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dimanche 4 novembre 2018

Notre Dame de Kazan

C’est la fête de l’unité russe, c’est-à-dire celle de Notre Dame de Kazan, et du triomphe des Russes
Le premier et le dernier Romanov en un seul
monument
réunis dans un soulèvement général contre les Polonais qui occupaient Moscou et avaient emprisonné le patriarche Hermogène. A l'issue de tout cela, Michel Romanov, jeune homme de 16 ans que l'on était allé chercher en procession à Kostroma pour le faire tsar, monta sur le trône. Le prêtre a rappelé tout ça dans son sermon, et il y avait du monde, à l’office. Je sens que l’Eglise se mobilise. Le prêtre, le père Jean, je crois, a évoqué le fait que chacune de nos âmes est pareille à l’univers entier, ce qui permet à la plus humble prière d’arriver à destination.
J’avais eu du mal à venir, comme d’habitude, et j’ai du mal à prier, parce que sans doute je travaille trop. Je traîne trop sur internet également, mais cela rejoint mon travail. J’ai ouvert un groupe de soutien au métropolite Onuphre qui, dit-on, savait qu’il prenait le risque du martyr quand il a accepté la métropole de Kiev. Comme dit l’un de ses fidèles dans un post, je suis fière d’appartenir à la même Eglise que lui. Un tel métropolite, à Kiev, en un tel moment, est pour moi un signe, comme une bannière plantée dans la confusion et les ténèbres : être de son côté, c’est être du bon côté, celui des persécutés, et non des persécuteurs. Cela m’apporte une certaine sérénité, dans cette affaire. Oui, tout est infâme et terrible, oui, le diable se déchaîne contre la Russie en particulier et la chrétienté en général, mais il y a le métropolite Onuphre, que rien n’ébranle dans la tempête.
Le métropolite Onuphre: "Mieux vaut être serviteur chez le Christ
que tsar chez le diable.
Comme pour la grande procession panukrainienne, je suis amenée à collecter des témoignages sur lui à travers les divers posts sur les pages et les groupes des réseaux sociaux.
Parallèlement, je termine une traduction ingrate et ennuyeuse.
Donc après l’office, j’ai vu que le vent emportait de formidables nuages russes et qu’à travers leurs énormes ténèbres, apparaissait le soleil qui frappait de ses flèches, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et j’ai décidé d’aller à pied jusqu’au lac, le beau temps, au mois de novembre, il ne faut pas le laisser filer, ici. Ce fut difficile, marcher me fait mal, décidément, la petite sirène d’Andersen m’aura poursuivie toute ma vie. Rita m’a suivie volontiers, allègrement. Rosie était avec des copains en ville, je l’ai vue de loin, mais me suis bien gardée de me manifester, parce qu’elle m’aurait suivie dans le magasin où j’allais entrer, et après j’ai perdu sa trace.
Le lac était agité par un vent violent mais pas très froid, presque un vent de printemps, enfin de printemps russe, naturellement. Il était d’un vert sourd, un vert de reptile ou de poisson, et traversé de frissons blancs et de reflets bleus, ses berges violacées s’illuminaient et s’assombrissaient tour à tour, étendant, parmi ces sombres couleurs, de soudaines et éphémères bannières de brocart, dorées et brillantes : la berge du côté du monastère saint Nicétas, ou bien un banc de roseaux, tout à coup illuminé, un bouquet d’arbres. Cela valait le coup de souffrir, et de supporter le spectacle des maisons moches, pour voir toute cette beauté. Et comme bien souvent, j’aurais éperdument souhaité revenir mille ans en arrière, quand cette beauté était si intacte et si puissante que toute l’existence des gens en était imprégnée et transfigurée, leurs vêtements, leurs maisons, leurs chants, leurs danses, la beauté les habitait et rayonnait d’eux, alors que de nous n’émane plus que la laideur et la banalité, en un mot, la mort. D'ailleurs, cela sentait l’égout, près du lac, et j'ai vu sur la berge des ordures échouées, du plastique, comme d'habitude, ce poison secrété par une humanité complètement déchue.
Au retour, une vieille s’est extasiée sur Rita et nous avons un peu discuté. J’étais près de cet hôtel qu’avait construit à prix d’or la femme de Loujkov, dans ce style caractéristique, résultat des amours incongrues de Staline avec Walt Disney. Le machin n’a jamais été exploité, il a été pillé, et maintenant tombe en ruines.
Rita me vaut de grands sourires, alors que Rosie m’attire des cris et des reproches la plupart du temps.
La vieille habitait à côté, mais elle a absolument tenu à m’accompagner un bout de chemin, car elle ne comprenait pas comment je pouvais me promener seule avec un chien : il me fallait de la compagnie.  Sur le trajet, nous avons longé de grosses maisons particulièrement épouvantables, elle les trouvait très belles. « Ah bon ? me suis-je insurgée. Moi je les trouve affreuses. Elles sont riches, oui, elles ont dû coûter cher, mais elles sont affreuses. » Le problème, c’est que riche égale beau. Après 70 ans de communisme, quelle ironie, mais le style communiste ne se caractérisait ni par son harmonie, ni par sa fantaisie, c’est le moins qu’on puisse dire. Passer du moche pauvre au moche riche n’est pas un grand pas à faire.
Après la vieille, j'ai rencontré deux ivrognes, assis sur un tronc d'arbre, avec un pique-nique et une bouteille, et une chanson de Vissotski en fond sonore, bien éraillée. "Bonne fête! m'ont-ils lancé.
- Bonne fête!
- Portez-vous bien!
- Et vous aussi!"
Ils semblaient un peu surpris, je me demande pourquoi.



