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vendredi 11 juin 2021

Remords

 

la maison d'Ania et Kolia

Mon marchand de légumes s'appelle Edik, Edouard, il est azeri. Nous avons parlé de la France, des masques, des vaccins. "Tout ce cirque, c'est pour nous amener à la dictature générale, me dit-il. Vous savez ce que j'en pense? Il faut nous débarrasser de tous nos gouvernements, tous, dans le monde entier. Maintenant, ça commence vraiment à bien faire."

J'ai emmené Chocha chez le vétérinaire, elle pisse partout, il est possible qu'elle soit malade, elle est vieille, il est possible qu'elle ait un problème rénal, on lui a fait une prise de sang. Je l'avais engueulée, la veille, elle prenait un air profondément scandalisé absolument humain. Du coup, je me reprochais de l'avoir fait. Elle est restée plutôt prostrée deux jours, maintenant ça va plutôt mieux, sauf qu'elle continue quand même à pisser partout, tandis que les autres chats marquent leur territoire et je me sens dépassée par les événements, je n'arrête pas de nettoyer et de faire tourner la machine. Je finis par me dire que j'expie quelque chose, les animaux que je n'ai pas su protéger, mon petit Doggie, dont je n'avais pas deviné toute la gravité de l'état, avec mes histoires de visas et de voyages inévitables pour les renouveler. Peut-être même que j'expie les péchés des autres, de ceux qui ont abandonné toute cette bande de cons, comme Mitia Karamazov quand il part au bagne.

Ce matin, c'était Rita qui me posait problème, elle est en chasse et se débine avec l'affreux basset noir qui règne sur toutes les chiennes du quartier. Je n'osais pas partir à l'église sans l'avoir récupérée. Elle est arrivée au dernier moment, je l'ai mise dans la voiture.

J'avais l'intention de communier, je vais donc me confesser au père Andréï. Je lui parle de mon petit Doggie, de ce remords, de ce chagrin qui ne me quittent pas depuis qu'il est mort, et aussi de maman. La lâcheté, l'égoïsme dont j'ai fait preuve dans ma vie me rongent beaucoup plus le foie que les quelques aventures que j'ai eues avec des bonshommes. "Je pense que j'ai déjà confessé tout cela, mais ça me tourmente quand même, pourtant, si je l'ai confessé, cela devrait me laisser en paix? 

- Non, pas du tout. Dieu nous pardonne, mais nous, nous continuons à nous reprocher nos péchés, cela contribue à nous en donner la conscience, nous sommes tous coupables de quelque chose, c'est comme ça..."

Je pensais à la phrase du métropolite Antoine de Souroj: "L'enfer peut se définir en deux mots: trop tard"...

Je suis allée communier la larme à l'oeil. Il n'y avait plus de prosphore, pour me caler une dent creuse. Mais pendant le sermon, la dame qui vend les cierges est venue m'en glisser une dans la main avec un grand sourire, car on venait de lui en apporter. Les gens de la paroisse sont tellement gentils...

A la sortie, le prêtre ukrainien dont j'ai oublié le nom, le père Vassili, je crois, est venu me trouver pour me demander de donner des cours de français à sa fille Macha. Je déteste donner des cours, mais comment refuser? Il est extrêmement gentil, et sa Macha est très mignonne, elle a treize ans et un joli minois aux yeux noirs. 

Il ne fait pas très beau, frais humide, sans vent, plein de moustiques. Romane a fini la palissade, cela me dérobe au moins la vue du sinistre terrain. J'ai vu passer une photo de l'année dernière, quand tout cela était encore libre, vivant, plein de ciel et de nuages. Maintenant, c'est fini, circulez, y a rien à voir. J'ai acheté un saule frisé. Ca vient gros, mais on m'assure qu'il est facile de contrôler les dimensions en taillant. Le saule frisé n'avait que quelques feuilles tristounes, mais en l'espace de deux jours, il m'a déjà fait des rameaux de dix centimètres, j'ai même cru que j'avais des hallucinations.

Dès qu'il fait meilleur et que le vent souffle, je suis dehors; je contemple les feuillages, les fleurs et les nuages. Je joue des gousli et je dessine, quand je ne travaille pas sur le terrain, bien entendu.

 











dimanche 6 juin 2021

Procession

Ma clôture, esthétiquement, change tout, elle ne dissimulera pas la maison, ni sa terrasse, mais elle cache au moins la tranchée de la guerre de 14, la glaise et les débris de chantier. Cela dit, elle me coûte de l'argent, et puis la couche de terre est à côté si énorme, que lorsque le responsable de la situation se promène je vois ses épaules et sa tête, comme s'il montait la garde sur un rempart, sous lequel je l'assiège du fond de mon hamac, au milieu des fleurs et des herbes folles. Il me faudra des arbustes de trois mètres pour retrouver un peu d'intimité.




