Je vois des tas de
considérations sur le carême passer sur facebook, et des orthodoxes s’interroger sur ce qu’on peut manger tel ou tel jour, et
je m’en tiendrai au métropolite Onuphre de Kiev :
"Le Seigneur
n'indique les mesures ni du carême ni de la prière. Cette mesure, c'est
l'homme qui la détermine, et chacun a la sienne. Le critère selon lequel cette
mesure doit être déterminée est le suivant: il doit rester capable de
travailler et ne pas devenir un cadavre, étendu sur son lit, épuisé par le
carême, et il ne doit pas devenir un original, mentalement retranché des
obligations inhérentes à la croix de son existence, et errant par la prière à travers les
espaces de la vie des autres".
Dès le départ, mon intention était de mettre plus l’accent sur les prières, les lectures et les méditations spirituelles que sur la nourriture, car ayant faim, je m’endors sur ma traduction encore plus que d’habitude, et me jette sur du chocolat, alors que le sucre est un poison dont je cherche à m’affranchir, mais qui est considéré comme parfaitement carémique.
Le carême arrive ici en fin d'hiver, quand tout le monde est exténué, et qu'il n'y a plus que de vieux légumes pourris dans les magasins, les seuls qui s'en tirent bien sont les Russes qui ont fait provision tout l'été de conserves maisons (c'est-à-dire la majorité d'entre eux). Heureusement, ici, une partie de ces Russes vendent leur surplus au marché. Car la conserve industrielle, comme tout ce qui est industriel, je fais un rejet.
A noter quand même que le carême est apparu dans des pays où il ne fait jamais froid, où légumes et fruits abondent et où l'on regarde les étoiles tourner sur la Méditerranée...
Cependant, le temps passe, je vieillis, il y a des choses à régler avant la fin du monde ou la fin de ma vie, je ne sais laquelle précédera l'autre.
Je me souviens des paroles du père Elisée, à Solan: il faut s'accepter tel que l'on est et porter la croix de son imperfection en sachant que Dieu seul peut nous en délivrer, que nos efforts ne servent à rien sans son intervention. J'ai souvent eu le réflexe du pari de Pascal, que Brassens résumait et caricaturait quelque peu dans une de ses chansons:
Mettez-vous à genoux
Priez et implorez
Faites semblant de croire
Et bientôt vous croirez.
Et de celles du père Barsanuphe: "Je ne peux rien vous expliquer si vous ne le vivez pas. Mais je vous le dis: ça marche. C'est un fait d'expérience."
Or, cette expérience, je l'ai eue.
Mais tout est toujours à recommencer.
C'est pourquoi je mets la prière en premier, dans mes efforts de carême, parce que le reste, en principe, en est complètement conditionné.
Je m’interroge sur mon
peu de repentir. Certes il y a des choses dont je ne suis pas
fière, j’ai des remords. J’ai des
remords vis-à-vis de maman et de mes animaux, essentiellement. Parfois des enfants de l'école avec lesquels je fus impatiente. Des gens que j'ai négligés, des secrets que j'ai trahis. Des mots que je n'ai pas dits et qu'il aurait fallu dire, des mots que j'ai dits et qu'il aurait fallu garder pour moi. Mais est-ce du repentir?
J'ai une sorte de repentir collectif. C'est-à-dire que lorsque je vois des horreurs aux quatre coins du globe et que j'entends de monstrueuses stupidités, ou des calomnies, ou que je vois se nouer des intrigues mortelles, je suis hérissée de colère et d'appréhension, mais j'éprouve de la douleur et de la honte comme si j'y participais, ou comme si c'était le fait de quelqu'un de ma famille, et d'une certaine façon, c'est exact. Et pourtant non, tout mon être se révolte à l"idée d'être apparentée, physiquement et spirituellement à des monstres incompréhensibles, à des ennemis déclarés et à des fourbes sans la moindre conscience. Je délègue à Dieu le soin de leur pardonner ou de les sauver si c'est possible... Dans les cas extrêmes, il n'est pas à notre portée de le faire, mais il y a tous les cas intermédiaires, les idiots utiles, les mutilés de l'âme...
Et lutter contre mes
passions ne me motive pas excessivement non plus. C’est vrai qu’étant vieille
et voyant venir la mort, pour la rencontrer dignement, et m’envoler plus
facilement, j’aimerais assez me débarrasser de toutes les frustrations que je traîne toujours, et je tiens encore à la vie comme un vieil arbre à son rocher.
