Je suis partie à reculons pour Kourmych, où Sacha Viguilianskaïa fête le jubilé de la bourgade et l'ouverture de son musée. Aucune envie d'aller nulle part, et Nounours qui se précipite pour me dire bonjour avec des pattes boueuses au moment où je charge la bagnole... C'est terriblement loin, et je me suis perdue dans Vladimir, parce que les panneaux indiquaient une chose et le GPS une autre. Pour couper la route, j'ai fait un crochet par Mourom, seul endroit où j'ai trouvé un hôtel. Il me plaît beaucoup, cet hôtel, propre, pas cher, et dans un endroit très pittoresque. Comme par hasard, c'est la fête de la Transfiguration, et il est à deux pas du monastère du même nom, dont c'était par conséquent la fête votive, avec l'évêque local, un noble vieillard, et un choeur sensationnel. C'est un très joli monastère, on y a un peu abusé du marbre et de la fausse dorure, mais il est joyeux, paisible, avec des fleurs partout, et de vieilles églises restaurées, je dirais XVI° XVII°. J'ai assisté aux vigiles, et c'est toujours ça de pris.
En me promenant, j'ai vu une église "en forme de tente", donc antérieure au schisme des vieux-croyants. Il y a de grosses bâtisses riches de très mauvais goût, et personne ne pense à restaurer une vieille maison de marchands plutôt que de bâtir un caca opulent. Mais dans l'ensemble, cela reste plein de charme, de fleurs capricieuses, de petites maisons, de coupoles perchées sur tout cela, translucides, aériennes, prêtes à s'élever dans le ciel. Je suis descendue par une passerelle assez raide jusqu'au quai, où m'attendait le restaurant Tchaïka, la mouette, seul endroit où l'on peut manger dans le prérimètre, et j'y étais déja venue, à mon premier passage dans cette ville. Bon, évidemment, pas très carémique. J'avais pris une délicieuse salade au poulet, Rita a mangé le poulet et moi les légumes et les croûtons.
De la terrasse, on voit l'Oka, rivière paisible qui baigne cette ville nonchalante et même somnolente où je reviendrais bien dessiner. C'est le calme et la douceur, et les gens sont très gentils, très obligeants. Cependant, il me semble qu'au XIX° siècle, au temps des marchands et de leurs péniches, cela devait grouiller de vie, ici, avec des airs d'accordéon, des gaillards qui dansaient, et des tsiganes...
J'essaie d'aller chaque jour nager, car ce n'est pas seulement bon pour ma santé physique, mais pour mon état intérieur. Le trajet en vélo, par les chemins défoncés bordés de saules, de maisons et de jardinets où s'épanouissent flox, cosmos, dahlias et "boules d'or", les papillons et les oiseaux qui m'accompagnent, comme dans la chanson de Montand "la bicyclette": "faisant naître un bouquet changeant de libellules, de papillons et de reinettes", sauf que ce n'est pas la France, mais la Russie typique. Mon amie Claire est venue me voir et m'a parlé de la nostalgie qu'elle éprouve de ce qu'elle a à peine connu, la France vivante des petits commerces et des petites exploitations agricoles, des paroisses et des écoles de campagne, une ambiance qu'on retrouve ici, en toute nonchalante liberté, à Pereslavl Zalesski. Je rencontre des gens qui me saluent, les pêcheurs me demandent si l'eau est bonne, les vieux sportifs matinaux me grondent de ne pas venir assez régulièrement sacrifier au sain exercice: "Et alors, on ne vous a pas vue, hier? Il faut venir, on a encore une semaine d'été, après, on ne sait pas ce qui nous attend, l'eau "fleurit" déjà!"
Là où je laisse mon vélo,il y a un jardin potager, avec des pommes de terre et des choux, mais aussi des tournesols, des zinias, des dalhlias, des oeillets d'Inde, et autres fleurs disposées n'importe comment, d'ailleurs. Des chats se promènent. L'eau n'est pas si fraîche, mais comme les petits matins le sont de plus en plus, j'entre vite, je nage, et je ressens le froid plus tôt qu'auparavant, mais j'ai quand même le temps de glisser dans cette immensité bleue avec des canards flegmatiques, de voir jouer la lumière dans les saules liquides, et les nuages blancs s'effilocher entre les ailes rapides des mouettes.