 
le kiosque bleu

Presque comme si j'étais retournée aux Solovki, sur la mer Blanche...

L'église des 40 martyrs de Sébaste


Le côté de saint Nicétas

Tiens?

Que me veut cette grosse chose?

Le mieux est de l'ignorer...


mercredi 31 octobre 2018

Propagande de guerre


Pour une personne atteinte de procrastination chronique, arriver à faire trois corvées le même jour est plutôt satisfaisant. Donc, j’ai fait les courses (en oubliant plein de trucs, quand même…), je suis allée à la banque, et j’ai changé les pneus de la bagnole.
Il souffle une bise glaciale, les flaques sont gelées, hier, il y avait du soleil, je suis allée acheter des légumes chez Aladin (cela ne s’invente pas !). Avec Rita dans son sac et Rosie qui nous gardait. Tous ses copains chiens venaient à sa rencontre, avec sa sœur Eva, mais elle leur montrait les dents : il ne fallait surtout pas nous approcher. Rita, depuis son sac, grognait pour l’encourager.
Au matin, quand j’ai sorti Rita, car elle ne sortirait pas seule, j’avais un ciel pur comme une eau profonde, et des étoiles glacées autour d’une demi-lune resplendissante. A l’horizon, l’aube pointait, l’escalier givré étincelait.
J’ai sorti la doudoune longue. On attend la neige. Il nous faut de la neige, il fait trop froid sans manteau blanc.
Puis j’ai bricolé un peu, j’ai horreur de bricoler, mais bien obligée… Je vais m’attaquer cette année à la partie que je n’occupe pas, celle où je mets les amis. J’espère qu’on ne salopera pas complètement Pereslavl, car lorsque je vois le temps qu’il faut pour arranger une maison et son jardin, je n’ai plus trop de forces ni d’années devant moi pour recommencer encore cela ailleurs.
Je n’arrive pas à aller à Moscou, reprendre mes cours avec Skountsev, car Rita n’est pas propre et je ne peux pas la laisser, Rosie vit sa vie et peut se défendre, mais Rita tombe dans la panique quand je la laisse et bien que teigneuse, à certains égards, chipie, elle est complètement désarmée. J’essaie de l’éduquer mais c’est peut-être trop tard. A Moscou, je ne suis pas aussi vite sortie qu’ici, et elle peut s’oublier dans les appartements…
Je suis tombée sur ce qu’écrit dans son blog un ancien collègue du lycée. Je ne l’ouvre jamais, je ne sais par quelle curiosité j’y ai mis le nez. J’aurais mieux fait de m’abstenir. Le gars est depuis 20 ans à Moscou avec une femme russe, mais il ne peut se faire une idée sans la grille d’interprétation de Libération ou le Nouvel Obs, de toute façon, tous nos journaux sont pareils. Alors il est parti faire à travers Moscou des photos dénonçant la « propagande de guerre », je veux dire la russe, évidemment, pas la nôtre ! Il voit une peinture patriotique sur un mur avec des héros de l’ancienne Russie : propagande de guerre ! Il voit une affiche où des ecclésiastiques participent à une commémoration patriotique : propagande de guerre ! Saloperie d’Eglise russe belliciste ! De toute manière, pour ce gars-là, rien que le mot « patriotique » ou «héros », « prince », « roi » ou « chevalier », c’est de la propagande de guerre. A la limite, je pourrais aussi aller photographier des statues de Jeanne d’Arc, de Du Guesclin, de Turenne, le défilé du 14 juillet, et dire que les Français sont revanchards, militaristes et avides d’en découdre ; il est vrai que cela devient difficile, car nos symboles historiques et culturels sont systématiquement profanés et vilipendés, c’est sans doute beaucoup mieux, beaucoup plus civilisé. Les Russes sont patriotes, et cela se voit, et même leur clergé est bêtement patriote, il prie à chaque liturgie pour ce pays, son gouvernement et ses armées, par principe, quel que soit le gouvernement, car ainsi que me l’avait expliqué le père Barsanuphe, plus il est mauvais et plus il est nécessaire de prier pour lui ! Bon, toute une frange d’intellectuels et de journalistes libéraux s’efforce de battre ce patriotisme en brèche, et je suppose que mon collègue les soutient de toute son âme qui n’a jamais connu l’eucharistie… Et du reste, ils y arrivent dans une certaine mesure, avec les ados destructurés élevés aux écrans et au rap.
Plutôt que de chercher à prouver que ses journaux favoris ont raison de dire des conneries, il pourrait critiquer la Russie sur les plans où elle est critiquable, malheureusement, il y en a. Le mépris du patrimoine, l’impunité des riches, les « rénovations » et leur cortège d’expulsions arbitraires et de spoliations. La pollution, les ravages des Chinois sur la forêt sibérienne. Les abus des fonctionnaires.
Car j’en suis de plus en plus convaincue, le patriotisme russe est avant tout défensif, et si la Russie va à la guerre à présent, c’est on ne peut plus à reculons, parce qu’on l’y accule, et en cherchant à se donner le temps de s’y préparer. C’est vraiment méconnaître la mentalité russe et la situation réelle du pays que de penser le contraire.
Rosie et ses potes

