’ai
la migraine, c’est le climat russe. En France, cela m’avait pratiquement passé.
Mais ici, un jour il fait 17°, le lendemain il neige. Cela me fatigue et j’ai
beaucoup de choses à faire, répéter ma journée lecture et chants de dimanche,
finir ma traduction, travailler au jardin.
J’ai
vu qu’un vétérinaire français avait légalement assassiné deux jeunes spitz importés de l’étranger
parce qu’ils n’étaient pas en règle, cela m’a retourné les tripes. Il y avait
la photo de ces deux petites merveilles aux expressions enjouées, intelligentes
et sensibles caractéristiques de cette race de chiens.
J’en
aurais bien repris un, et en même temps, cela veut dire soins vétérinaires et
sans doute mort prématurée. Et surtout, je ne sais pas comment réagirait Rosie,
bien qu’un copain lui manque sans doute, la présence d’un spitz me manque aussi.
Je n’ai pas de grande complicité avec Rosie, un bonhomme m’a dit un jour :
«Ce serait un chien pour moi, pour aller dans la forêt pendant des heures. »
Je lui ai sauvé la vie, et elle a la vie heureuse, mais complètement parallèle
à la mienne.
Il
y aurait la solution de prendre un petit spitz et non pas un spitz nain. Un
élevage de Yarosavl précise que les gens se jettent sur les miniatures au
détriment des petits, mais que les petits sont beaucoup plus solides. Il y a
des spitz magnifique, miniatures ou pas, pour un prix dérisoire, dans le coin.
Avoir
un spitz me compliquerait les visites de monastères lointains, et il me
faudrait le promener quand je vais à Moscou, par tous les temps. Aller faire un
tour avec lui tous les jours, ce qui me ferait plutôt du bien, mais Rosie nous
suivrait, ce qui serait dangereux pour elle.
J’avais
vu aussi un jeune cocker abandonné par ses maîtres pour cause de déménagement,
sur un site. J’aimais beaucoup son expression intelligente et offensée. Il a
quatre ans, et ce n’est pas mal, car je serai un peu plus sûre de le mener
jusqu’au bout de son existence, je peux espérer vivre encore dix ans. Mais ce n’est
pas un spitz. Ce n’est pas un si petit chien que cela, c’est un chien de
chasse.
Ce
qui me retient, c’est que si la relation que j’avais avec mes petits chiens me
manque terriblement, j’ai déjà peu d’affection à donner à mes autres animaux,
trop nombreux, qui me vouent tous un amour jaloux. Les regards d’adoration de
Chocha, la patte obstinée que pose Georgette sur mon bras quand je travaille
pour que je lui fasse une place sur mes genoux, la passion presque amoureuse de
Blackos pour ma personne, et même Rom, le dingo, qui se précipite de temps en
temps sur moi pour me donner des coups de tête…
J’avais
mis sur facebook une lettre ouverte sur le saccage épouvantable des landes
magnifiques qui, depuis le moyen âge, depuis saint Alexandre Nevski, entourent
le monastère saint Nicétas et les escarpements qui bordent le lac. Un paysage
qui apparaît même dans le film d’Eisenstein, un paysage mythique. Ce saccage
est en cours, bien que suspendu momentanément, mais les constructions
apparaissent partout comme d’affreux champignons, et les palissades métalliques
défigurent ces lieux vénérables, où je préfère ne plus aller. Je mets
régulièrement un cierge à Alexandre Nevski en lui demandant de sauver sa ville
et ses environs, déjà suffisemment ravagés par le mauvais goût et la cupidité.
J’ai
été contactée par l’auteur de la lettre, Yevgueni, qui me paraît touchant d’honnêteté,
de sensibilité, j’aimerais bien le rencontrer. Il semble habiter un village
miraculeusement épargné par les profanations. Il me dit qu’il fait pour le lac,
le monastère et ses environs ce qu’il peut, tout en se résignant à tout, sans
pour autant perdre espoir, en véritable orthodoxe.