J’ai beaucoup plus de
remords d’avoir cédé à la colère quand je m’occupais de maman, ou de certains
enfants à l'école, ou de n’avoir pas su m’occuper de mes animaux, de tous ceux que j’ai
eus, à l’exception de Joulik et Picasso, que d’avoir eu quatre ou
cinq aventures dans ma vie. Bien sûr, ce n’était pas ce que je voulais, ce que je
voulais, c’était aimer un seul homme et ne pas céder par lassitude, surprise ou désespoir, à quatre ou
cinq abrutis.
Le seul homme qui ne
m’ait jamais lâchée, c’est Ivan le Terrible, il ne m'a pas fait un petit, mais un livre.
J’essaie de lire
régulièrement des prières. J’ai lu le canon de saint André de Crète chez moi,
parce qu’à l’église, je ne comprends rien. De plus, il faut se battre avec le
portail pour sortir la voiture, le dégivrer, le dégager, et aller à l'église à pied sur la patinoire ce n'est plus de mon âge. Ce n’est pas que j’ai tellement bien compris en
le lisant chez moi, mais disons que c'était mieux, quand même. On donne des versions
bilingues slavon russe, mais je n’arrive pas à me concentrer sur le russe quand
j’ai le slavon dans l’oreille, que je sois à l’église ou que j’écoute le canon
sur youtube. En réalité, il faudrait apprendre tout cela par cœur…
Quand j’étais à Solan,
et ce fut même la grande découverte que m’apporta Solan, je comprenais
tout. Et les textes liturgiques sont si
profonds, si beaux et si pédagogiques qu’il est important de les comprendre. J'ai lu en français les psaumes qui suivent le canon, et j'ai eu tout à coup tout le monastère de Solan qui m'arrivait, la lecture des soeurs, la beauté du lieu, le mistral printanier s'engouffrant par la fenêtre, et autour, les vergers, les chemins dans la garrigue. Non que je n'étais pas à ce que je lisais, mais cela m'arrivait comme un film en surimpression. Car j'entendais là-bas les psaumes aux offices, je les lisais aussi en me promenant.
Donc j’avais le choix
entre la compréhension du texte seule chez moi ou l’office à l’église, avec la
prière en commun, les cierges et les chœurs, mais un canon dont je ne saisirais pas les trois quarts.
Le canon, et les
réflexions sur celui-ci du père Alexandre Schmemann, m’ont amenée à la lecture
quotidienne de la Genèse. Mais voilà que d’après ce que j’ai vu, nous en sommes
déjà à celle d’Isaïe. Je laisse donc tomber la Genèse pour Isaïe.
Dans la Genèse, mon attention a été attirée par un détail:
Dieu créa donc l'homme à son image; il le créa à l'image de Dieu, et il les créa mâle et femelle. (Genèse I, 27).
Physiologiquement, nous sommes d'ailleurs tous mâle et femelle, simplement chez l'homme, les éléments mâles l'emportent, chez la femme, les éléments femelles, avec des nuances de proportions chez les individus. Mais que cette polarisation mâle/ femelle, provenant d'une ressemblance initiale qui se différencie pour aboutir à cette complémentarité soient inscrites profondément en nous et du reste en tout être vivant me paraît digne d'être méditée et riche de conséquences. Et sans doute enracinée dans la Divinité, inconnaissable mais source de toute créature, qui nous fit "à son image". Sinon, pourquoi?
Pour le reste, je ne peux m'empêcher de trouver à tout cela des éléments mythiques, sachant qu'à mes yeux, le mythe n'est pas un mensonge, mais un récit exprimant une vérité spirituelle qui n'est pas toujours exprimable et ne se laisse pas enfermer dans le stricte cadre rationnel. Comme dit le père Stephen Freeman, la Bible est une icône, demande-t-on à une icône d'être réaliste?
Plus loin, j'ai été frappée par l'événement qui déclenche le châtiment de Sodome et Gomorrhe: l'arrivée des deux anges chez Loth. Loth les reçoit comme on reçoit des hôtes en orient et dans l'antiquité et toute société traditionnelle, et ces hôtes étant deux anges avaient sans doute un éclat particulier; or que font les habitants de Sodome, de tous âges, devant ces émissaires sacrés et rayonnants de la divinité qui, chez un être normal comme Loth, provoquent vénération et empressement bienveillant? Ils exigent de les "connaître", et même l'offre que leur fait Loth de ses filles vierges à la place, ne les distrait pas de ce vil dessein. C'est-à-dire qu'ils sont tellement déchus, que voyant la beauté révélée, la beauté sacrée, la beauté pure et éternelle, leur première pensée est de la souiller, de la profaner. Comment Dieu peut-il encore supporter une civilisation comme la nôtre, qui salit, pervertit et empoisonne tout ce qu'elle touche? Je pense que nous avons atteint un degré de nuisance et de dégradation dont Sodome et Gomorrhe étaient encore loin.