Ma voiture sur le point d'être chaussée pour l'hiver

ça sent la neige, mais elle ne vient pas

Les dernières fleurs se cramponnent...

Le restau des oiseaux


dimanche 28 octobre 2018

Médecine monastique


Cette nuit, j'ai senti, à une étrange luminosité, que la neige était tombée, le jardin avait un éclat livide. Mais elle n'a pas tenu, au matin, c'était plutôt la pluie, une ambiance froide et humide, venteuse, qui ne donnait vraiment pas envie de sortir. Nadia, la femme qui vend des écharpes dans la galerie marchande du Magnit, et avec qui je discute régulièrement quand j'y vais faire mes courses, m’avait demandé de la rejoindre au monastère Goritski, chez la mère Euphrosyne, car le père Tikhon venait pour me remettre son baume à base de cire, souverain contre les douleurs articulaires. Elle m’avait dit que la liturgie commençait à huit heures. Quand je suis arrivée, je ne sais pas ce qui se déroulait, mais cela ne ressemblait pas à la liturgie, j’ai même pensé qu’on faisait les matines avant. J’ai commandé une quarantaine pour le père Barsanuphe, et une pour le cosaque Slava, mais la sœur de service à la vente des cierges s’est fait tirer les oreilles par son higoumène, parce que pendant l’opération, je tournais le dos au sanctuaire.
J’ai tout de suite senti que l’office allait durer très, très longtemps. J’entendais un flot de prières, et ne m’y retrouvais pas bien, au bout d’un moment je me suis accrochée à « mon âme bénit le Seigneur »… c’était bien le début de la liturgie. Après un autre long moment, nous en sommes arrivés au trisaghion et à la lecture de l’épître, puis de l’évangile, et ensuite tout doucement, après la consécration, j’ai entrevu la communion à l’horizon, mais voilà qu’elle était précédée de l’acathiste à Jésus très doux, une bonne demie-heure. Dans la logique de ce qui avait précédé, je m’attendais à un sermon interminable. Il le fut. Et je ne comprenais rien, car le prêtre n’avait pas la diction de mon père Valentin. Quand on est français, on est un peu désavantagé...La liturgie a duré trois heures, soit une heure et demie de plus qu’à la cathédrale, même les jours où vient l’évêque.
Pendant ces trois heures, je n’ai aperçu ni Nadia ni le père Tikhon, et à l’issue de tout cela, je suis rentrée chez moi et, comme je m’endormais sur l’ordinateur, je suis allée me coucher. Après quoi j’ai reçu un coup de fil de Nadia : j’aurais dû aller me faire reconnaître de la mère Euphrosyne, car ils étaient arrivés après l’office, mais cela aurait impliqué de rester encore deux heures sur place, et j’avais Rita dans la voiture…
Du coup, Nadia et le père Tikhon sont venus chez moi, et j’ai eu la bonne surprise de voir qu’ils étaient accompagnés du merveilleux père Eugène, le moine du grand schème. Il s’est extasié sur le peu de livres que j’ai ici, Proust, Bernanos qu’il aime beaucoup, et m’a dit qu’il les avait lus autrefois en français, qu’il avait d’ailleurs une arrière-grand-mère française. Il a l'air si profondément bon, une sorte de vieil enfant spontané en qui ne reste plus une trace de méchanceté, de malveillance, s'il en a jamais eu...
Nadia m’avait généreusement acheté des bandes de gaze et de l’huile de térébenthine, et j’ai eu droit à mon baume, plus de l’eau de la source de sainte Barbara, et des tas de recettes. Car si le baume ne marche pas (baume qu’on peut aussi avaler, contre les brûlures d’estomac, et avec lequel on peut soigner éventuellement un orgelet) on peut essayer les frictions à l’huile de térébenthine (bien sécher le genou avant) et j’ai encore toute une série de recettes de rechange, à base d’iode et de divers ingrédients.  Et supprimer toutes les sucreries. Très mauvais. Oui, je sais, bien sûr… il ya des moments où je recommencerais à fumer !
Ces recettes me faisaient penser au saint évêque chirurgien Luc de Crimée qui s'était penché sur la médecine populaire, et à mon roman, où la question intéresse Fédia et son ami l'Anglais.
Les deux moines et leur grande amie ont évoqué Henri et Patricia avec attendrissement. Ils prient pour eux. Je leur ai dit qu’ils leur avaient laissé un souvenir indélébile et que leur rencontre la veille de leur départ nous avait paru providentielle. Je leur ai parlé de Dany, en demandant de prier pour sa santé, de son mari et de ses mésaventures ukrainiennes. « Il lui faut écrire un livre, se sont-ils écriés, pleins de compassion.
- Mais c’est fait, il s’appelle « le Témoin », et en principe, je le traduirai un de ces jours ! »              


