Le père Valentin avec ses filles Liéna et Xioucha et le père Elie. Une photo qui avait enchanté le père Placide... |
J’ai
fait un saut à Moscou pour la première révision de ma voiture et pour faire, en
vue du déménagement de mes affaires, toujours en France, une procuration
notariée pour toute une équipe d’avocats. Faire venir ces malheureuses
affaires, qui n’ont d’autre valeur que sentimentale et pour lesquelles on me
demande une taxe exorbitante, promet d’être encore un autre chemin de croix. Je suis déjà allée deux fois chez le notaire
de Pereslavl qui semble toujours ou pris d’assaut, ou fermé, ou les deux.
M’étant
arrêtée pour prendre un café sur la route, j’ai vu les deux bonnes femmes
ouzbèkes qui servaient me regarder avec curiosité : «Vous conduisez ?
-
Eh bien oui…
-
Et vous n’avez pas peur ?
-
J’en ai l’habitude… ca doit faire quarante ans que je conduis. »
Qu’une
femme, et en plus une vieille, conduise une voiture leur semblait
extraordinaire.
Après
ma démarche chez le notaire, je suis allée chez le père Valentin, qui était
seul dans l’appartement, avec son fils Kolia. Cela nous a permis de beaucoup
discuter, en buvant un petit coup de vodka, parce qu’il respecte le carême mais
la vodka, c’est végétal, et puis il fallait fêter dignement mon RVP. Je lui ai raconté toutes sortes de choses qui
me pesaient, et puis je lui ai parlé de mon livre, de la véritable possession
dont j’avais été et suis encore l’objet, et qui me gênait, dans ma vie spirituelle, extrêmement peu développée pour mon âge. «Je suis spirituellement une
adolescente, pas seulement spirituellement, d’ailleurs.
-
L’état que vous décrivez est celui que traversent tous les créateurs, et vous
n’avez pas d’autre choix que d’aller jusqu'au bout, et du reste, c’est sans
doute votre fonction sur cette terre. N’allez pas, pour l'instant, sacrifier votre activité
littéraire à la peinture d’icône, sous toutes sortes de prétextes. Il vous faut assumer
cela. Du moins tant que vous en avez la nécessité intérieure.
-
Mais c’est beaucoup plus perturbant, cela réveille des tas de choses en moi, et
surtout me met en contact avec n’importe quoi ou n’importe qui venus des fins fonds du tréfond…
-
Il ne faut pas perdre le lien avec Dieu. Mais il ne faut pas non plus vous détourner
de ce qui vous a été donné. »
Bon,
au moins, cela a le mérite d’être clair. Mais ce n’est pas simple. Cependant
d’en avoir parlé, et d’avoir reçu cette réponse, m’a encouragée. Quand on
comprend qu’on est dans sa voie, qu’on a reçu cette croix et pas une autre, on fait
avec.
Puis
nous avons parlé de l’âme russe, d'Ivan le Terrible, de la révolution, du communisme, des destructions
du patrimoine, de la fin des temps. «Ne vous faites pas de souci pour la
Russie, elle tiendra la coup. Il y a même des prophéties, là-dessus… vous avez lu celles de Soloviev sur
l’Apocalypse ?
-
Non…
-
Ah eh bien je vais vous donner ça, je l’ai en double. »
Et
le voilà parti dans son labyrinthe, un long moment. Mais il a fini par trouver,
il trouve toujours, je ne sais pas comment il fait.
Je
me sentais pleine d’amour pour le père Valentin qui est si profond, et si
droit, si propre, si respectueux de l’âme des autres. Lui et les siens sont vraiment devenus ma famille russe.
Je
lui ai dit qu’on me servait périodiquement l’histoire des pauvres paysans
russes, avec toutes sortes de statistiques et de témoignages que je ne pouvais
réfuter car je ne suis pas historienne et n’ai pas un ordinateur dans la tête,
mais que malgré tout, mon instinct me suggère depuis toujours qu’il y a là encore
une belle escroquerie historique comparables aux fables républicaines sur le
moyen âge français. «Vous comprenez, ces gens chantaient tous beaucoup, ils
jouaient tous d’instruments de musique, ils dansaient, ils brodaient,
sculptaient des choses admirables, étant moi-même une personnalité créative et
archaïque, on ne me fera jamais croire qu’ils étaient tous au fin fond de la misère,
car lorsqu'on a une vie parfaitement horrible, parfaitement misérable, on n’a
plus le désir, l’énergie, l’élan qui permettent de faire ce genre de choses. Je ne
dis pas que tout le monde était riche et heureux, il y avait sûrement des
différences de situation, mais quand on voit les grandes et magnifique isbas du
nord…
-
Vous savez que le nord n’a jamais connu le servage ?