J'essaie de lutter contre Internet, et c'est plus difficile qu'il n'y paraît. C'est sans doute à classer dans les passions qu'il faut dompter en premier lieu. Un de mes correspondants qualifie Facebook de drogue. Et je pense que c'est exact. Il est plus facile de se débarrasser de la cigarette que d'une drogue de ce genre, parce qu'elle est imbriquée avec d'autres aspects: mon travail créatif, la promotion de mon livre, le blog, les traductions. Les amitiés réelles que j'ai nouées sur les réseaux avec des gens que j'ai rencontrés dans la vie ou non, mais qui m'apportent des échanges intellectuels, spirituels, leur humour et même leur réconfort et leurs encouragements. J'ai été seule sur ce plan-là une très grande part de ma vie, puisque je ne partageais aucune des idées dominantes de l'intelligentsia française et que pour elle, c'était rédhibitoire et en fin de compte, pour moi aussi. Internet m'a donné accès à plein de résistants solitaires. Ensuite, nous vivons sur une telle poudrière et sur un tel cloaque, que l'inquiétude nous pousse à en prendre des nouvelles, l'inquiétude et aussi la curiosité, une curiosité intellectuelle qui peut devenir une fascination morbide: un tableau se compose petit à petit qui fait vraiment peur. Ne pas avoir conscience de ce qui se trame, même de manière forcément confuse (mais cela va se précisant toujours plus) nous met à la merci complète des bonimenteurs et des hypnotiseurs, et d'une certaine façon, fait de nous leurs complices. Mais ainsi que le disait Nietzsche, prends garde en regardant le gouffre que le gouffre ne regarde pas en toi. Je ne me souviens pas de la phrase exacte, mais c'est cela l'idée, et je me sens parfois sous l'oeil de Sauron. L'équilibre est donc très difficile à garder.
Et puis le nombre de correspondants s'accroissant, il est aussi quasiment impossible de leur accorder l'attention que chacun mérite. J'avais vu l'interview du très séduisant acteur Oleg Menchikov: "Je suis seul dans la vie, disait-il, et très affligé de l'être, et, oui, je reçois des milliers de lettres d'admiratrices, je suis persuadé que parmi elles, il est des femmes qui seraient faites pour moi, mais lesquelles? Comment les reconnaître dans cette foule?"
La foule d'individus isolés où nous nageons comme des poissons de banc...
Les vidéos et articles intéressants sont, comme les individus, légion, ils s'abattent sur nous, et nous ne parvenons même plus à les lire, nous sautons de l'un à l'autre, cela devient un flux continu, étourdissant, sur les détails duquel on a du mal à s'arrêter. De sorte que dans cette bigarrure, les choses tragiques et importantes peuvent passer inaperçues, puisque l'indignation des gens est manipulée, comme leur attention, on capte leur cervelle avec de gros entonnoirs fluorescents et clignotants, faisant de ce qu'ils prennent encore pour de la compassion un réflexe conditionné. En étant un peu averti, on se dit que là où il y a tintamarre, grosse caisse, gros sanglots, gros drapeaux, grands discours, là où il y a unanimité dans l'invective, on peut être quasiment certain qu'il s'agit de mensonges, calomnies, manipulations et coups montés, et c'est mon réflexe depuis un bon bout de temps. Néanmoins, notre résistance et notre relative lucidité suffisent-elles à contrer le tohu-bohu du diable? Ne nous fait-il pas ainsi perdre notre temps et notre paix intérieure? Pourtant, le patriarche Cyrille a invité les croyants à ne pas laisser toujours la parole, sur les fils de discussion, aux ennemis délirants de l'Eglise et aux trolls de tous poils...
Je survole, parfois je soulève un couvercle: oh ça pue et ça bouillonne, n'y va pas. Mais on n'évite pas les éclaboussures.
Enfin, est-ce que je donne assez? Je ne l'ai pas choisi mais je vis seule, et je supporte mal d'être dérangée. Je sacrifie de mon temps et de mes forces pour de justes causes, par exemple, celle du métropolite Onuphre et de ses fidèles, et cela est béni par mon père spirituel. Mais dans la vie courante, je ne me dérange pas pour grand monde et ne donne asile qu'aux chats et aux chiens.
Voici le bilan, au bout d'une semaine. Je dirais que l'effort de lire et de prier, le peu que je fais m'apporte quand même une sorte de recueillement, de légèreté de l'âme. Et des larmes.
Aujourd'hui dimanche du Triomphe de l'Orthodoxie. Mon intention était d'aller à Moscou me confesser à mon père Valentin, et communier. Mais Génia, qui a une datcha au village de Tverdilkovo et lutte avec succès pour sauver la berge du lac Plechtcheïevo des promoteurs, m'avait dit que la cathédrale saint Basile le Grand, du monastère saint Nicétas, serait, après sa restauration, inaugurée ce dimanche.