jeudi 25 octobre 2018

Chipie


Je n’ai pas de nouvelles de Yarilo, cela me fait un curieux effet de l’avoir lâché dans la nature, et de ne plus pouvoir le lire et le relire, enlevant ici, rajoutant là, corrigeant, ciselant… Reste Parthène, sur lequel il faudra encore travailler, mais il se prête moins aux corrections. C’est surtout le personnage de Piotr Basmanov qui demande à être revu, et cela va sans doute m’amener à changer des choses. Je crois aussi que je vais introduire des conversations entre l’Anglais et sir Jerome Horsey qui pourraient prendre le relais de la correspondance entre l’Anglais et sa sœur Rosamund dans le premier livre. Je ne connaissais pas sir Jerome Horsey quand j’ai écrit Parthène. Depuis, j’ai lu le bouquin du père Valentin…

La couverture que j'ai choisie pour Yarilo. 

Le plus important pour moi n’est pas l’endroit ou la façon de le publier, c’est d’avoir fait ce livre, au mieux que je pouvais avec ce qui est passé à travers moi, et de le mettre à la disposition des autres. Ce matin, j’ai prié ainsi le métropolite Philippe : je le remets entre tes mains…
Je me souviens que de Parthène, autrefois, j’avais beaucoup discuté avec le père Barsanuphe, lors de sa première rédaction,  et je comptais le lui dédier, et le lui envoyer, trop tard...
Après l’automne d’or et l’été indien, nous avons un vrai temps de novembre affreux, pluvieux et sombre. Il fallait bien atterrir un jour ou l’autre, cet ange qui s’attardait a refermé ses ailes d’azur.  J’aimerais maintenant voir arriver la neige, le plus tôt sera le mieux. Rosie ne fait qu’entrer et sortir, bien boueuse, les chats, bien boueux également, escaladent tout, et tout est dégueulasse, il me faudrait briquer toute la journée, ce que je ne fais pas.
Rita est marrante et touchante, intelligente et me suit comme mon ombre. Mais c’est quand même une chipie et une pestouille, « Chipie » est un nom qui lui serait bien allé ! Ce n’est pas l’angélique petit Doggie… elle sait défendre son bout de gras et se jette parfois hargneusement sur les chats, sans aucun dommage pour eux, mais ces brusques explosions de grognements de roquet sont éprouvantes pour les nerfs ! Elle a tendance à monter la garde autour de mon bureau, les chats lui passent par-dessus la tête, ce qui l’agace visiblement.
Le moment approche de changer les roues de la voiture, certains le font déjà, m’aventurer avec les pneus jusqu’au « chinomontaj » sous la pluie me répugne vraiment. Il faut attendre sur le trottoir, et même souvent faire la queue. Pas plaisant. Le luxe de la retraite, même en travaillant chez soi, c’est de ne pas être obligé de sortir quand il fait un temps immonde. Plus d’étoiles, plus de lune, plus de féerie, jusqu’à la neige…
Hier au marché, j’ai acheté du lard pour les oiseaux. Un chien errant très sale errait avec un air si malheureux que j’ai acheté aussi  des morceaux de bidoche pour lui et ses pareils, et j’ai nourri toute une bande de clochards à quatre pattes, une goutte d’eau dans la mer de la misère animale.
Quand j’ai fait les courses au magasin voisin, qui vend des légumes et des fruits, le patron m’a demandé si j’avais des nouvelles du « Français », un type marié à une Russe qui vient ici pendant ses vacances, avec sa femme, et qui est client chez lui. « Non, lui dis-je, je ne l’ai vu qu’une fois, après que vous nous ayez mis en relations, et il a été aimable comme une porte de prison, j’ai même rarement vu quelqu’un d’aussi mal embouché, à la limite, ce n’est pas normal.
- Oui, justement, figurez-vous qu’il est venu chez moi, et il se servait de dattes à l’étalage et crachait les noyaux par terre ! Je lui ai dit : non mais tu te crois où ?
- Quelle honte, quelle honte ! Non mais ce n’est pas normal quand même !
- Il veut obtenir un permis de séjour ici…
- Eh bien, quelle recrue ! »
Je sais qu’il y a des occidentaux qui s’imaginent qu’ici on peut se conduire n’importe comment et avec une femme russe tout se permettre. C’est peut-être le cas, à moins qu’effectivement, ce ne soit simplement « pas normal », quelqu’un qui a une araignée au plafond. Mais cela ne me plait pas : on nous accueille si bien, nous sommes tellement restés un modèle de civilisation que voir cette réputation, à vrai dire bien surfaite désormais, ternie ici par un malotrus m’est désagréable.

