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Tableau d'Ilya Glazounov |
Un correspondant russe, Iouri Tkatchev, qui a étudié à fond
l’histoire de la chute et de l’assassinat du tsar et de la famille impériale, m’a
interpellée à propos de l’homélie du patriarche Cyrille, qu’il trouve hypocrite
et lâche.
Je suis donc amenée à me pencher sur cette homélie et en faire quelques commentaires.... Non que j'en ai très envie, ou que je sois très habilitée, mais je ne peux pas me dérober non plus...
Le Patriarche dit : des
gens coupables en rien, qui ont dédié leur vie au service de la Patrie, ont été
assassinés par une volonté humaine mauvaise. Ce crime ravive jusqu’à maintenant
notre conscience, il nous force à faire revenir nos pensées sur ce qui s’est
produit avec notre pays et notre peuple et, en même temps, à nous efforcer de
le comprendre. D’où est provenu ce trouble de l’esprit, ce malheur ? En
regardant avec un recul de cent ans, malgré tous nos désirs, nous ne pouvons
voir toutes les nuances de la vie nationale de notre peuple, qui sont effacées
de la mémoire et échappent même aux regards les plus pénétrants. Mais de tels
crimes, comme ceux qui ont été commis ici, ne peuvent être fortuits. Derrière
ce crime se trouvait quelque chose, derrière lui il y a une sorte de faute
collective du peuple entier, une sorte de tournant dans la vie historique de la
sainte Russie, qui a précipité le peuple dans une impasse grave, terrible. Que
s’est-il donc passé avec notre peuple ? Tout le pays était couvert d’églises et
de monastères, la majorité absolue des gens étaient baptisés, les églises
étaient pleines. Pourquoi cela s’est-il produit ? Pourquoi les assasins ont-ils
pressé sur la gachette, sans frémir pour ce qu’ils faisaient ? Cela veut dire
que tout n’était pas en ordre. Cela veut dire que la lumière solaire qui se
reflétait sur les coupoles dorées n’était pas toujours réfractée dans les cœurs
des hommes, en renforçant en eux la foi dans le Seigneur.
Iouri Tkatchev est profondément choqué, car toute la
responsabilité du crime est attribuée au seul peuple russe dans son entier. Y
compris les bourreaux, ceux qui ont « pressé sur la gâchette sans frémir ».
Or comme on le sait, bien qu’il soit mal perçu de le dire, les commanditaires
du crime et les éxécutants n’étaient pas ethniquement russes, et ne se
considéraient pas comme russes, ils avaient même la Russie en horreur, et
entendaient, à partir du matériau russe, le seul à leur portée pour pratiquer l’expérience
révolutionnaire qui devait s’exporter et supprimer toutes les particularités
nationales, créer un homme nouveau pour un monde nouveau. Donc, dans l’assassinat
du tsar, aucun Russe n’était directement impliqué (ou peut-être un seul, si je me souviens bien). Et
les gens de Russie n’étaient même pas au courant de ce qui s’était passé, ils
ne l’ont appris que l’automne suivant. Iouri reproche au patriarche de ne pas
avoir eu le courage de le dire, comme l’auraient fait des personnages comme
saint Philippe de Moscou ou saint Tikhon, fusillé par les bolcheviques.
La thèse selon laquelle la révolution est le résultat des
péchés du peuple n’est pourtant pas l’apanage du patriarche. J’ai entendu de
nombreux prêtres la soutenir : si les gens avaient eu plus de foi, s’ils
ne s’étaient pas laissé séduire par des idées étrangères, ils auraient résisté
au chant des sirènes. Un peu plus loin, c’est ce que développe le patriarche, d’ailleurs :
Et nous savons qu’au cours d’au moins 200
ans précédant la tragédie de la maison Ipatiev, certains changements se
produisirent dans la conscience des gens qui, lentement, mais sûrement, en amenèrent
beaucoup à l’apostasie, l’oubli des commandements, la perte d’un lien spirituel
réel avec l’Église et la tradition spirituelle séculaire. Pourquoi cela
s’est-il produit avec notre peuple ? Pourquoi, à un certain moment, il a imité
un train, dont le conducteur n’a pas tenu compte de la vitesse et s’est engagé
dans un virage serré, se précipitant dans une catastrophe inévitable ? Quand
sommes-nous, comme peuple, entrés dans ce virage ? Nous y sommes entrés lorsque
des pensées autres, des idéaux autres, une perception du monde autre, formés
sous l’influence de théories philosophiques et politiques n’ayant rien en
commun avec le christianisme, pas plus qu’avec notre tradition et notre culture
nationale, ont commencé a être adoptées par l’intelligentsia, l’aristocratie,
et même une partie du clergé et ce comme une pensée avancée, laquelle, si on la
suivait, pourrait changer, en l’améliorant, la vie du peuple. Effectivement,
l’idée de changer en mieux la vie du peuple surgit chaque fois lorsqu’apparaît
le plan de changer radicalement le cours de l’histoire. Nous savons que les
renversements les plus terribles et les plus sanglants se sont toujours
produits en vue de l’aspiration des gens à une vie meilleure.