-
Ah non, je ne savais pas, je pensais que c’était le cas des cosaques, de
l’Ukraine…
-
Le nord non plus, et pour ce qui est du servage, il faut aussi nuancer. Il n’a
pas été aboli par Alexandre II pour des raisons économiques, comme le racontait
l’histoire soviétique, mais pour des raisons morales, et c’est l’abolition qui
a provoqué la crise. Du reste beaucoup de paysans ne la souhaitaient pas, car
déjà Paul I° avait bien amélioré leur situation, et finalement, elle avait pour
eux des avantages, certains serfs étaient plus riches que leur propriétaire.
-
Oui, cela, je le savais. Paul I° n’était pas si mal que cela, alors…
-
Il aimait les paysans. Derrière son assassinat, c’étaient les Anglais qui
tiraient les ficelles…
-
Comme pour Raspoutine…
-
Pour les paysans, vous comprenez, le barine était loin, ils étaient dans un
sens, protégés par tout un système... Après, ils se sont sentis livrés à eux-mêmes,
sans utilité pour personne.
-
Ce que vous me dites me fait penser à l’Anglais de mon livre. L’amitié d’Ivan
le Terrible, en réalité, en fait son prisonnier. Il le veut à ses côtés, et donc
il en devient complètement dépendant. Il lui donne une maison, des vêtements,
des commandes, mais l’Anglais est à sa merci. Il écrit alors à sa
sœur que curieusement, dans cette situation, il a l’esprit plus libre qu’il ne
l’a jamais eu. Il est débarrassé de l’angoisse du lendemain, de l’angoisse de
devoir faire carrière, effectuer des choix, toujours mauvais, chercher sa dame
de coeur, qu’il ne trouve jamais, et le tsar lui dit : «Je vais t’en
trouver une, de femme, parce que ça fait dix ans que tu t'acharnes à garder l’illusion du choix, et tu chercheras encore dix ans sans succès, alors tu
prendras la jeune fille chrétienne que je vais te donner et tu gagneras du
temps » Et mon Anglais dit qu’en fin de compte, n’ayant plus le souci de
toutes ces choses, il peut pleinement créer, observer, dessiner, se consacrer à
ses livres de botanique entre deux conversations avec le despote cultivé qui
n’est pas un mauvais interlocuteur. Quand j’étais enfant et même jeune fille,
j’avais le fantasme de la liberté, vous savez, « la liberté ou la
mort » etc. C'est très français. Et
puis après, je me suis rendu compte du mythe, et même de l’escroquerie que ce
terme vague recouvrait. Par essence, nous sommes obligatoirement soumis à
toutes sortes de déterminismes et de
contraintes. Quand j’étais obligée d’aller travailler à l’école, est-ce que
j’étais libre ? Quand je me traînais là bas avec la migraine, coûte que
coûte ? Ai-je été libre de me marier, dans la mesure où moi, j’en en avais
envie, mais plus aucun bonhomme avec qui j’aurais pu raisonnablement m’entendre
ne marchait là dedans parce que ce n’était plus la mode ? Ce qu’on nous
présentait comme la liberté était devenu ma prison, une prison solitaire et
terriblement triste et angoissante. Et en plus, on se sent coupable de n’avoir
pas su quoi en faire, de cette liberté, dont du reste on a du mal à comprendre
le sens: c’est quoi la liberté, la liberté de
quoi ? »
Rire approbateur du père Valentin. Je poursuis: «Les Russes finalement, n’ont pas la même compréhension
de la liberté que les Français. Ils ne pensent pas qu’on
soit sur terre pour travailler et gagner de l’argent, un peu comme les indiens
d’Amérique. Ils ont besoin d'une autre motivation que celle-là pour se donner du mal. Je veux dire les Russes classiques, bien sûr, pas les mutants. Ils
tiennent avant tout à leur liberté intérieure. Ils n’aiment pas la politique,
pour eux, c’est quelque chose de sale.