Hier, un vieux crétin a failli écraser ma chienne. Beaucoup de moscovites qui ne peuvent plus aller à l'étranger se retrouvent ici, où ils conduisent et se conduisent très mal. Les grandes villes rendent les gens idiots. J'attendais une livraison, le type s'est arrêté sur la route pour me la délivrer, et je suis sortie la récupérer, suivie de Rita. Le vieil imbécile, dans une grosse bagnole, sur notre chemin écarté, au lieu d'attendre, ou a la rigueur de nous demander de nous pousser, s'est mis à forcer le passage, j'ai vu ma chienne disparaître sous le capot, sur lequel je me suis jetée en hurlant, et cette erreur de la nature nous a, de plus engueulés!
Les deux filles de Claire ont beaucoup apprécié Nounours et réciproquement. Elles ont joué avec lui, elles lui ont fait des câlins. Ce chien a le don d'apparaître sans bruit, il se matérialise tout d'un coup, une blanche présence au regard sentimental. Avec Ania, nous l'avons remis en présence de son frère César, et ils ont joué avec tant de joie...
Le soir, je suis allée au bar retrouver Gilles, Godfroy et Maxime, à la terrasse. Dania le balalaiker déchaînait les noctambules de Pereslavl au bord de la rivière. Un type bourré a demandé à Maxime si j'étais sa grand-mère, j'ai répondu que bien que vieille, je n'étais la grand-mère de personne. Et c'est vrai que je ne me sens pas du tout dans ce rôle.
J'ai reçu la visite d'une éditrice de Moscou, Elena, et d'un historien de Saint-Pétersbourg, Victor. Victor adore mes chroniques, il trouve que les traduire non seulement en russe mais en plusieurs langues serait une oeuvre de salut public, mais je pense qu'en Otanie, ce que je raconte n'a pas sa place, et ne poursuit son chemin que parce que cela reste encore au dessous des radars.
Il a fondé un musée Alexandre III, il est monarchiste, évidemment. Il m'a offert son livre sur Essénine, dont il est certain qu'il a été assassiné, et non suicidé. Il m'a dit que Maxime Gorki avait écrit à Boukharine, avant la révolution, que trop de fils de paysans devenaient des intellectuels, au détriment des prolétaires, et qu'il fallait surveiller cela. Ce qui d'ailleurs correspond à ce que me disent aussi les folkloristes, que les paysans lisaient les poèmes de Pouchkine ou Lermontov publiés dans les journaux et en faisaient des chants populaires. Victor déteste Maxime Gorki et Maïakovski, mais considère qu'Alexandre Blok, un moment égaré avec son malheureux poème des Douze, a connu un douloureux repentir et une fin tragique. Une brochure bolchevique de 1926 trace, en guise d'épitaphe, un acte d'accusation contre Essénine absolument répugnant et digne comme niveau de ce qu'on voit maintenant en Ukraine ou en occident, où je professe que s'est déplacé le mal qui sévissait alors ici:
"Patriotisme chauvin et amour pour l'ancien mode de vie de la Russie paysanne;
Fils d'un village prospère, intellectuel plouc, d'origine à moitié koulak, n'a jamais pratiqué lui-même les travaux des champs.
Conception de la vie religieuse et contemplative.
Création de koulak religieux en vacances.
Monstruosité idéologique et vide.
Crache sur tout ce qui lui était saint dans le passé.
Propos antisémites en 1923.
A vu sa décompsition et sa pourriture.
Essénie est un individualiste fini, hypertrophie de son ego.
Essénine pendu au mur, c'est un symbole.
Il a quitté la vie dans la pleine conscience de son inutilité et de son désenchantement
oui le poète a raison, sa "poésie ne nous est plus nécessaire".
amour-propre maladif, stérilité créative, sur la base de sa monstruosité idéologique.
pépiement amoureux de moineau.
Il a éclaté comme une bulle.
entouré de gens destinés à devenir le fumier de l'époque.
Essenine n'a aucun avenir, il ne lui a fait aucun écho.
La révolution ne peut adopter Essénine
Il a toujours été réactionnaire
Ce n'est pas le poète des masses de travailleurs et de paysans.
etc..."