Cela n’est pas faux. La noblesse et l’intelligentsia pétersbourgeoises,
détachées du reste du pays, versaient dans toutes sortes de dérives, dénoncées
par Dostoïevski qui avait annoncé, dans son roman « les Démons », les
horreurs à venir. Tout cela est aussi la conséquence de la politique
occidentaliste de Pierre le Grand, du schisme des vieux-croyants
malheureusement provoqué sous le règne de son père Alexis, du servage qu’on a
laissé s’installer et s’aggraver sous le règne des Romanov, on peut dire que
les derniers tsars n’ont pas hérité des premiers de la dynastie une situation
très facile à gérer. Le tsar Nicolas, avant de devenir la proie des
bolcheviques, avait été trahi par tout son entourage. Donc, en une certaine
façon, quand le patriarche dit que le peuple russe est responsable, il l’est,
bien qu’à priori, ce soient surtout ses élites qui aient provoqué l’engrenage
fatal.
En dehors des faits historiques, il intervient probablement
dans cette assertion du patriarche et de nombreux prêtres depuis que l’événement
a eu lieu, la conscience que nous sommes tous solidaires dans le péché, ce qu’on
appelle, pour les romans de Dostoïevski, la responsabilité collective, car l’Homme
est Un (comme l’écrivait le père Vsévolod Schpiller). Ainsi, dans les « Frères
Karamazov », l’affreux père Karamazov est-il tué par son ignoble fils
bâtard, mais de ses autres fils qui le détestaient cordialement, à l’exception
du doux Aliocha, l’intellectuel Ivan se pend, et la tête brûlée Mitia, que l’on
accuse et condamne à tort, prend volontairement sur lui la croix de ce crime,
car s’il ne l’a pas commis, il a désiré le commettre, et il expie consciemment pour lui et pour les autres.
On peut dire que de la même manière, si les Russes n’ont pas
commandité ni exécuté le crime odieux, ils l’ont favorisé, par complaisance, lâcheté, trahison, passivité, et toutes sortes de
mauvais sentiments. Une grande partie des gens, comme toujours dans ces cas-là,
subissait sans trop comprendre, une partie restait loyale, et l’autre se
donnait comme une fille folle aux mauvais sujets (au sens propre) patibulaires
qui lui contaient des boniments sur la vie merveilleuse qu’ils allaient lui
faire et n’entendait pas qu’on la privât de son rêve. Tout le monde était plus
ou moins impliqué dans un sens ou dans l’autre, comme il arrive toujours dans
un événement historique, et en tant que chrétiens orthodoxes, nous savons que nous
sommes tous reliés, en communication profonde et mystérieuse, en communion.
Auprès de certains il fait clair, auprès d’autres, il fait sombre, la prière d’un
seul en sauve plusieurs, mais le mal aussi est contagieux. Dans cette
perspective, le crime, en effet, implique l’ensemble du pays et s’en repentir au
sens chrétien a un sens profond. Quand je prie : « Seigneur, prends
pitié de moi pécheur », le moi n’implique pas seulement ma personne, mais
tous mes proches, et par extension tous les hommes pécheurs. Peut-être aurait-il fallu préciser tout ceci.
Cependant personnellement, je ne partage pas l’opinion que
la Russie a été « punie de ses péchés », comme il est sous entendu et
comme je l’entends souvent dire. Car s’il fallait punir des péchés, à part les
errements d’une élite, comme le dit patriarche lui-même, les églises étaient
pleines, la Russie était certainement le pays le plus chrétien du monde,
pourquoi ne pas punir prioritairement les pays d’où venaient les idées
fâcheuses qui tournaient la tête de la noblesse et des intellectuels, donc l’Occident
qui avait commencé à renier le christianisme originel pratiquement depuis le x°
siècle et surtout depuis la renaissance ? De plus, les Russes avaient déjà
pas mal souffert pour la foi au cours de leur histoire, pas mal souffert tout
court, et les souffrances causées par la révolution ont largement dépassé les
scores précédents. Non, moi je crois qu’il y a quelque chose, dans la tragédie
de la révolution, et de l’assassinat du tsar, de plus mystérieux, peut-être
quelque chose d’eschatologique, qui embrasse toute l’histoire russe précédente.