Je me suis confessée à monseigneur Théoctyste et lui ai dit que j'avais beaucoup de mal à rester sereine devant ce genre de choses, devant le massacre de Pereslavl, le mauvais goût fantastique, et il m'a répondu ce que je savais déjà, que les gens n'en sont pas responsables, parce qu'on avait exterminé la fine fleur de la nation, anéanti la paysannerie et son artisanat, ses traditions, mais qu'il comptait néanmoins sur le fond génétique, la mémoire génétique. Il pense aussi qu'après l'austérité soviétique, les gens ne sont pas repus des biens de consommation et font n'importe quoi par cupidité ou pour avoir l'air riche. En me donnant sa bénédiction, il m'a dit:"Ne vous indignez pas, le Christ sera de toute façon vainqueur". 

Ici, sur ce post de facebook, on peut voir que la plage municipale de Pereslavl, promise à la "rénovation" que l'on sait, et interdite tout l'été aux habitants non consultés, est envahie très naturellement par ceux-ci, désireux de profiter de ce qui est à leur disposition gratuite depuis la nuit des temps: leur lac et la possibilité de s'y baigner à la courte belle saison, nonobstant les projets d'on ne sait quels requins. La vie proteste.

https://www.facebook.com/groups/1356355664454423/user/100005691128725/?__cft__[0]=AZVA8Zn6vGdNk9vJlrTkUpwNNJ3P8T8SRa-O8pujRhJLJH7MNeIza_Z0-IKKKpzQawmv8sRisnmA5nhVIY_w0qKgs0cj47vg-qMZdPAS7zLilSFq6gn-pvPrNzlaetdkp1MsGuRoKqoI0JZuzJdmt7D7yxMv96-80ozhDM50Qs7toBC5XoXY61ziueSkx4MsBEc&__tn__=%2CP-R

Aujourd'hui, les croyants de Pereslavl, et les touristes, avaient rendez-vous près du café français pour la procession, le long de la rivière Troubej jusqu'à son embouchure, qui commémore le jour où la princesse Eudoxie, femme de Dmitri Donskoï, avait trouvé refuge avec ses enfants et la population de la ville, au milieu du lac, dans le brouillard qui les dissimulait aux Tatars désireux de s'emparer de ces otages. Traditionnellement, le clergé va bénir les eaux du lac au centre de celui-ci. 



Auprès de l'éléphant rose se rassemblaient chasubles rutilantes, cosaques porteurs de bannières, pieuses créatures en fichu avec leurs icônes. Je rencontrais des tas de gens qui me saluaient chaleureusement! "Le Christ est ressuscité!" Beaucoup de visages me sont familiers mais je ne me souviens pas toujours de qui il s'agit, parce que je commence à connaître vraiment beaucoup de monde. Katia était revenue de Moscou jusqte à temps. J'ai cheminé avec une femme artiste peintre très sympathique, impossible de me souvenir de son nom. Nous nous demandions où était notre évêque, peut-être déjà sur place à l'embouchure? Et tout à coup, nous l'avons vu passer, dans une grande barque orange décorée de bleu, avec son clergé en robes de Pâques, rouges et or.

Sur le chemin, tout notre pieux cortège s'est retrouvé enlisé dans une flaque énorme, et nous essayions de marcher sur les côtés en file indienne, avec nos chaussures d'été qui s'enfonçaient dans la boue. "Plutôt que de bétonner le lac, dis-je à l'artiste peintre, ils referaient simplement ce chemin, en laissant tranquilles les berges de la rivière, juste un chemin décent, vous croyez que ça ne coûterait pas moins cher?"

A cause de la flaque, nous sommes arrivés trop tard pour le départ des barques vers le milieu du lac. Mais j'ai vu le retour, le drakkar de l'évêque, l'évêque lui-même, radieux, et le père André, de l'église de la Sainte Rencontre, qui se faisait une joie d'asperger les fidèles de la rive avec l'eau du lac récemment bénite, et je le fus des pieds à la tête, ce qui m'a bien rafraichie. 


le père André, monseigneur Théoctyste et le père Serge
https://www.facebook.com/Atrops/videos/4084077141672079/?__tn__=%2CO
https://www.facebook.com/Atrops/videos/4084078338338626/?__tn__=%2CO-R

