Je viens d'apprendre le décès du père Barsanuphe (Ferrier).
C'est lui qui, lorsque j'avais 18 ans, m'avait instruite dans l'orthodoxie. En arrivant aux Langues O, à 17 ans, en 69, je ne pensais qu'à une chose: trouver mon starets Zosime. (Et aussi le prince charmant, mais cela ne me paraissait pas incompatible). A la fin de ma première année d'étude, je fis connaissance du père Serge Chevitch, qui me semblait avoir tout à fait le profil, mais il m'envoya au père Barsanuphe, qui s'entretenait avec moi de tout et de rien, mais jamais d'orthodoxie. C'est lui qui m'initia à la portée symbolique et théologique des icônes, à travers celles du père Grégoire, qu'il me présenta à la lumière des cierges, dans l'église du skite du Saint-Esprit. Je voyais s'ouvrir devant moi le livre enluminé d'une tradition perdue qui me convenait parfaitement, où tout avait sa place et son sens dans une harmonie cosmique et sacrée générale.
Puis à une autre occasion, il critiqua mes dessins qui lui paraissaient terriblement passionnés et soumis à des influences nocturnes et ténébreuses. Selon lui, pour se garder du démon, il fallait faire des icônes ou de l'art abstrait. Sa mise en garde spirituelle me donna alors l'impression que j'étais une petite personne douée d'un fort potentiel médiumnique, ce qui m'effraya et me flatta presque autant.
Au même moment, je rencontrai ma première grande amie, Béatrix, qui était étudiante aux Langues O. Elle était normande, ne connaissait pas grand monde. Je ne connaissais personne, j'avais passé un an aux Langues O sans me faire d'amis, car dans les facs de l'après 68, c'était la politique à outrance, des discours trotskistes sinistres qui me révulsaient. A part les trotskistes, à Langues O, il y avait des étudiantes bourgeoises qui visaient sciences-po et qui n'étaient ni très marrantes ni très communicatives. Dans toute l'école, je ne vis que trois êtres du sexe masculin: un trotskiste boutonneux, un étudiant de l'école des chartes à lunettes et un officier de marine quadragénaire et marié. Et puis certains de nos professeurs.
Béatrix était très gaie, blonde, rose, jolie. Elle gardait un parfum de province et de paysannerie bien qu'elle fût de gauche, comme tout le monde sauf moi, et affligée d'une copine trotskiste qui ressemblait à Trotski et nous avait poursuivies un jour, jusqu'à l'arrêt du bus, en nous couvrant d'injures, parce que nous gardions l'une et l'autre les croix de nos grands-mères autour du cou.
Nous étions parties en vacance dans nos familles respectives, et à la rentrée, nous nous étions joyeusement retrouvées. Elle me demanda ce que je comptais faire pour le 11 novembre: "Aller voir mes moines russes, lui répondis-je.
- Quels moines russes?
- Des moines dans un ermitage de banlieue.
- Oh... et je peux venir aussi?
- Ca te plairait? lui demandai-je sincèrement étonnée.
- Eh bien oui, pourquoi pas?"
Le lendemain, nous arrivions ensemble au skite, avec sa coupole bleue dans son petit bois pas mal humide, et nous assistions à la liturgie, avec père Serge, suivie du repas en commun. Le père Serge était irrésistible de bonté, il avait un air malicieux et enfantin, des yeux bleus lumineux et un petit rire flûté. Il trônait devant un arbre au triple tronc qui symbolisait pour tout le monde la sainte Trinité. Quand il fut reparti, nous restâmes avec le père Barsanuphe, qui nous servit du lapsang-souchong dans sa tanière, pour nous réchauffer. Ce fut le début de nos pèlerinages réguliers, car Béatrix fut aussitôt subjuguée, et trois mois plus tard, nous entrions ensemble dans l'Orthodoxie, pour la Théophanie, juste avant mes dix-neuf ans.
Le père Barsanuphe devait avoir trente cinq ans, à l'époque, il était grand, impressionnant, plutôt sévère, mais il avait de l'humour, il expliquait très bien, avec des moments de silence où nous devinions qu'il priait. On pouvait tout aborder avec lui, on pouvait le déranger n'importe quand, à n'importe quelle heure. L'année suivante, nous rencontrâmes à la fac une troisième larronne qui devint également orthodoxe, et que j'aimais beaucoup, Sylvie. Nous passions des nuits entières toutes trois à rigoler à perdre haleine en rêvant du prince charmant orthodoxe (le mouj) et du danger où nous étions de finir moniales, ce qui arriva en effet à Sylvie assez vite et de façon très soudaine, elle l'est encore aujourd'hui, sous le nom de mère Geneviève. Nous téléphonions au pauvre père Barsanuphe en pleine nuit, et j'avais même fait une caricature de lui, en moine stylite, perché sur une colonne avec un téléphone.