Car au fond, que le tsar eut été comme ceci ou comme cela n’aurait pas changé grand-chose
au problème à plus ou moins long terme, et même en fin de compte s’il n’avait
pas commis l’erreur, pour respecter sa parole, d’entrer dans la guerre de 14.
La modernité progressiste, technologique, capitaliste, corruptrice déclenchée
par l’occident n’eût certainement pas laissé la Russie tranquille, elle
devait l’assassiner avec son tsar, comme elle avait assassiné la France avec
son roi. Un mouvement satanique était en route qui ne pouvait laisser aucun
peuple intact.
Mais au plan mystérieux de Dieu, il a fallu que le dernier
tsar de la dynastie des Romanov fut ce pur Nicolas, avec sa famille d’un autre
monde, ces jeunes filles ravissantes, compatissantes et humaines, ce petit
garçon sensible, de même qu'en contrepoint, la dynastie précédente, celle de Rurik, s’est
achevée par le tsar Féodor Ivanovitch, doux mystique incapable de régner. Il a
fallu que ce martyr fut suivi de tant d’autres, d’un si grand nombre de
croyants morts pour la foi, et cela, dans une Russie isolée du reste de la
planète, un espace retranché où se livrait un combat métaphysique redoutable. Dieu,
me semble-t-il, ces derniers terribles siècles, plutôt que de punir me paraît d’une
part faire ses dernières moissons de justes et d’autre part peut-être créer les
conditions qui permettront de sauver l’essentiel jusqu’à la fin, quelques
lumières dans la tourmente. La famille impériale, par sa mort, prend la tête de la grande procession de l'histoire russe qui en est la quintessence. Non la puissance terrestre au nom de laquelle des impérialistes athées ou peu orthodoxes justifient les crimes de Pierre I aussi bien que ceux de Staline, mais le chemin spirituel de la Russie qui a aussi fécondé de sa foi les pays où s'est dispersée son émigration.
Je ne me donnerai pas le ridicule d’essayer de percer les
desseins divins, qui me dépassent. Mais à l’inverse de mes contemporains, je n’ai
pas une lecture exclusivement politico économique de l’histoire, surtout de l’histoire
russe, qui est pleine de signes, d’épisodes tragiques et de miracles
incompréhensibles, de lumière perçant au travers des ombres, comme la
littérature de Dostoïevski elle-même.
Le patriarche incite ensuite les Russes à ne plus recourir
aux révolutions et à ne plus attendre de changements de société, ce qui n’est
également pas bien perçu par un certain nombre de gens :
Oui, de quelle loi
pouvait-il être question si, pour construire la vie heureuse, il fallait
assassiner le tsar et toute sa famille ? Nous savons qu’il n’est rien sorti de
tout cela, et, enseignés par cette amère expérience, nous devons former en nous
une aversion ferme à toute idée, à tout dirigeant, qui proposerait, par la
démolition de notre vie nationale, de nos traditions et de notre foi, à aspirer
à quelque « avenir radieux » incertain. Aujourd’hui, rassemblés ici dans une
telle multitude, nous avons commémoré la tragédie de la maison Ipatiev. Nous
avons élevé des prières au Seigneur, nous avons prié l’empereur Nicolas martyr
et ceux qui ont souffert avec lui, afin que dans les cieux, ils prient pour
notre Patrie terrestre, pour notre peuple, afin que se renforce la foi
orthodoxe dans chacune des générations futures des Russes, pour que la fidélité
à Dieu, l’amour de la patrie accompagnent notre jeunesse et ceux qui viendront
la remplacer, et pour que jamais de telles tragédies ne se reproduisent sur
notre terre.
La première phrase de cet extrait m’a encore rappelé
Dostoievski : «Le bonheur de l’humanité ne vaut pas une larme d’enfant »
faisait-il dire, je crois, à Ivan Karamazov. Le type qui a achevé le tsarévitch
à coups de baïonnette, lorsque celui-ci rampait vers son père, prétendait qu’il l’avait
fait pour l’avenir de son propre fils, ce qui est complètement spécieux, mais
qui répond à cette problématique. Les lendemains qui chantent, lorsqu’ils
coûtent si chers, et les jeunes cadavres profanés du tsarévitch et de ses sœurs
sont loin d’avoir été les seuls sur la route censée y mener, n’annoncent rien
de bon à un chrétien lucide. Le bonheur à venir fondé sur les massacres du
présent ressemble trop à une supercherie, du genre pacte avec le diable :
tu ne reçois rien, et tu perds tout.
Ce qui ne veut pas dire qu’il faut tout accepter et ne pas
tenter d’améliorer, réparer ou défendre ce qui peut l'être, comme on l’a d’ailleurs
toujours fait d’une manière ou d’une autre, sans recourir aux bouleversements
radicaux menés par des aventuriers, la plupart du temps soutenus et financés
par des ennemis extérieurs.