la chipie


mardi 23 octobre 2018

Les feux du soir


Je me suis résolue à envoyer mon livre aux éditions du Net. J’ai cherché vainement une répétition que j’avais cru voir et qui ressortira trop tard, mais il faut mettre un terme aux corrections un jour ou l'autre.... J'ai préféré ne pas passer par l'affreux circuit des envois aux différents éditeurs de prestige et garder le contrôle de ce que j'avais fait. Mon livre sera immatriculé à la BN. Je n’écris pas vraiment pour la postérité, car de postérité nous n’auront sans doute pas, et je pressens que le français sera bientôt une langue morte. Mais bon, j’aimerais que le livre parvînt à ceux qu’il peut enchanter et même, qui sait, éclairer. En attendant une traduction russe.
Il  faut qu’il soit accepté, c’est-à-dire qu’on vérifie si c’est publiable. Pour avoir la photo du tableau de Vaznetsov sur la couverture, je dois payer 100 euros de droits à la galerie Tretiakov. En ce moment, je suis fauchée, d’autant plus que je dois payer le garde-meubles et qu’il est beaucoup plus cher que je ne le pensais. J’en ai pour 1500 euros. Et cela fait six mois que traînent toutes les procédures. 
En fin d’après-midi, je suis allée me promener avec Rosie et Rita, Rita n’aime pas beaucoup marcher, plus qu’avant, mais c’est une chochotte. J’ai dû la porter dans son sac. Je me suis aventurée dans le marécage que je traverse en hiver pour rejoindre le lac, il est impraticable, j’ai rebroussé chemin, mais rencontré des fleurs desséchées,  qui avaient une étrange présence, avec leur toupet d’étoiles blanches sur leurs longs corp filiformes, des êtres muets, momifiés dans l’atmosphère grise, humide et d’une intimidante immobilité.