Après quoi tout le monde s'est retrouvé dans la cour de l'église des Quarante Martyrs, avec vue sur le lac, dont je me disais que pareillement béni, il devrait échapper aux sinistres projets des promoteurs. L'ensemble local chantait du sirop pseudo-folklorique soviétisé comme ils aiment, mais patriotique, quand même. Les gens étaient si heureux et si paisibles, si simples, si bienveillants, sous les nuages blancs et les mouettes torunoyantes, parmi les chasubles et les uniformes, et je me disais que la Russie, elle était encore là, malgré toutes les disgrâces imposées à cette pauvre ville. Je songeais à la procession de catholiques attaquée à Paris par des antifas, et je remerciais Dieu de pouvoir participer en paix à tout cela. 

Le cosaque Romane, qui me fait ma palissade, avec sa femme, la folkloriste Olga


Je suis revenue à pied, avec Katia et une jeune femme, Dacha, dont la famille de marchands était à Pereslavl depuis le XVIII° siècle. elle s'intéresse au folklore, et à la restauration des vieilles maisons de sa ville, thèmes dont nous avons discuté en chemin. Un orchestre militaire, sur la rive, a retenu notre attention. Il jouait très bien de ces anciennes marches russes que j'adore, une pareille chose est-elle encore possible, dans la France cocopitaliste d'aujourd'hui, pourrie d'antifas? Ces accents martiaux et nostalgiques nous suivaient sur le pont qui enjambait la rivière, et les isntruments à vent étincelaient au soleil.

Katia près d'un églantier de la sorte que j'ai plantée chez moi

L'orchestre et un jeune inconnu en costume russe

Nous sommes ensuite allées finir la virée au café français où nous avons discuté de la situation générale. "Quel bonheur, disait Katia, que d'avoir un tel évêque, et de tels prêtres, si dévoués, Pereslavl est en ruine, il est la proie de toutes sortes de requins; il a une administration infâme, mais nous avons un clergé remarquable, d'un haut niveau spirituel.
- Oui, c'est un peu comme en Ukraine, où ils sont au fond du trou, mais ils ont le métropolite Onuphre, un clergé sensationnel et des fidèles mobilisés. Eh bien nous, nous avons monseigneur Théoctyste, et il a un tel rayonnement, que sans avoir avec lui de relations vraiment suivies et amicales, il nous suffit de le voir, de recevoir sa bénédiction, de le savoir avec nous, pour être rassurés et soulevés vers le haut."
Bon, il y a bien quelques higoumènes féminines mégalomanes, mais rien n'est parfait...


jeudi 3 juin 2021

Clôture bleue


Débarquement de Génia le balalaiker. Le temps aujourd'hui était idéal, ensoleillé, venteux, vivifiant, sans moustiques. Romane le cosaque a attaqué la confection de la clôture. Je jouais des gousli dans le jardin, en regardant bouger les feuilles, et chatoyer la lumière au travers de leurs dentelles, et des fleurs qui commencent à apparaître. Les chats et Rita se répartissaient autour de moi, à divers endroits, Blackos, Georgette, Moustachon, le petit Robert, qui n'a eu que la rue à traverser pour passer de l'enfer au paradis; et le chat de la mère de Génia, dont je n'avais vraiment pas besoin, et qui s'obstine à venir me trouver. 
Génia m'a rejointe avec sa balalaïka. Il m'a dit; "Je sais ce qui ne va pas avec toi, tu as dans la tête la musique occidentale qui met tout au carré, et les musiques traditionnelles font dans la nuance. Mais joue!" Il s'est mis à jouer de son côté, pour m'accompagner, et me donner le rythme, et cela s'est prolongé un bon moment, je me laissais embarquer. Ce qui me perturbait par instants, c'était le passage de camions puants qui se rendaient dans le marécage pour y déverser encore et toujours des tonnes de glaise. Dès que j'oubliais les camions, et revenais aux gousli, au vent, aux lumières et aux fleurs, je rattrapais Génia, et tout se passait bien.
Romane alignait les planches bleues de la clôture, et je me disais: "Au dehors, tout est défiguré, les requins guettent le lac, le voisin a détruit tout son terrain, enseveli tout ce qui y vivait, les camions passent les uns après les autres, mais à l'intérieur de la clôture bleue, tout reste vivant, les chats y vont et viennent, les oiseaux, les insectes, les "mauvaises herbes" et les roseaux côtoient les arbustes et les fleurs. A cause des dégâts causés à la nappe, tes deux poiriers et ton pommier sont en train de mourir, mais tu vas essayer de faire pousser dessus une vigne vierge, pour conserver de l'ombre, et ce sera même assez joli, en automne, ce dôme de feuilles écarlates. Le cancer de la modernité détruit absolument tout, mais tu représentes une partie du tissu sain de l'univers, tu mets de la beauté et de la musique autour de toi. De la vie". 