Le chrétien auquel le patriarche s’adresse sait que nous
sommes sur terre avec un destin spirituel, une âme qui quittera ce monde plus
ou moins préparée à ce qu’elle ira rejoindre, et que cela compte plus que tout
le reste.
Le problème de cette homélie est peut-être de n’avoir pas
nuancé certains points pour prévenir les interprétations qui pourraient en être
données.
Reste qu’effectivement, pourquoi mettre sur le dos des seuls
Russes, comme il convient au discours officiel exigé de manière quasiment internationale,
les péchés de la révolution et l’horrible exécution à laquelle un seul Russe a
pris part effectivement ?
Pourquoi ne pas dire qui étaient les commanditaires et les bourreaux, pourquoi ne pas les
nommer ?
Poser la question est sans doute déjà y répondre. Encore qu'il ne m'appartient pas de juger, en l'occurrence. Mais la pratique qui consiste à faire des Russes les boucs émissaires de l'URSS n'a que trop duré.
Où s'arrêtent la prudence et la diplomatie, où commencent la compromission et la lâcheté? Encore une fois, cela n'est pas à moi d'en juger. On a accusé les patriarches de l'époque soviétique de compromission, l'Eglise a été sur le point de disparaître, car contrairement à tous les gouvernements précédents, ce pouvoir ne reculait devant rien, il n'avait rien de sacré. Je considérais le patriarche grec Bartholomée comme un oecuméniste à tendance carrément uniate susceptible de toutes les trahisons, et mon père spirituel le tient pour un fin diplomate dans une situation très compliquée.
Un ami m'a dit que le patriarche, comme tout un chacun, était faillible, ce sont les catholiques qui ont un pape infaillible. En dehors de Iouri Tkatchev, à propos de la tragédie d'Ekaterinbourg, je vois toutes sortes de gens l'accuser de tous les péchés et de tous les maux, cracher sur l'Eglise et sur ses prêtres, même parmi les orthodoxes, du moins par le baptême... J'ai récemment demandé à l'un de ces contempteurs du clergé s'il connaissait beaucoup d'exemples concrets de ce qu'il avançait, et j'ai vu qu'il avait finalement du mal à en produire. Il fut un temps où me choquaient non les "popes en Mercedes" (j'en ai connu un dans ma vie, sa Mercedes était vieille comme le monde, pourrie, branlante et il se démenait pour ses paroissiens), mais les Savonarole qui décourageaient les gens par une attitude intransigeante. Etant donné l'incroyable méchanceté de tous ces commentaires, j'en conclus que selon l'aphorisme de je ne sais plus quel starets, les mouches vont spontanément vers la merde et les abeilles spontanément vers les fleurs.
Je me suis rendu compte, le jour où un prêtre à qui je ne pouvais rien reprocher m'a demandé pardon des péchés de ses confrères, quand je lui confessai mes doutes et mes indignations, que l'Eglise est Une, l'humain est Un, l'Eglise est le Corps du Christ qui est venu appeler non les justes, mais les pécheurs à la pénitence. De sorte qu'on ne peut dire: "ah j'aime Dieu mais pas l'Eglise, ah je crois en Dieu mais je méprise les popes". Car l'Eglise est une communauté, une sorte de ruche dont le Christ est la reine.A certains endroits de cette communauté, on est presque au ciel, à d'autres on touche à l'enfer, mais notre affaire, c'est notre coeur. C'est ce qu'explique le starets Zosime dans les Frères Karamazov avec sa métaphore de la goutte dans l'océan, si chaque goutte se purifie, c'est l'ensemble qui est purifié.
Pour ce qui est du soutien de l'Eglise au gouvernement, dans lequel siègent pas mal de coquins, d'anciens apparatchiks qui se lèvent pour applaudir des Américains mais pas pour la mémoire de la famille impériale, là aussi, pressentant toute la complexité de la situation, je vais me montrer réservée. Je suppose que l'Eglise ne va pas soutenir les communistes qui l'ont persécutée, ni des ultralibéraux tendance néotrotskiste qui lui veulent la peau, et qu'elle n'a pas envie de voir s'installer des situations du type de l'Ukraine. Le père spirituel du patriarche est le très vénéré starets Elie. Quand à Poutine, dont je devine qu'il se bat, comme dit le Saker, une main attachée dans le dos, je lui accorde le crédit d'être reçu à Valaam, et le mont Athos l'avait pratiquement intronisé. Mon parti est pour l'instant de faire confiance au starets Elie, à Valaam et au mont Athos.
Comme le dit le proverbe russe "Celui qui ne reconnaît pas l'Eglise pour sa mère, Dieu n'est pas son Père". C'est à cela que je m'en tiens.