Petit tour à Moscou. Le plan était de fêter mon permis de séjour avec ma famille russe et tous les gentils "batiouchka" de notre paroisse, mais l'un partait à la datcha, les deux autres ont été invités au dernier moment à l'anniversaire d'un bienfaiteur...
La veille de l'événement, néanmoins, je me suis retrouvée dans la cuisine du père Valentin, avec 50 g de vodka, et, après des considérations diverses sur ma traduction de la vie et la doctrine de saint Grégoire Palamas, sur les vieux-croyants, Ivan le Terrible et l'influence occidentale, voici qu'est arrivée Irina Victorovna, veuve de Viatcheslav Markovitch, voisin du père Valentin et juif converti adorable qui aidait tout le monde. Autrefois, je me retrouvais souvent dans cette même cuisine, avec cette même vodka, et cette même "tante Ira", mais il y avait aussi son mari "oncle Slava", la "matouchka", la femme du père Valentin, et puis aussi Vassili Gueorguiévitch, dit "le Baron", et ils avaient des discussions politiques passionnées, car ils avaient des avis très divergents: le père Valentin et le Baron étaient et sont toujours monarchistes, oncle Slava et sa femme libéraux et la matouchka néostalinienne. Moi, je n'intervenais pas tellement, parce que je ne pouvais pas en placer une. Maintenant, la matouchka et oncle Slava sont dans l'autre monde. Mais tout à coup, là, tous les trois, nous retrouvions un peu de l'ambiance disparue. Tante Ira était en verve. Elle m'a dit: "On vous a donné le permis de séjour? Pas possible! A mon avis, on va vous chasser comme agent étranger!"
Le père Valentin a pris un air gourmand et sarcastique: "Certainement pas, Irina Victorovna, car nos autorités savent bien que Laurence a des idées diamétralement opposées aux vôtres."
Mine excédée de tante Ira: "Vous êtes deux imbéciles!"
Le lendemain soir, chez Xioucha, le père Valentin, le Baron, Iouri, Dany et toute une compagnie. Voilà que Iouri et le baron s'accrochent. La baron est insensible au cinéma. C'est un homme du XIX° siècle qui n'a pas digéré la révolution. Iouri ne la défend pas vraiment, mais il est né en URSS, il prend le paquet tel qu'il est, et lui, le cinéma, il aime, et le cinéma, en Russie, fatalement, s'est développé à l'époque soviétique. Le baron considère que tout le cinéma soviétique est nul et propagandeux, même Tarkovski. Ce qui n'est pas du tout mon avis, et puis, dans ces films, la Russie et le soviétisme sont souvent si imbriqués...La Ballade du Soldat est un film d'esprit complètement chrétien. Andreï Roubliov est ouvertement chrétien. Et Si Ivan le Terrible ne l'est pas, et propose des prélats orthodoxes une vision absolument fausse et caricaturale, la sainte Russie, la Russie tsariste pénètre en filigrane ce qui était censé devenir l'apologie des tchékistes, en tous cas, à 16 ans, ce que j'ai vu, c'était le tsar sacré, le tsar de droit divin, et pas le secrétaire du parti communiste... D'autre part, je ne peux donner tort à Iouri quand il dit que le système capitaliste exerce autant de censure sur les oeuvres d'art que le système communiste: pas de financement, pas d'oeuvres, pas de films, pas de publications, pas de pièces de théâtre, pas d'expositions et quand on n'est pas dans une certaine mouvance, quand on ne joue pas dans les règles, quand on n'est pas d'un certain milieu, on n'a pas trop le droit non plus à la libre expression. Le père Valentin me dit le lendemain que le Baron ne peut accepter, comme Iouri et moi le faisons plus facilement, de prendre la Russie d'aujourd'hui avec ses valises, car ces scories communistes qui subsistent sont pour lui une tragédie, rien n'est pire à ses yeux que les Russes soviétisés. De mon côté, je considère que c'est aussi le soviétisme qui a été russifié, et quand à ceux qui sont purement soviétiques, et applaudissent aux crimes communistes ou les prétendent faux, ou aux post-soviétiques qui ne connaissent ni leur histoire, ni leur folklore, ni les traditions et la foi de leurs ancêtres, ils ont beau parler le russe et avoir un physique slave, je ne les ressens pas comme des Russes, de même que beaucoup de Français contemporains ne sont plus des Français.
A la suite de cette conversation, qui s'est terminée par le départ offensé du Baron, Xioucha a évoqué sa mère, la matouchka, devenue communiste devant les ravages du libéralisme eltsinien qui la scandalisaient à juste titre, racontant qu'elle avait découvert dans l'étude des textes, à mes yeux insupportables, des penseurs et leaders communistes que cette doctrine était absolument conforme au christianisme. Je me suis récriée qu'une orthodoxe ne pouvait dire une chose pareille. "Mais la seule différence, me dit Xioucha, c'est que les communistes ne croient pas en Dieu.