J’ai pris un autre chemin et ne l’ai pas regretté. Il m’a menée jusqu’au lac, à travers une clairière brune, hantée par ces fleurs très communes qui sont jaunes en août, mais affichaient maintenant d’écumeux plumeaux  beige. Comme aurait dit la chevrière Nadia, le Seigneur m’avait préparé un miracle de plus : sur le lac, cette mystérieuse déchirure dorée, cette descente de lumière sous les ténèbres des nuages, cheminement doré de célestes présences, et au foyer des branches nues, le feu silencieux du soleil.
Rosie était très contente, allait, venait, chassait. J’étais remplie de beauté comme une orange de lumière, mais j’avais mal partout. Je priais, pour les miens et tout un tas de gens, pour le père Barsanuphe, et pour le métropolite Onuphre, pour la sainte Russie, dont je suis heureuse de partager le destin ultime, la sainte Russie, la Russie des saints, que nul démon ne saurait vraiment diviser. Sur la crête, la chapelle qui marque l’emplacement du monastère disparu me faisait presque discerner son fantôme, et je me souvenais de ce que m’avait dit le père Constantin, que toute cette beauté et cette sainteté étaient dans la mémoire de Dieu, et que nous les retrouverions intactes, quand les gnomes à l’œuvre partout auraient fini leur affreux travail de destruction. Une idée qui m’était venue également, ce n’est sans doute pas un hasard si nous avons eu la même : c’est la réalité. Nous retrouverons Alexandre Nevski et ses preux, et tous les Russes d’autrefois, et tout ce qu’ils avaient construit avec amour et que l’on a saccagé avec tant de méchanceté. Nous retrouverons le tsar Nicolas et ses enfants, c’est lui, le tsar éternel de la sainte Russie, le tsar idéal, la miraculeuse fleur ensanglantée d’une dynastie pécheresse, à la tête de la grande procession des siècles.. 
Sur le chemin du retour, une odeur de feu de bois m'a tout à coup rappelé la haute Ardèche, quand je la visitais avec Pedro, mon beau-père, et maman. J'en suis loin, de la haute Ardèche. Géographiquement. Mais sur un autre plan, peut-être pas tant que cela: deux terres mystiques pleines de nuées et de reflets, froides, sévères, exaltantes, rudes, lumineuses...
La lune est pleine, et les étoiles sont visibles, car nous avons des nuits claires comme de l’eau de roche, et un lampadaire cassé, ce qui permet de les voir presque aussi nettement qu’à Cavillargues…
Gloire à Dieu : je suis dans la même église que le métropolite Onuphre, qui a été placé là où il est comme un étendard. Pour nous faire signe, dans la confusion.




dimanche 21 octobre 2018

Un dimanche....

j'aime la maison d'en face, ses couleurs et son bouleau doré
Le bel été indien a pris fin, le temps était froid hier, humide aujourd'hui, j'ai planté en vitesse des asters donnés par Violetta. Je suis allée à l'église ce matin, dans un état de coma profond, comme d'habitude. C'était une liturgie épiscopale. Le chant des chérubins qu'affectionne l'évêque est très beau, on y a droit chaque fois qu'il vient. Je pensais au père Barsanuphe, pour qui j'ai remis une demande de prière.
Je me suis confessée et j'ai communié pour me soutenir le moral en ces temps difficiles. C'était un autre prêtre que le père Constantin, mais il m'a demandé avec un fin sourire: "Oh, vous ne seriez pas la Française?
- Si, si c'est moi.
- Il faut venir plus souvent chez nous!
- Mais je viens...
- Vous confesser et communier...
- C'est que je vais aussi chez mon père spirituel à Moscou, comme je vous l'ai dit, je suis très paresseuse, et là bas cela m'est plus facile, mais je viendrai ici aussi!
- Si vous accueillez d'autres étrangers, amenez-les nous!
- Eh bien j'aurais pu, car j'en ai accueilli il n'y a pas longtemps. La prochaine fois...  "
C'est le père Constantin qui a fait le sermon, il a expliqué l'histoire du schisme actuel à ses paroissiens, et la félonie que représente la pétition lancée par des intellectuels libéraux, que Dostoïevski déjà considérait comme des traîtres, qui trahissaient déjà pendant la guerre russo-japonaise, qui ont trahi le tsar et qui aujourd'hui servent les visées américaines contre leur propre pays et livrent aux persécutions le métropolite Onuphre et ses fidèles. Il a rappelé aussi pourquoi Philarète avait été anathémisé. Thème repris par l'évêque ensuite avec beaucoup d'émotion: "Sainte Russie, a-t-il conclu, garde la foi orthodoxe!" (Русь святая, храни веру православную).
C'était son anniversaire, et des paroissiens lui ont apporté un bouquet et des cadeaux. Il semblait touché comme un enfant. Les gens paraissent beaucoup l'aimer, et se précipitaient pour avoir sa bénédiction. Il a une présence particulière, il est jeune, grand, inspiré, expressif.
spitz retrouvant sa maîtresse après une heure et demie de liturgie
J'avais laissé Rita dans la voiture, elle m'a fait des fêtes délirantes, et je l'ai emmenée au café français dans son petit sac. Je l'avais laissée sur une chaise pendant que je commandais, et tout à coup, elle s'est mise à pousser des cris lugubres qui ont traumatisé les personnes présentes, je l'ai donc libérée. Elle a eu beaucoup de succès. Le personnel m'a déclaré que je devais venir plus souvent, car je plaisais à tous. Ca fait toujours plaisir. Les Russes disent ce qu'ils pensent, dans un sens comme dans l'autre!
Pendant tout ce cirque, l'un des patrons du café, Maxime, que je n'ai pas vu, me photographiait sournoisement, je ne sais par quel biais! Depuis quelques temps, je ne tombe jamais sur aucun des membres de l'équipe, et cela me manque.
Rita était très heureuse de retrouver sa maison. Elle est très casanière, prête à tout supporter pour rester avec moi, mais casanière. Elle aime faire un câlin dans le lit le matin, courir dans le jardin, mais pas dans la rue. Elle commence à comprendre qu'il faut faire pipi dehors et que cela vaut obligatoirement récompense!
Rosie détruit méthodiquement mes plantations...