Romane à l'oeuvre.


moi je fais l'inspecteur des travaux finis….


La veille, je suis allée au bord de la rivière Troubej, où les cosaques locaux se réunissaient pour chanter. L'accordéoniste m'a serrée sur son coeur en me demandant de mes nouvelles. "Ca va, mais je suis très affligée par ce qui se passe dans le monde en général et à Pereslav en particulier, on détruit tout; tout devient hideux, vulgaire, stupide et dément.
- Mais nous devons résister! Nous devons à notre niveau, faire tout ce que nous pouvons pour résister, et par exemple, nous réunir, et jouer de la musique, et faire la démonstration que nous pouvons vivre autrement, dans la foi, l'honneur, le bonheur familial, l'amour de la patrie, le respect de ce qui nous entoure, c'est là notre mission!
- Oui, oui, bien sûr, et c'est ce que j'essaie de faire! Je le disais justement à Romane aujourd'hui, les cosaques vivaient traditionnellement aux frontières, quand le danger venait de l'extérieur, mais à présent, c'est à l'intérieur qu'il se situe, il est transversal à tous les pays du monde, et donc, l'important est de préserver l'esprit, là où Dieu nous dépose!"
Et que cette petite réunion était sympathique! Je pensais à la France et ses concombres masqués traqués par un gouvernement de malfaisants déchaînés, ici, au moins, on peut se réunir, chanter, sans masque, sans surveillance permanente. Des jeunes filles ont fait la danse du sabre, ce qui n'est en principe pas l'affaire des jeunes filles, mais des jeunes hommes. Après les chants folkloriques et guerriers, on a chanté Victor Tsoï, le Jim Morrisson russe, à la grande joie d'un jeune couple qui avait l'air passablement défoncé, d'ailleurs. Deux ivrognes de passage ont dansé, à la russe, sur l'estrade, et pas mal, la mémoire, peut-être génétique, leur revenait. Des paires se sont formées, à leur suite, deux copines, un père et sa fille, un jeune homme et une jeune fille... Oui, il a raison, l'accordéoniste, nous ne perdons pas notre temps. Un homme m'a même remerciée de chanter ce que tout le monde a tendance à oublier.


Olia la femme de Romane









dimanche 30 mai 2021

Café du Commerce

 J'ai été contactée par le peintre Ilya Komov, qui se rendait à Toutaïev, avec un ami et voulait me voir au café français. Après avoir eu une maison à Pereslavl, il a déménagé à Toutaiev, écoeuré par le massacre qu'on faisait de la ville. Toutaïev est restée pittoresque, quoique fort délabrée, quand une ville garde son caractère, c'est qu'elle est plus ou moins en ruines. Et Toutaïev commence aussi à être victime des clôtures en profnastyl, réservées en France aux zones industrielles, et qui défigurent toute la Russie, et du "siding" en plastique façon fausse pierre ou fausse planche qui transforme toute maison vivante en lego criard.

Son copain, Micha, s'est présenté comme économiste. Il connaît Benjamin le Suisse, qui est arrivé dans la foulée. Micha est sur le point de devenir vieux-croyant. Il est passionné par le nord russe, ses merveilleux villages encore intacts, souvent ruinés, son folklore, et avec Ilya, ils projettent un festival d'art à Toutaïev, pour les peintres mais aussi les métiers d'art, les métiers traditionnels, et même la musique. Il m'a dit qu'à Arkhanguelsk, un institut formait les jeunes aux savoir-faire traditionnels, receuillis auprès des dernières personnes capables de les transmettre, ce qui est plus important encore que la conservation de ce qu'il reste du patrimoine, parce que ces jeunes seront en mesure de reconstruire ce qui est détruit, pas forcément dans la répétition servile, d'ailleurs. Quand on voit le mouvement d'Abramtsevo, au début du XX° siècle, qui puisait son inspiration dans l'art populaire pour créer un art décoratif original d'un extrême raffinement et d'une grande poésie, on mesure toute l'ampleur de la catastrophe culturelle qui a suivi et accouché de l'horrible goût post-soviétique dont je vois partout la démonstration.

Le nord est resté beaucoup plus authentique, il conserve encore une paysannerie et donc tout ce qui va avec, si c'était à refaire, j'aurais poussé plus loin.