Je voulais voir cela, cette cathédrale date d'Ivan le Terrible, et après la révolution, on l'avait laissé se dégrader, comme le reste. Je suis arrivée un peu avant l'ouverture officielle des portes, l'évêque était encore dehors, au pied de l'escalier, avec toute une suite de moines, hiéromoines aux brillants vêtements de brocart violet. Ils sont entrés les premiers, tous les fidèles derrière, et il y avait beaucoup de monde.
Tout l'intérieur a été repeint à fresque, et c'est bien ce que j'ai vu de plus beau dans le genre, à Pereslavl. Les fresques sont très belles, j'ai particulièrement aimé Alexandre Nevski, c'est tout à fait comme cela que je le vois. Moins saint Gleb, qui m'a vaguement rappelé des affiches héroïques de la guerre de 40: la mère patrie t'appelle.
L'iconostase de métal repoussé est à la fois très ornée et suffisamment discrète pour ne pas étouffer les icônes qui sont également très réussies, surtout celles du bas, le Christ et la Mère de Dieu. Dans la Déisis, on retrouve dans tout Pereslavl les mêmes copies des mêmes icônes anciennes, qui plus est très connues, et naturellement, on copie toujours des icônes, anciennes ou modernes, mais quand on les retrouve complètement, sans véritable "digestion", et qu'on les retrouve partout, c'est un peu gênant. Cependant, j'ai été dans l'ensemble extrêmement heureuse de voir cette restauration, qui est belle, simple, spirituelle. Même le sol est bien, de simples carreaux genre terre cuite, pas de marbre, pas de granité, et tout cela a été réalisé avec soin et amour, sans souci de faire riche.
De plus, il y avait beaucoup de ferveur. En fait, je soupçonne que s'il y avait tant de monde, c'est que l'higoumène a un certain rayonnement, et des enfants spirituels avaient dû venir d'autres villes, et aussi de Moscou. J'avais renoncé à communier, en changeant mes plans, mais je le regrettais beaucoup. Tous les moines que je voyais avaient un air de grande bonté. Et je pensais à mes histoires de repentir: ma flemme et ma complaisance envers mes petites faiblesses me gardent à l'extérieur. Dans l'expérience religieuse, il m'apparaissait tout à coup qu'on peut être dedans ou dehors. Et l'on peut être dans l'église, sans être DEDANS. J'ai vécu une semaine sainte où j'étais dedans, j'avais changé de monde, et ce qu'on appelle justement "le monde", au sens religieux, évangélique, ne me concernait plus. Or aujourd'hui, j'avais loupé une occasion d'entrer dans cette autre dimension, où étaient les moines, et l'évêque, et je restais un peu à la périphérie. Les regardant tous, je voyais à quel point ils étaient russes, et la Russie que j'aime, je ne la trouve plus que dans les églises et dans les festivals de folklore. Mais je la trouve, et c'est déjà bien. Elle existe et elle résiste.
L'office, très solennel, a duré près de cinq heures, parce qu'en cours de liturgie, on a ordonné deux hiéromoines, et après la liturgie, il y avait la lecture des anathèmes envers tous les hérétiques. J'avais rencontré mes deux jeunes amies, Nadia la fabricante de cierges et Katia, et elles m'ont dit ensuite que presque tout leur entourage tombait sous le coup de ces anathèmes: "Eh bien par chance, leur ai-je répondu, je n'ai rien compris! Mais ne vous frappez pas, dans l'orthodoxie, il y a la lettre, et puis il y a l'économie..."
Je n'en pouvais plus, j'avais bien sûr mal au genou. Et Nadia, elle, était malade, cette fervente orthodoxe était venue avec de la fièvre. J'avais laissé Rita dans la voiture, et me tourmentais pour elle. Je n'en avais pas l'intention, mais elle qui ne s'était jamais intéressée à la chatière, à tel point que je doutais un peu de ses capacités mentales, par rapport à Doggie ou Joulik, a brusquement réalisé, et, alors que j'ouvrais le portail, je l'ai vue arriver. J'avais peur d'être en retard, et puis maintenant qu'elle connaît, elle va recommencer...
La chatière pour aller faire ses besoins dehors, aucune motivation. Pour me suivre quand je la laisse, alors là, c'est une autre histoire.
En Ukraine, ce triomphe de l'Orthodoxie est fêté avec une grande ferveur par l'Eglise persécutée. D'immenses processions se constituent. Il me semble que le métropolite Onuphre et ses fidèles seront la pierre d'achoppement de l'offensive satanique transnationale contre le christianisme en général et l'Orthodoxie en particulier.
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saint Alexandre Nevski |