L'accordéon du Vietnam |
Hier, nous sommes allées chanter chez Liéna.
Katia, en chemin, me demande si elle peut lire l’acathiste à la Mère de Dieu,
et ensuite, elle étudie ses chansons, elle n’a pas eu le temps de le faire ?
Moi non plus, mais je suis au volant, je fais le chauffeur, personnellement, je
prie dans ma chambre, jamais devant les autres, sauf à l’église et avant les
repas. Quand je suis avec les autres, je suis
avec les autres. Cela me déconcerte, chez elle, alors que par ailleurs, elle me
plaît beaucoup et je me sens proche d’elle.
Il se peut aussi que je ne supporte plus rien,
auquel cas je ne sais ce que va donner l’expédition à Vologda.
J’ai donné des poires à ma voisine Anna. Son fils
Aliocha est un très gentil petit garçon, c’est un vrai petit homme, courageux, digne, viril.
Il va s’entraîner chez les cosaques, il fait la danse du sabre etc. Elle me
demande de l’emmener avec nous quand nous allons chanter, et je comptais le
faire, mais il va se retrouver dans un ensemble de bonnes femmes qui chantent des chansons de femmes, en général. Pour bien
faire, il me faudrait arriver à organiser des stages avec Skounstev ou autres,
parce que les cosaques locaux, sur le plan musical, font ce qu’ils peuvent,
mais ils auraient besoin d’être aidés, dans leur recherche de la tradition perdue…
Il y en a qui ricanent devant la présence de cosaques ici, ou
traditionnellement ils n’étaient pas, mais nous sommes dans les derniers temps
où l’on ne garde plus tant les frontières que les arches où subsiste quelque
chose de l’esprit russe. Et Aliocha
mérite d’être soutenu. J’ai dit à Anna : « Si ça l’intéresse, j’ai un
petit accordéon diatonique que je pourrais lui offrir, car je suis trop vieille
pour m’y mettre, je n’arrive pas déjà à jouer de la vielle, c’est un accordéon
que le grand-père de ma sœur a gagné dans une loterie au Vietnam dans les
années 50… En dépit de son âge, il a un bon son.»
J’apprends que le père d’Aliocha jouait de l’accordéon,
mais le sien a été rongé par l’humidité dans un coin d’une isba à la campagne,
et la famille n’a pas les moyens d’en acheter un autre.
Il faut que je présente Aliocha à Skountsev et qu’il
apprenne à se servir de l’accordéon du Vietnam.
Dernièrement le cousin de ma sœur, Pierre, m’a
envoyé une vidéo : un film de la fin des années 50, où apparaît ma jeune
maman, dans les gorges de l’Ardèche, avec la famille de son second futur mari,
et puis on voit la Surelle, la ferme de mon beau-père Pedro, son troisième
mari, Pedro lui-même, son beau-frère Pierre, sa sœur Marthoune, et tout à coup,
je réalisais que je n’avais pas gardé le souvenir net de leur jeunesse, qu’ils
restaient, dans mon idée, figés à la
cinquantaine. Maman était si jeune et jolie, et si élégante dans ses
vêtements simples et de bon goût, qu'elle confectionnait souvent elle-même ! A la vieille que je suis, elle apparaît
comme une gamine, alors que pour l’enfant que j’étais, c’était la source
inépuisable d’amour, de dévouement, de consolation et de sécurité qui ne me
faisait jamais défaut, quelqu'un dans le genre de la Fée Bleue. Et puis me voilà sur l'écran, une petite fille vive, qui grimpe sur
une table, joue avec le chiot récemment offert par mon futur beau-père, le
gentil boxer Jicky, je lui avais donné le nom du parfum de maman, cela ne lui
allait pas vraiment, il avait de terribles flatulences et une haleine de chien,
mais nous nous entendions très bien, il dormait sur mon lit, et il m'avait même bouffé tous mes doudous, à mon grand désespoir, mais il avait pris leur place, c'est la vie.... Enfin je revoyais l’hôtel de ma mère, et
je me rappelais son vœu maintes fois répété, pendant sa maladie finale :
rentrer chez elle. Chez elle, c’était dans l’appartement de la rue de la
République à Annonay, où mes grands-parents vivaient avant la guerre. Et bien
moi aussi, j’avais soudain envie de rentrer chez moi, de retrouver ces lieux qui n’existent
plus sous la forme qu’ils avaient alors, dans un pays qui était encore lui-même, où étaient vivants et souriants ceux que j’aimais. Mais la France se meurt, ils sont couchés au cimetière, ceux qui m’étaient
si chers et si familiers, quand je n’imaginais pas la vie sans eux. La nuit
suivante, j’ai rêvé que j’appelais d’une voix énorme, à pleins poumons : « Maman ! »
dans le vide; et cela m'a même réveillée. Je ne peux m’empêcher de regarder ce genre de choses, qui remontent
du fond du passé, et qui me bouleversent profondément. Ma tante Jackie s’y
refusait, elle ne le supportait pas. Je me répétais, la soirée suivante : « Pourquoi
voudrais-tu redevenir une enfant ? Tu aurais encore tout à faire et à
subir, il est vrai qu’à l’époque, tu voyais la vie comme une merveilleuse
aurore débouchant sur un jour radieux, et ce n’a pas du tout été le cas, mais
cela aurait pu être pire, et sur certains plans, tu as quand même rempli ton
contrat, tu as quand même réalisé ton rêve d’aller en Russie, tu as écrit ton
livre, et s’il t'a manqué des choses profondément essentielles, tu n’as jamais
connu d’atrocités, et tu pourrais t’écrier comme Flaubert, dans sa solitude
créative : « au moins, personne ne m’emmerde ! » Cependant, ainsi
que le chantait Jacques Brel,
De tous les
souvenirs,
Ceux de l’enfance
sont les pires,
Ceux de l’enfance
nous déchirent…
Il en est ainsi de tous ceux qui, il le chantait
également, sont devenus "vieux sans être adultes". Et pourtant, j’ai atteint une
espèce de maturité, je le sais bien, dans mon éternelle enfance désormais
tellement orpheline.
Enfin, ce qui m’apparaissait de façon poignante, à
travers ce petit film de mauvaise qualité, c’était la tranquillité, la gaieté de
ces gens qui avaient bien leurs problèmes, mais leur monde était stable,
heureux, tout le monde y trouvait plus ou moins une digne place, et l’on pouvait se promener, discuter,
plaisanter, le progrès, auquel tour le monde croyait beaucoup trop naïvement, n’avait
encore apporté que des avantages, qui n’avaient pas éliminé complètement ceux
de la tradition, ni révélé leurs épouvantables revers. Ce moment, qui semblait
à tous éternel, a duré vraiment deux décennies, car dès les années 70, la
structure traditionnelle de la société française commençait a être attaquée par
les banques prédatrices, les idéologies de gauche, la mise en place du piège
mortel de l’Europe unie et de son programme à long terme qui échappait
complètement aux gens..
Curieusement, cette vidéo m'est parvenue le lendemain de l'anniversaire de maman.