C'était bon? me demande Maxime.
- Comme d'habitude, fabuleux!

J'ai eu la joie de discuter un peu avec Micha qui se rapproche beaucoup de son fils et de sa petite-fille, nous avons évoqué le membre de l'ensemble cosaque qui vient de mourir, Slava Kazakov. Skountsev m'avait envoyé la vidéo de ses funérailles. Les cosaques ont chanté sur sa tombe l'une de leurs plus belles chansons. C'était un homme adorable. J'avais su qu'il,était mort, mais je n'avais pas vu la vidéo, car je me perds dans tous ces réseaux électroniques, Whats'app, Messenger, Facebook, Vkontakte, cela me donne le tournis. J'avais manqué de même un message de Génia, un jeune musicien que j'aimais bien et qui était de passage à Pereslavl... la semaine dernière!!!
En revanche, je suis tombée facilement sur le fils de Xioucha, Noé, qui venait avec son école visiter Pereslavl et devait me remettre les planches à icônes que sa mère avait oublié de m'apporter à l'église. En sortant de l'office, déjà dans la voiture, j'ai vu un autobus, et me suis demandé si ce n'était pas le sien. J'ai vu de loin un groupe, près de l'église de la Transfiguration, et au sein du groupe, une grande asperge coiffée comme un saule pleureur: c'était bien lui!
Noé est joli garçon mais il se cache sous ses cheveux.
La vidéo des cosaques m'a beaucoup émue. C'est si beau, si viril, cet hommage, et si sincère...
D'ailleurs ici, tout m'émeut.

La liturgie épiscopale photographiée par un paroissien. Le père Constantin est au premier plan à gauche


samedi 20 octobre 2018

Mémoire éternelle, père Barsanuphe...