Le peintre qui me fait mes encadrements, et chez qui j'étais passée, me soutient que les Russes n'ont jamais eu une architecture intéressante. Les Italiens du XV° siècle oui, mais les Russes n'étaient capables que de bricoler des églises n'importe comment. Il est communiste. Je pense qu'il répète la leçon de ses jeunes années. Le mépris bolchevique de la Russie, qui ne s'intéresse qu'aux personnalités du passé ayant une mentalité analogue, par exemple Pierre le Grand. 

Heureusement que Micha l'économiste n'est pas de cet avis, cela me remonte un peu le moral.




Après l'église, aujourd'hui, dans ce même café français, j'ai rencontré le père Alexandre, de Rostov, sa femme et deux amies, c'est un homme très chaleureux. Bien que Rostov soit moins saccagé que Pereslavl, il commence à préférer Pereslavl, plus vivant. Nous avons abordé à peu près les mêmes thèmes qu'avec Ilya et Micha, mais dans le registre religieux. A savoir qu'on a trouvé des sponsors pour construire une horrible et pompeuse réplique de sainte Sophie de Constantinople près de l'église campagnarde où est conservée la croix miraculeuse de Godenovo, et où un tel édifice est complètement déplacé; tandis que des merveilles architecturales anciennes tombent désespérément en ruines, faute de sponsors pour les travaux, car elles n'intéressent personne, et l'éparchie n'a pas les moyens de les restaurer. Les amies du père Alexandre me conseillaient de devenir maire de Pereslavl. "Oh non, je suis trop anarchiste! D'ailleurs, j'ai décidé de me taire un maximum. Je ne donnerai mon avis que si on me supplie de le donner. Vous voulez mon avis? Vous le voulez vraiment? Eh bien le voilà!"

Dès qu'il fait beau, ou pas trop mauvais, je suis dans le jardin, à réparer les dégâts causés par les eaux stagnantes. Je déplace ce qui souffre trop, mais j'ai peur que mes deux poiriers, mon pommier et mes pruniers ne s'en remettent pas, je leur trouve mauvaise mine. Ce serait le désastre, car ce sont mes seuls arbres. Le reste est jeune, ou ne donne pas d'ombre, ni ne fait écran.

Le voisin de derrière s'occupe de drainer les terrains, j'attends son verdict et ses propositions. Je pense que j'en aurai pour cher. Habituellement, les gens font ce que le responsable de la situation m'a proposé, ils noient leur propre terrain sous des tonnes de glaise, avec tout ce qui était planté là jusqu'alors, et il ne reste plus qu'à déployer du gazon en rouleau, là où l'on n'a pas dallé pour garer la voiture, avec un nain de jardin au milieu, trois thuyas et des bégonias dans des bacs en béton. Où est le problème?

La bêtise m'a fatiguée toute ma vie, mais elle atteint des proportions qui commencent à dépasser mes capacités d'adaptation. Elle est la norme du nouveau monde où les génies ne sont plus Dostoievski, Nietzsche, Shakespeare mais le docteur Laurent Alexandre et Bernard Henri Lévy.







feuillages clairsemés....




















jeudi 27 mai 2021

Fourrière


 Les funérailles de la petite Nastia m'ont obligée à aller à Moscou en semaine, et à constater combien la ville devient invivable dès qu'on n'est pas un jeune cadre dynamique informaticien. Aucune place non payante. D'habitude, j'en trouve dans l'arrière cour du père Valentin. Mais il n'y en avait aucune. Restaient les places près de l'arche, sur le vaste trottoir de la rue Krasnoproudnaïa. C'est là où je me mets quand je ne trouve rien. Et là encore, tout était pris le long des murs, je me suis garée dans l'alignement des autres voitures, car je ne gênais vraiment personne. Le lendemain, j'ai constaté en sortant Rita qu'on m'avait embarqué la voiture. 

Au retour du repas de funérailles, Liéna elle-même ne trouvait pas de place dans leur cour privée. J'avais prévu de dormir encore une nuit sur place pour éviter le retour à l'heure de pointe avec toute la journée dans les pattes, mais que faire? Récupérer ma voiture, la remettre au même endroit, et repartir la chercher à la fourrière?

Evidemment, aller la chercher a été une équipée exténuante. J'ai pris un taxi, un type très pittoresque, qui exultait de n'avoir plus que quatre jours à tirer dans la capitale avant de repartir dans son Krasnodar natal. "Cette ville est maudite, elle n'a plus rien à voir avec ce qu'elle a été, la vie y devient impossible pour les gens normaux. Ils ont vu votre numéro provincial, mais non, ils embarquent votre voiture, ce sont des boucs mal égorgés, des chacals finis, ils rôdent affamés dans l'espoir d'une proie, engranger des amendes, c'est tout ce qui compte pour eux.