- D'abord ce n'est pas la seule différence, loin de là, mais quand bien même ce serait la seule, elle est énorme. Et pour un chrétien, les choses sont très simples, ce qui n'est pas conforme à l'enseignement du Christ est hérétique et vient de l'antéchrist, point à la ligne! Soit on est chrétien orthodoxe, et notre Royaume n'est pas de ce monde, soit on est communiste, et on entend installer le paradis sur terre en écrasant tout ceux qui lui font obstacle activement, ou par leur seule résistance passive à un monde nouveau où ils n'ont pas envie de vivre, ce qui est mon cas! "
Je suis repartie avec l'impression que nos si belles civilisations respectives, la française et la russe, ont connu, avec leurs révolutions, des massacres et des destructions culturelles qui les ont laissées divisées et confuses, comme des familles où des intrus malfaisants ont détruit à jamais l'affection et l'harmonie initiales. Et qu'avons-nous obtenu à présent, au bout de deux cents ans de cette expérience pour les Français et de cent ans pour les Russes? Des lendemains qui chantent? La démocratie nous a tous livrés aux mafias à qui elle a donné un pouvoir mondial exorbitant, et absolument dépourvu du moindre frein, de la moindre espèce de conscience, et si on ne parvient pas à les arrêter, c'est la vie même, dans son ensemble, qui risque de prendre fin sur la terre. Capitaliste ici ou communiste là, la modernité nous a tous profondément avilis, diminués, abêtis et asservis. Ce que nous faisons est massivement moche, à se pendre d'ennui et de désespoir, et notre vie ne nous regarde plus et n'a plus aucune transcendance. Les quelques avantages du soviétisme des dernières décennies qui remplissent une partie des Russes de nostalgie valent-ils toutes les existences qu'on leur a sacrifiées, et vivre dans le béton, et les meubles en contreplaqué poli tous pareils, habillés d'oripeaux tristes est-ce là le summum radieux de l'histoire humaine? Le supermarché, la télé, le foot, est-ce là l'horizon qui justifie les massacres de Vendée, la destruction de l'esprit de la France, de ses traditions, de sa paysannerie en deux siècles de république bourgeoise et maçonne? Et où en sommes-nous, maintenant, livrés par nos propres gouvernements félons, promis à un destin de sous-hommes que l'on croise comme des vaches, pour obtenir une "nouvelle humanité" sans nous demander notre avis?
Aujourd'hui c'est le 14 juillet, dans quelques jours le centenaire de l'horrible assassinat de la famille impériale. Le mensonge est devenu inextricable, comme un gigantesque taillis de ronces. Une supercherie après l'autre, nous courons après les vessies que nous prenons pour des lanternes, et les ténèbres s'épaississent.
Heureusement, il reste encore assez d'églises et de saints pour éclairer, de place en place, le chemin de ceux qui cherchent une issue...
Au cours du dîner, j'ai levé mon verre à la défunte matouchka: "Je voudrais rappeler, au moment où j'obtiens mon premier permis de séjour, ce que me disait toujours Inna: vous mourrez avec nous, vous mourrez avec les Russes. On dirait que je suis en bonne voie pour réaliser sa prédiction!"
Elle me prédisait aussi que je finirais par lui donner raison. Partiellement, peut-être, très partiellement. Son voisin, "oncle Slava", lui rétorquait quand à lui: "Pourquoi veux-tu obligatoirement, parce que je ne peux pas partager ton enthousiasme stalinien, me classer parmi les suppôts du capitalisme? Pourquoi devrais-je choisir entre deux tas de merde, puisqu'ils sentent la même chose?"
Je pense souvent à cet ouvrage historique de Jean de la Viguerie "les Deux Patries". D'abord parce que j'en ai deux, la France et la Russie, et que lorsque je suis dans l'une, je pense à l'autre et réciproquement, mais ce n'est pas le propos de Jean de la Viguerie, son propos est que dans la patrie française, et je vois que dans une certaine et moindre mesure, c'est valable aussi pour la patrie russe, il y a deux patries: la patrie charnelle, spirituelle, celle de nos ancêtres, de leur foi, celle de leur culture, celle de notre histoire et ce golem idéologique, ce Moloch insatiable qu'ont créé les révolutions, au prix d'une extraordinaire violence et avec une méchanceté acharnée. Il y a ceux qui sont désormais les produits du golem: ils ne reconnaissent la France qu'à partir de 1789, ou la Russie à partir de 1917. Tout ce qu'il y avait avant, c'est-à-dire tout ce qui a fait nos génies respectifs, n'est que ténèbres. Pour ceux qui ne sont pas du golem, c'est le contraire. Et puis il y a les hybrides, plus ou moins de l'une ou plus ou moins de l'autre patrie. Du genre les Russes qui adorent la famille impériale, détestent les bolcheviques et adorent Staline, parce qu'il a tué Trotski et "gagné" la guerre, une guerre que je crois gagnée par l'héroïsme du peuple russe et sa faculté de s'unir, quand son entité encore vivace est menacée.
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Le père Valentin et sa matouchka |