Je me sentais si mal dans le Paris de l'époque, dans les facs gauchistes, et dans ma famille, nous allions de tragédie en tragédie, les seuls endroits où je me sentais bien, c'étaient l'église de Vanves, le skite. Je disais au père Barsanuphe: "Je ne sais pas ce que je fiche ici, à Paris, tout m'est étranger, à part l'église, je n'aime pas cette ville, je n'aime pas cette époque.
- Mais Larissa, qu'est-ce que cela peut vous faire, cette époque? Ignorez-la. Nous autres orthodoxes, nous sommes toujours au moyen âge."
Le problème que j'avais, c'était de ne pas trouver le moyenâgeux correspondant, soit le "mouj" russe, ou au moins orthodoxe. Je me suis éloignée de l'église de Vanves, dans une vaine tentative d'adaptation à ce monde qui m'était si antagoniste, et il m'avait dit: "Vous avez besoin de faire vos expériences, faites-les". Je suis revenue plus tard, et j'ai longtemps entretenu une correspondance avec le père Barsanuphe, c'est-à-dire que c'était surtout moi qui écrivais, mais il aimait à lire mes lettres et nous en parlions au téléphone. Il m'avait alors donné ce conseil que je n'avais pas oublié, à propos de collègues ignobles: "Pardonnez-leur, elles n'en deviendront pas meilleures, mais elles cesseront de vous nuire". Nous avons eu de gros conflits, dont je ne parlerai pas ici, suivis de réconciliations, mais quand je suis partie en Russie, nos liens se sont distendus, bien qu'il m'arrivât de le rencontrer de temps à autre, dans le monastère qu'il avait fondé à Marcenat, et puis au téléphone, bien sûr. Lors d'une de ces rencontres à Marcenat, il avait consacré tous ses convertis à la sainte grande-duchesse Elizabeth, qui avait elle aussi choisi l'orthodoxie, jusqu'à la mort.
Depuis quelques temps, je me disais: "Il faudrait appeler le père Barsanuphe..."
Trop tard.
Mémoire éternelle, père Barsanuphe. Et merci pour tout, merci pour la porte de l'orthodoxie, que vous m'avez ouverte.
C'est lui qui, lorsque j'avais 18 ans, m'avait instruite dans l'orthodoxie. En arrivant aux Langues O, à 17 ans, en 69, je ne pensais qu'à une chose: trouver mon starets Zosime. (Et aussi le prince charmant, mais cela ne me paraissait pas incompatible). A la fin de ma première année d'étude, je fis connaissance du père Serge Chevitch, qui me semblait avoir tout à fait le profil, mais il m'envoya au père Barsanuphe, qui s'entretenait avec moi de tout et de rien, mais jamais d'orthodoxie. C'est lui qui m'initia à la portée symbolique et théologique des icônes, à travers celles du père Grégoire, qu'il me présenta à la lumière des cierges, dans l'église du skite du Saint-Esprit. Je voyais s'ouvrir devant moi le livre enluminé d'une tradition perdue qui me convenait parfaitement, où tout avait sa place et son sens dans une harmonie cosmique et sacrée générale.
Puis à une autre occasion, il critiqua mes dessins qui lui paraissaient terriblement passionnés et soumis à des influences nocturnes et ténébreuses. Selon lui, pour se garder du démon, il fallait faire des icônes ou de l'art abstrait. Sa mise en garde spirituelle me donna alors l'impression que j'étais une petite personne douée d'un fort potentiel médiumnique, ce qui m'effraya et me flatta presque autant.
Au même moment, je rencontrai ma première grande amie, Béatrix, qui était étudiante aux Langues O. Elle était normande, ne connaissait pas grand monde. Je ne connaissais personne, j'avais passé un an aux Langues O sans me faire d'amis, car dans les facs de l'après 68, c'était la politique à outrance, des discours trotskistes sinistres qui me révulsaient. A part les trotskistes, à Langues O, il y avait des étudiantes bourgeoises qui visaient sciences-po et qui n'étaient ni très marrantes ni très communicatives. Dans toute l'école, je ne vis que trois êtres du sexe masculin: un trotskiste boutonneux, un étudiant de l'école des chartes à lunettes et un officier de marine quadragénaire et marié. Et puis certains de nos professeurs.
Béatrix était très gaie, blonde, rose, jolie. Elle gardait un parfum de province et de paysannerie bien qu'elle fût de gauche, comme tout le monde sauf moi, et affligée d'une copine trotskiste qui ressemblait à Trotski et nous avait poursuivies un jour, jusqu'à l'arrêt du bus, en nous couvrant d'injures, parce que nous gardions l'une et l'autre les croix de nos grands-mères autour du cou.