- Admettons, payer une amende, soit. Mais nous obliger à aller chercher la voiture au diable vauvert, quand le stationnement n'est pas gênant, c'est déjà du sadisme".

Il faut savoir que si, en France, le parking cesse d'être payant la nuit et les jours fériés, ce n'est pas le cas à Moscou. C'est pour cela que je n'arrivais pas à payer par téléphone le parking à long terme. Et on ne peut payer que par téléphone, c'est-à-dire avec un smartphone, ceux qui n'ont pas de smartphone peuvent crever. Le fonctionnaire qui m'a reçue m'a dit en rigolant que oui, que c'était désolant, que seul le fric comptait, ce qui n'était pas le cas au temps de l'Union Soviétique. Je dois dire qu'il a été très gentil, et la bonne femme qui m'a fait payer l'amende (5000 roubles, dix fois plus que pour un excès de vitesse! Il est gourmand, Sobianine!) aussi, très secourable. Mais ces formalités ont été fort longues. J'ai récupéré ma voiture à neuf heures du soir. Et je me suis retrouvée dans un dédale d'allées privées et d'impasses qui décourageaient mon navigateur peu efficace.

A l'issue de cette errance, me voilà je ne sais sur quelle avenue énorme, sans doute la chaussée des Enthousiastes, je suivais le navigateur qui avait au moins retrouvé le nord. Les bouchons prenant fin, j'ai été confrontée aux chauffards surexcités qui débouchent de partout. Enfin arrivée sur la route de Yaroslavl, j'ai retrouvé des conditions normales, mais j'étais extrêmement fatiguée. Je ne m'endormais pas, mais j'avais des difficultés de concentration. Je me suis arrêtée pour faire de l'essence et manger quelque chose, or il était déjà minuit, et on ne consentait plus à nourrir que ma voiture, j'ai donc croqué une tablette de chocolat avec de l'eau gazeuse. 

Quand je suis arrivée, j'ai été accueuillie par la pleine lune, triomphante dans ses voiles nuageux dorés, et sur le perron, j'entendais les rossignols chanter de toutes parts, un peu trop loin, car ils sont dans les bois du marécage. Il y avait au nord cette clarté permanente de la période du solstice, une sorte de transparence de la nuit, et quelques étoiles bleues au dessus de moi. 

mercredi 26 mai 2021

Funérailles


La petite-fille du père Valentin, Nastia, vient de mourir du cancer qui la rongeait depuis plus de deux ans, après toutes les péripéties des soins pénibles et des faux espoirs. Elle venait d’avoir neuf ans. Je me suis donc rendue à Moscou, pour les funérailles. Cette famille est largement devenue la mienne. J’ai d’ailleurs régulièrement prié et fait prier pour cette petite fille...

Son grand-père officiait avec tous ses prêtres en blanc et doré, le cerceuil de Nastia aussi était blanc, jonché de fleurs et veillé par un petit chien en peluche.  Je voyais le frère aîné de Nastia, Valia, dans sa tunique byzantine de servant d'autel, il avait l'air sombre, un peu perdu, presque en colère. J'ai embrassé le père de la petite morte, Kolia, et sa maman m'est aussi tombée dans les bras. "Elle a l'air si petite, dans ce cerceuil, cette pauvre Nastia" me dit plus tard Liéna qui dirigeait le choeur. Oui, trop petite pour un tel écrin, avec sur le front, un bandeau brodé d'icônes, et un visage de poupée, complètement fixe, à vrai dire, une poupée ou une statue aurait paru plus vivante. 

Yana, la maman, me dit: "Je suis contente que cet office soit si lumineux." Et en effet, il l'était, il était plein de la lumière de Pâques, qui se prolonge encore, c'est une fête qui dure quarante jours. On chantait de toutes parts la Résurrection, on criait de toutes parts "Christ est ressuscité".