De
mon côté, j’ai publié la lettre et lancé des appels vibrants. Les Français sont
moins concernés et ne comprennent pas forcément qu’il faut aller sur le lien
russe, et là, cliquer sous les photos des gens qui soutiennent l’action, pour s’ajouter
à la liste, tout est en russe, même avec ma traduction, c’est intimidant.
Mais
tous les Russes à qui j’ai envoyé l’information et la protestation, parfois
journalistes orthodoxes ou hommes d’église, n’ont pas trouvé utile de réagir.
Moi, Française, je suis bouleversée par ce qu’on fait subir à ce site magique
et typiquement russe, un site qui comporte un vénérable monastère, une source
sainte, et plus loin, la tombe d’un fou en Christ. Un site qu’ont parcouru
Alexandre Nevski et Ivan le Terrible. Une ville que la révolution a déjà
suffisamment profanée et qui est à présent la proie de la cupidité de promoteurs moscovites puissants et sans scrupules, et des fonctionnaires locaux qui leur sont acquis, avec
même, si j’ai bien compris la rumeur, des complicités au sein de l’Eglise… Et
personne ne réagit. Les orthodoxes devraient tous multiplier les processions
devant ces affreuses barricades. Il n’en est rien. Cela, les Russes l’auraient
fait au XVI° ou au XVII° siècle, ils auraient même pu le faire sous les
bolcheviques. Mais plus maintenant, Satan est déchaîné, les orthodoxes se
taisent.
Cela
n’arriverait pas sous un tsar. Mais le tsar ne reviendra pas, le seul Tsar dont
je puisse attendre le retour, c’est le Christ, et j’espère qu’il ne tardera
pas. Maudits soient ceux qui achèteront les maisons horribles que construisent
tous ces malfaiteurs. Je préfèrerais crever plutôt que d’avoir « la vue
sur le lac » à ce prix.
Les
constructeurs et les utilisateurs du chancre qui va ronger le beau visage de la
Russie éternelle emporteront dans la mort le « trésor » qu’ils se
seront préparés, ce sinistre bagage pour l'au delà, leurs baraques mal foutues, submergées par les ordures jetées n'importe où, et les eaux polluées. L’honnête Yevguéni rejoindra la « ville invisible de
Kitej » dans la grande Maison du Père, et j’espère qu’on m’y fera une petite place.
En France, les pouvoirs en place s'acharnent sur la nature, coupent les arbres en masse, ordonnent le massacre d'animaux "nuisibles" ou simplement "gênants": des oiseaux qui "font du bruit" par exemple... Les pires éléments de l'espèce humaine prennent le dessus et développent une "civilisation" hideuse et prédatrice qui se présente de plus en plus comme une tumeur maligne en phase terminale.
Fédia, à l’étape
de Pereslavl, au retour de Rostov, réussit à fausser compagnie au convoi pour
revenir au village. Alors que tout le monde était couché au monastère Nikitski,
il annonça au détachement cosaque son intention d’aller se baigner nuitamment dans
la source de saint Nicétas le stylite, ce qui déclencha toutes sortes de
commentaires grivois auxquels il fit semblant de ne rien comprendre. Il se fit
ouvrir la porte et s’esquiva discrètement à cheval. La lune inondait la surface du lac, et des
nuages y miraient leur troupe évanescente, aux draperies blêmes et
métalliques. Il longeait ses vastes
berges escarpées et désertes, couvertes de graminées et de fleurs sauvages que
balayait un vent doux. Avec exaltation,
il revit la plage où il avait incarné Yarilo et dansé jusqu’à l’extase. Il mit
pied à terre, s’agenouilla sur le sable humide,
baigna ses joues d’eau fraîche, laissa son cheval boire et marcher tout
seul. Le monastère, posé sur la colline, se désintégrait dans la pénombre
brumeuse et lunaire, ses coupoles allumaient des étoiles sourdes au dessus de
l’eau argentée qui se plissait en chuchotant.