Nous étions parties en vacance dans nos familles respectives, et à la rentrée, nous nous étions joyeusement retrouvées. Elle me demanda ce que je comptais faire pour le 11 novembre: "Aller voir mes moines russes, lui répondis-je.
- Quels moines russes?
- Des moines dans un ermitage de banlieue.
- Oh... et je peux venir aussi?
- Ca te plairait? lui demandai-je sincèrement étonnée.
- Eh bien oui, pourquoi pas?"
Le lendemain, nous arrivions ensemble au skite, avec sa coupole bleue dans son petit bois pas mal humide, et nous assistions à la liturgie, avec père Serge, suivie du repas en commun. Le père Serge était irrésistible de bonté, il avait un air malicieux et enfantin, des yeux bleus lumineux et un petit rire flûté. Il trônait devant un arbre au triple tronc qui symbolisait pour tout le monde la sainte Trinité. Quand il fut reparti, nous restâmes avec le père Barsanuphe, qui nous servit du lapsang-souchong dans sa tanière, pour nous réchauffer. Ce fut le début de nos pèlerinages réguliers, car Béatrix fut aussitôt subjuguée, et trois mois plus tard, nous entrions ensemble dans l'Orthodoxie, pour la Théophanie, juste avant mes dix-neuf ans.
Le père Barsanuphe devait avoir trente cinq ans, à l'époque, il était grand, impressionnant, plutôt sévère, mais il avait de l'humour, il expliquait très bien, avec des moments de silence où nous devinions qu'il priait. On pouvait tout aborder avec lui, on pouvait le déranger n'importe quand, à n'importe quelle heure. L'année suivante, nous rencontrâmes à la fac une troisième larronne qui devint également orthodoxe, et que j'aimais beaucoup, Sylvie. Nous passions des nuits entières toutes trois à rigoler à perdre haleine en rêvant du prince charmant orthodoxe (le mouj) et du danger où nous étions de finir moniales, ce qui arriva en effet à Sylvie assez vite et de façon très soudaine, elle l'est encore aujourd'hui, sous le nom de mère Geneviève. Nous téléphonions au pauvre père Barsanuphe en pleine nuit, et j'avais même fait une caricature de lui, en moine stylite, perché sur une colonne avec un téléphone.
Je me sentais si mal dans le Paris de l'époque, dans les facs gauchistes, et dans ma famille, nous allions de tragédie en tragédie, les seuls endroits où je me sentais bien, c'étaient l'église de Vanves, le skite. Je disais au père Barsanuphe: "Je ne sais pas ce que je fiche ici, à Paris, tout m'est étranger, à part l'église, je n'aime pas cette ville, je n'aime pas cette époque.
- Mais Larissa, qu'est-ce que cela peut vous faire, cette époque? Ignorez-la. Nous autres orthodoxes, nous sommes toujours au moyen âge."
Le problème que j'avais, c'était de ne pas trouver le moyenâgeux correspondant, soit le "mouj" russe, ou au moins orthodoxe. Je me suis éloignée de l'église de Vanves, dans une vaine tentative d'adaptation à ce monde qui m'était si antagoniste, et il m'avait dit: "Vous avez besoin de faire vos expériences, faites-les". Je suis revenue plus tard, et j'ai longtemps entretenu une correspondance avec le père Barsanuphe, c'est-à-dire que c'était surtout moi qui écrivais, mais il aimait à lire mes lettres et nous en parlions au téléphone. Il m'avait alors donné ce conseil que je n'avais pas oublié, à propos de collègues ignobles: "Pardonnez-leur, elles n'en deviendront pas meilleures, mais elles cesseront de vous nuire". Nous avons eu de gros conflits, dont je ne parlerai pas ici, suivis de réconciliations, mais quand je suis partie en Russie, nos liens se sont distendus, bien qu'il m'arrivât de le rencontrer de temps à autre, dans le monastère qu'il avait fondé à Marcenat, et puis au téléphone, bien sûr. Lors d'une de ces rencontres à Marcenat, il avait consacré tous ses convertis à la sainte grande-duchesse Elizabeth, qui avait elle aussi choisi l'orthodoxie, jusqu'à la mort.
Depuis quelques temps, je me disais: "Il faudrait appeler le père Barsanuphe..."
Trop tard.
Mémoire éternelle, père Barsanuphe. Et merci pour tout, merci pour la porte de l'orthodoxie, que vous m'avez ouverte.
quel beau texte !, nous pourrions l'appliquer à tous ceux qui l'ont connu à l'époque et à qui il a donné la Vie.Mémoire éternelle !
RépondreSupprimerJ'ai pensé à lui toute la liturgie de ce matin et fait prier pour lui
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