J'étais peut-être celle qui avait le plus de mal à retenir ses larmes. Cela me bouleversait de voir cette petite poupée dans son cerceuil, avec son chien en peluche. Mais j'observais que si tout le monde était triste, cela ne prenait pas du tout un caractère dramatique. Chacun faisait ce qu'il avait à faire. Le père Valentin et son équipe officiaient, Liéna et Kolia chantaient avec le choeur. J'imaginais ce qu'aurait donné dans ma famille l'enterrement de l'un de mes cousins, ou le mien, cela aurait été absolument terrible. La maladie et la mort de ma jeune tante Baby me revenaient en mémoire, son calvaire, nos moments d'espoir et de désespoir, et notre refus d'envisager que cette jeune femme ravissante pût mourir, notre Baby, c'était une chose absolument impossible à imaginer, et c'est pourtant arrivé. Je revivais ces obsèques sinistres au son de l'Adagio d'Albinoni, j'en ai gardé deux images: ma cousine Françoise, arrivée avec la même expression que le jeune Valia, qui éclatait brusquement en sanglots déchirants. Et ma tante Renée, en manteau de vison, qui allait, soutenue par ses deux filles, bénir le cercueil sur des jambes pliées, sur des chevilles cassées au dessus de ses escarpins qui partaient en biais. Nous n'étions tous que douleur abîmée, totale incompréhension, révolte impuissante, chagrin inconsolable. Ma grand-mère en est d'ailleurs morte deux ans plus tard.

La petite Nastia devait être enterrée au "cimetière allemand", où repose l'arrière-grand-mère du père Valentin. Il faisait un de ces temps russes paisibles où la brise émet de mystérieux murmures sous les ailes croisées d'une lumière somnolente et étale. Les hommes de la famille portaient le cercueil sur leurs épaules; nous allions tous en procession vers la tombe, chantant sans interruption, comme auparavant à l'église, le tropaire de Pâques:

Le Christ est ressuscité des morts

Par sa mort Il a terrassé la mort

Et à ceux qui gisaient au tombeau

Il a fait don de la vie.

Les oiseaux chantaient aussi de toutes parts dans les frondaisons encore translucides des arbres qui recouvrent cet immense cimetière, et des rayons fusaient sur les tombes. Nous marchions dans des odeurs d'encens et de sous-bois, au son du vent, derrière cet esquif blanc et sa petite passagère. Nous portions toutes les fleurs apportées en hommage. Avant d'ensevelir l'enfant, ceux qui n'avaient pas eu le temps de lui dire adieu sont venus le faire. Macha a fondu en larmes avec l'un de ses petits garçons. On a recouvert le corps d'une étoffe blanche imprimée du calvaire, et de prières, et l'on a fermé le cercueil; puis on l'a enseveli, et tout ce temps, les hymnes de Pâques se succédaient. Les fleurs ont toutes été piquées sur le tumulus par les femmes de la famille, jusqu'à ce qu'il soit complètement recouvert, avec une croix comme dessin central. 

Ensuite, nous nous sommes tous retrouvés pour le repas des funérailles, dans la cour fleurie de l'église, sous le soleil, dans le fil de la brise. Les photos encadrées de Nastia étaient partout disposées, et tout le monde pouvait en emporter en souvenir. Nastia savait qu'elle allait mourir. Elle avait demandé: "Pourquoi moi?" et le père Mikhaïl lui avait répondu: "Parce que Dieu t'aime particulièrement et ne veut pas attendre quatre-vingts-ans pour t'avoir avec Lui". Il l'a confessée et lui a donné la communion. Elle disait qu'elle avait très envie de dormir, car elle était bourrée de morphine. Mais elle échangeait des câlins et des adieux avec les siens.

















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samedi 22 mai 2021

La lumière qui fait voir toutes choses

 


« Dieu, nul ne l’a jamais vu », il est la lumière qu’on ne voit pas, mais qui nous fait voir toutes choses. [...] Voir toutes choses dans la lumière de l’Amour, c’est voir les choses comme Dieu les voit, c’est la vision créatrice qui fait que « cela est beau » ; nous savons que nous sommes en Dieu à la qualité du regard que nous posons sur les êtres, à la patience et à l’intensité de notre philocalie, c’est-à-dire de notre volonté ou de notre intentionnalité pour que les choses soient belles, quels que soient l’éclat ou le non-éclat de leur apparence. La lumière de l’Amour fait briller son soleil sur l’or comme sur l’ordure, bons ou méchants, elle illumine tout être venant en ce monde. Le monde est « sauvé », mis au large, replacé dans l’Infini par le regard qui se pose sur lui."

Jean-Yves Leloup, un obscur et lumineux silence.

Cette citation publiée par mon ami Henri répond à la conversation que j'ai eue avec Katia, aujourd'hui, dans le jardin. Nous étions assises dans le fil du vent doux, entourées de chats, sous le poirier qui a fini de fleurir, avec des théories de jonquilles dans l'herbe verte, et de beaux nuages blancs dans le ciel bleu. Je lui disais que de jouer des gousli me provoquait les mêmes déplacements de conscience que de fumer un joint, sans les effets secondaires. "Oui me répond-elle, on entre dans un état méditatif, contemplatif.