Je viens d'apprendre le décès du père Barsanuphe (Ferrier).
C'est lui qui, lorsque j'avais 18 ans, m'avait instruite dans l'orthodoxie. En arrivant aux Langues O, à 17 ans, en 69, je ne pensais qu'à une chose: trouver mon starets Zosime. (Et aussi le prince charmant, mais cela ne me paraissait pas incompatible). A la fin de ma première année d'étude, je fis connaissance du père Serge Chevitch, qui me semblait avoir tout à fait le profil, mais il m'envoya au père Barsanuphe, qui s'entretenait avec moi de tout et de rien, mais jamais d'orthodoxie. C'est lui qui m'initia à la portée symbolique et théologique des icônes, à travers celles du père Grégoire, qu'il me présenta à la lumière des cierges, dans l'église du skite du Saint-Esprit. Je voyais s'ouvrir devant moi le livre enluminé d'une tradition perdue qui me convenait parfaitement, où tout avait sa place et son sens dans une harmonie cosmique et sacrée générale.
Puis à une autre occasion, il critiqua mes dessins qui lui paraissaient terriblement passionnés et soumis à des influences nocturnes et ténébreuses. Selon lui, pour se garder du démon, il fallait faire des icônes ou de l'art abstrait. Sa mise en garde spirituelle me donna alors l'impression que j'étais une petite personne douée d'un fort potentiel médiumnique, ce qui m'effraya et me flatta presque autant.
Au même moment, je rencontrai ma première grande amie, Béatrix, qui était étudiante aux Langues O. Elle était normande, ne connaissait pas grand monde. Je ne connaissais personne, j'avais passé un an aux Langues O sans me faire d'amis, car dans les facs de l'après 68, c'était la politique à outrance, des discours trotskistes sinistres qui me révulsaient. A part les trotskistes, à Langues O, il y avait des étudiantes bourgeoises qui visaient sciences-po et qui n'étaient ni très marrantes ni très communicatives. Dans toute l'école, je ne vis que trois êtres du sexe masculin: un trotskiste boutonneux, un étudiant de l'école des chartes à lunettes et un officier de marine quadragénaire et marié. Et puis certains de nos professeurs.
Béatrix était très gaie, blonde, rose, jolie. Elle gardait un parfum de province et de paysannerie bien qu'elle fût de gauche, comme tout le monde sauf moi, et affligée d'une copine trotskiste qui ressemblait à Trotski et nous avait poursuivies un jour, jusqu'à l'arrêt du bus, en nous couvrant d'injures, parce que nous gardions l'une et l'autre les croix de nos grands-mères autour du cou.
Nous étions parties en vacance dans nos familles respectives, et à la rentrée, nous nous étions joyeusement retrouvées. Elle me demanda ce que je comptais faire pour le 11 novembre: "Aller voir mes moines russes, lui répondis-je.
- Quels moines russes?
- Des moines dans un ermitage de banlieue.
- Oh... et je peux venir aussi?
- Ca te plairait? lui demandai-je sincèrement étonnée.
- Eh bien oui, pourquoi pas?"
Le lendemain, nous arrivions ensemble au skite, avec sa coupole bleue dans son petit bois pas mal humide, et nous assistions à la liturgie, avec père Serge, suivie du repas en commun. Le père Serge était irrésistible de bonté, il avait un air malicieux et enfantin, des yeux bleus lumineux et un petit rire flûté. Il trônait devant un arbre au triple tronc qui symbolisait pour tout le monde la sainte Trinité. Quand il fut reparti, nous restâmes avec le père Barsanuphe, qui nous servit du lapsang-souchong dans sa tanière, pour nous réchauffer. Ce fut le début de nos pèlerinages réguliers, car Béatrix fut aussitôt subjuguée, et trois mois plus tard, nous entrions ensemble dans l'Orthodoxie, pour la Théophanie, juste avant mes dix-neuf ans.
Le père Barsanuphe devait avoir trente cinq ans, à l'époque, il était grand, impressionnant, plutôt sévère, mais il avait de l'humour, il expliquait très bien, avec des moments de silence où nous devinions qu'il priait. On pouvait tout aborder avec lui, on pouvait le déranger n'importe quand, à n'importe quelle heure. L'année suivante, nous rencontrâmes à la fac une troisième larronne qui devint également orthodoxe, et que j'aimais beaucoup, Sylvie. Nous passions des nuits entières toutes trois à rigoler à perdre haleine en rêvant du prince charmant orthodoxe (le mouj) et du danger où nous étions de finir moniales, ce qui arriva en effet à Sylvie assez vite et de façon très soudaine, elle l'est encore aujourd'hui, sous le nom de mère Geneviève. Nous téléphonions au pauvre père Barsanuphe en pleine nuit, et j'avais même fait une caricature de lui, en moine stylite, perché sur une colonne avec un téléphone.
Je me sentais si mal dans le Paris de l'époque, dans les facs gauchistes, et dans ma famille, nous allions de tragédie en tragédie, les seuls endroits où je me sentais bien, c'étaient l'église de Vanves, le skite. Je disais au père Barsanuphe: "Je ne sais pas ce que je fiche ici, à Paris, tout m'est étranger, à part l'église, je n'aime pas cette ville, je n'aime pas cette époque.
- Mais Larissa, qu'est-ce que cela peut vous faire, cette époque? Ignorez-la. Nous autres orthodoxes, nous sommes toujours au moyen âge."
Le problème que j'avais, c'était de ne pas trouver le moyenâgeux correspondant, soit le "mouj" russe, ou au moins orthodoxe. Je me suis éloignée de l'église de Vanves, dans une vaine tentative d'adaptation à ce monde qui m'était si antagoniste, et il m'avait dit: "Vous avez besoin de faire vos expériences, faites-les". Je suis revenue plus tard, et j'ai longtemps entretenu une correspondance avec le père Barsanuphe, c'est-à-dire que c'était surtout moi qui écrivais, mais il aimait à lire mes lettres et nous en parlions au téléphone. Il m'avait alors donné ce conseil que je n'avais pas oublié, à propos de collègues ignobles: "Pardonnez-leur, elles n'en deviendront pas meilleures, mais elles cesseront de vous nuire". Nous avons eu de gros conflits, dont je ne parlerai pas ici, suivis de réconciliations, mais quand je suis partie en Russie, nos liens se sont distendus, bien qu'il m'arrivât de le rencontrer de temps à autre, dans le monastère qu'il avait fondé à Marcenat, et puis au téléphone, bien sûr. Lors d'une de ces rencontres à Marcenat, il avait consacré tous ses convertis à la sainte grande-duchesse Elizabeth, qui avait elle aussi choisi l'orthodoxie, jusqu'à la mort.
Depuis quelques temps, je me disais: "Il faudrait appeler le père Barsanuphe..."
Trop tard.
Mémoire éternelle, père Barsanuphe. Et merci pour tout, merci pour la porte de l'orthodoxie, que vous m'avez ouverte.