Cela compromet cette sorte d’unité qui règne entre eux, un sentiment
familial d’appartenance à une même entité culturelle, spirituelle. Leur
folklore et leur art étaient des moyens de communication puissamment
fédérateurs, avec leur foi naturellement, et cela d’autant plus qu’ils n’ont
pas de frontières naturelles. Les Français sont plus ancrés avant tout dans
leur terroir, enfin ils l’étaient. La France est davantage une mosaïque de petits pays particuliers qu'une grande famille. Alors que pour les Russes, cet immense océan
de terre qu’on appelle la terre russe est un bien commun, un héritage ancestral,
d’autant plus qu’ils n’ont jamais été tellement attachés à une propriété
précise, entre les mongols et leurs propres tsars qui les chassaient d’un côté
et de l’autre, les déplaçaient sans arrêt, jusqu’à la période communiste incluse.
Ils ont toujours eu un grand sens de la précarité de leur vie et de leur
situation, les racines enfoncées dans la terre russe, oui, mais le faîte déjà dans le ciel, parce qu’ils savaient que sur la
terre, ils ne faisaient que passer. Ils
ont supporté les pires gouvernements et les pires fonctionnaires pourvu qu’ils
soient préservés des attaques extérieures et qu’on leur foute la paix dans leur
désordre chronique, fertile et créatif, qu’on les laisse rêver, ou prier, le
temps qu’ils étaient sur terre, et s’ils mouraient prématurément, fauchés par
l’un de ces tyrans, eh bien, cela faisait partie de l’ordre des choses, la Russie poursuivait sa route, un peu comme cette grande procession de paysans que les bolcheviques mitraillaient et qui continuaient à marcher, sans même s'arrêter pour les morts et les blessés. Or je
pense être un peu comme eux. Prête à payer mon tribut aux imbéciles et aux
prédateurs pourvu qu’on me fiche la paix pour ce qui concerne le plus
essentiel. Mais si cela touche au plus essentiel, alors… »
A
la faveur de cette conversation, où c'était d'ailleurs surtout moi qui parlais, j’ai pris pleinement conscience que ma voie
actuellement était de terminer mon livre et de faire ce que je fais, c’est-à-dire
témoigner de la Russie auprès des Français, mais aussi des Russes auprès d'eux-mêmes. Ces Russes que l’on dénigre, et qui finissent par croire
les tristes corbeaux qui croassent toute la journée leur haine de tout ce qu’ils
représentent et que j’ai tellement aimé : j’ai aimé la Russie dans ce qu’elle
a de russe, et il me faut le dire . Cela m’a apporté de la paix, je me suis souvenue du père Elisée :
porter sa croix, c’est s’accepter tel que l’on est. C’est valable pour moi, et
c’est valable plus généralement pour les Russes et aussi pour les Français,
quand ils sont encore capables d’être quelque chose.
Le
lendemain, en disant mes prières, j’ai senti cette paix se muer en consolante
douceur. C’était bien cela, sans doute, c’était la confirmation, l’encouragement
qui venaient me redonner de l’élan, un petit signe.
Au magasin Magnit, j'ai rencontré Nadia, avec laquelle j'étais allée à la source de saint Corneille. Je la rencontre là périodiquement, je crois qu'elle hésite à venir chez moi par timidité, et elle a une vie assez difficile. Je la voyais toujours recouverte de vêtements d'hiver, et tout à coup, je découvrais une femme longiligne, qui avait dû être très jolie, elle a gardé une longue tresse qui lui va très bien, nous sommes rentrées ensemble, elle m'a donné des hémérocalles. Dans l'entrée du magnit, un magasin provisoire de souvenirs "typiques" offrait l'habituel étalage d'horreurs qui n'ont plus rien à voir avec les merveilles d'autrefois, et comme je les regardais tristement, j'ai vu, tout en haut des étagères, dans un coin, de très jolies boîtes en écorce de bouleau tressée, sans petits sujets gnangnans en relief, sans décorations nounouilles, de vraies boîtes paysannes normales, et je les ai achetées.
Il ne fait pas souvent beau
ici, mais quand il fait beau, cela ressemble à la grâce descendant sur vous
après de longues et grises périodes d’ascèse ingrate ! Il souffle un vent
doux et puissant, qui brasse toutes choses dans la lumière. J’avais invité
Martha, la femme sud américaine du pâtissier Didier, à venir s’asseoir dans mon
jardin plutôt que de rester dans son appartement, et pendant que nous
discutions, je regardais les lupins jeter des feux mauves et roses sur le fond
bleu de ma palissade, et derrière celle-ci, les ombres mouvantes des roseaux, et puis les chats qui venaient nous saluer, les pivoines qui s’épanouissaient enfin,
assez parcimonieusement. A en oublier la lèpre satanique qui ronge le monde.