- C'est cela, mais ce que nous contemplons aussi, c'est cela qui m'étonne, il s'établit une sorte de silencieux dialogue, la nature nous répond, elle a besoin de ces chants que nous avons perdus.

- Mais savez-vous que quelqu'un a décidé de donner des concerts aux arbres?

- Eh bien mais quand on connaît les effets de la musique sur la cristallisation de l'eau, cela n'est pas si étonnant, c'est pourquoi je préconise tellement la pratique du folklore en famille. Un jour quand j'étais dans mon village du midi, j'étais allée me promener et je lisais un psaume à voix haute. Et tout à coup, un vent s'est levé, quelque chose comme un immense soupir exhalé par les pins sous l'azur. J'en suis restée pétrifiée sur place, émerveillée."

Nous avons évoqué la situation, la dictature sanitaire en France, la transformation du monde en maison de fous planétaire. Nous espérons un répit, qui me permettrait à moi d'aller en France. Katia, quant à elle, a fait une croix sur sa chère Italie: "Même si nous faisons le vaccin russe, eh bien là bas, ils ne le reconnaissent pas.

- Le vaccin russe semble être moins douteux que tous les vaccins Big Pharma, mais je dois dire que plus ça va et moins je suis partante."

Nous en sommes venues à la conclusion que même si nous sortons du délire covidien, le processus engagé était celui de l'autodestruction d'une civilisation profondément néfaste et maudite, qu'elle soit exprimée par le capitalisme ou par le communisme, car dans les deux cas, un progressisme matérialiste obtus et brutal piétine la vie, considère la nature comme un ensemble de resources à exploiter et les hommes comme une force de travail, qui devient d'ailleurs de plus en plus inutile aux cocopitalistes mondialistes. Une civilisation fondée sur des principes tellement bas, que tout ce qu'elle produit est horrible, et tous les remèdes qu'elle propose pires que les maux qu'elle prétend guérir.

"Tout de même, Katia, quel luxe d'être assises dans un jardin, d'être dehors dans le vent tiède...."





Je suis retournée avec Benjamin et Romane le cosaque revoir la maison de Pertsovo, ils ne me conseillent pas du tout de la prendre, ils me disent que c'est une petite maison d'été, de construction légère. La nature qui entoure le village est absolument magnifique, le jour où nous y sommes allés, elle était cependant infestée de moustiques. Mais c'est beau, très beau. Pourtant, j'ai été prise d'un grand découragement. Tout recommencer, et pour combien de temps, combien d'années me reste-t-il à passer sur terre? A vrai dire, quand je disais que ma maison et son jardin semblaient me crier de rester, c'est littéralement ce que j'ai ressenti, et dans le droit fil de ces liens que crée la musique entre les différentes formes de vie qui m'entourent et moi-même. Ici, dans l'ilôt que j'occupe, et où j'ai déployé depuis cinq ans tant d'efforts, subsiste une beauté qui disparaît partout ailleurs. Je n'interviens pas brutalement sur mon jardin, comme mon voisin, je ne le recouvre pas de tonnes de glaise. je traite tout ce qui m'entoure avec égards, et du coup, ce qui m'entoure m'en sait gré, et ce petit univers me supplie de ne pas l'abandonner.

Le saule crevette planté récemment pousse avec vaillance, le saule pleureur nain également, et les deux thuyas que j'ai transplantés avec tant de difficultés font ce qu'ils peuvent pour me cacher au plus vite la boîte en plastique sur pilotis. Le voisin Alexandre s'occupe de faire du drainage, il verra ce qu'il peut faire à son retour de Moscou.

Aujourd'hui, dans mon hamac, je me sentais en paix, une fois la clôture complétée, le perron déplacé, je ne verrai plus tellement le triste spectacle qui me consterne depuis l'automne. La femme d'Alexandre m'a dit que l'on mettait un terme aux constructions dans le marécage, déclaré zone de repos, et que nous pourrions continuer à nous y promener. Je regardais les nuages. Les animaux prenaient le hamac d'assaut. D'abord Robert, ensuite Blackos, puis Rita, et enfin Georgette, après quoi, ils se répartissaient autour de moi, dans l'herbe. Je me suis assoupie.J'avais beaucoup travaillé pour réparer les dégâts, pour adapter mon petit royaume aux conséquences du désastre provoqué par le déversement voisin de la glaise qui a supprimé toute vie sur ce malheureux terrain, comme cela se passe partout où l'homme contemporain dénaturé arrive avec ses gros croquenots, son air con et sa vue basse.

Robert