Curieusement, j'ai entendu le même réquisitoire, de la part d'une crétine, dans ma fac des années 70, au cours de "conversation russe" toujours idéologiquement orientée d'une certaine Schatzmann. Moi qui la fermais toujours, car affligée des mêmes tares que le poète, je n'avais pas ma place dans la révolution, j'avais brusquement senti m'envahir une rage froide, et j'avais proféré dans un silence de mort et en entendant ma propre voix comme si elle appartenait à quelqu'un d'autre: "Tu es qui, pour juger Essénine? Vous êtes qui? C'est quoi votre idéologie et quelle belle jambe vous fera l'avenir radieux quand vous serez tous bouffés par les vers et plus oubliés qu'il ne le sera jamais?"
Victor m'a également offert un livre sur une des figures les plus sympathiques du Donbass, Alexeï Mozgovoï, lâchement assassiné par les Ukrainiens, il s'agit de son journal et de ses poèmes. C'est dire si, avec Victor, nous étions sur la même longueur d'onde. Nos avis divergent un peu sur Ivan le Terrible, mais je lui ai dit que j'avais écrit un roman, pas un document historique. Je le lui ai offert, dans la foulée, ainsi qu'à Elena. Ce sont deux idéalistes, de vrais idéalistes russes, pas des idéologues.
Justement, j'ai regardé hier l'entretien remarquable d'Etienne Chouard avec Ariane Bilheran et Slobodan sur le totalitarisme, émission de salut public à voir absolument. Slobodan déclare que les facs sont les pépinières du totalitarisme, et c'est parfaitement exact. J'en garde un souvenir cauchemardesque: toute la sinistre comédie du macronisme était déjà en place, toute l'abomination du bolchevisme au front bas qui apparaît dans cette épitaphe d'Essénine, toujours à l'oeuvre, et depuis des décennies, ces gens-là, qui ont confisqué la culture, sélectionnent leur intelligentsia officielle selon les critères exprimés ici, excluant avec toute la hargne du médiocre ceux qui ne sont pas compatibles. Pas étonnant que, comme me l'a fait remarquer l'historien Victor, le personnel politique occidental soit si lamentable. Il observe d'ailleurs, en introduction à cette épitaphe honteuse, que la haine bestiale et stupide dont elle relève est un milieu où le russe normal ne peut pas respirer. En effet, le Russe normal ne peut y respirer, c'est pourtant l'état d'esprit officiel qui règne en Ukraine, et de plus en plus en Europe occidentale. A noter que le communiste russe de base en est aujourd'hui généralement dépourvu! Il faut croire qu'il redevient un Russe normal.
Pendant notre conversation sur la terrasse, j'assistais à de blanches apparitions de Nounours. Il passe
dans la verdure, se roule dans l'herbe, me donne ses grosses pattes, c'est un énorme bébé d'une grande douceur. Je suis tellement sollicitée que je ne peux pas le prendre complètement pour l'instant, j'ai à l'horizon encore le voyage à Kourmych, où Sacha Viguilianskaïa m'a demandé de venir chanter pour le jubilé de la ville, ce qui implique de répéter... Kourmych, ce n'est vraiment pas la porte à côté et je passerai une nuit à Mourom, seul endroit où j'ai trouvé de la place, c'est une très jolie ville que j'ai vue trop vite.
Aujourd'hui, j'ai eu la visite de RT, qui m'avait interviewée l'été dernier avec Yann Sotty, pour les Français, cette très bonne émission a été bloquée avec la chaîne qui l'avait commandée. Cette fois, c'était Karim qui tournait pour le moyen orient, et cela passera là bas, avec des sous-titres arabes! Mais c'était aussi très sympa. Karim est égyptien, il a épousé une Russe et quitté Londres pour Moscou. Il m'a dit qu'il adorait mon jardin, qui lui rappelait le midi de la France, certes pas par la végétation, mais par la structure, et la terrasse. Ce n'est pas faux, et les thuyas, dont les Russes font grand usage et que je déteste partout où je les vois en rangs d'oignons, jouent chez moi le rôle de cyprès, une verticale opaque au milieu de végétations mouvantes et translucides...
Ils m'ont demandé de jouer et de chanter, ce que j'ai fait, dans le jardin. Les collaborateurs de Karim voulaient la chanson "le corbeau noir", il y en a plusieurs, j'ai opté pour celle que je travaille en ce moment avec Skountsev, "le corbeau noir de Donetsk", qui est on ne peut plus de circonstances.
Il a aussi trouvé ma maison ravissante, pleine de sens et d'âme, il était très content. Evidemment, escale au café la Forêt, mais Gilles n'y était pas. Il m'a fait découvrir dans une arrière cour un magasin qui ne paie pas de mine, où l'on vend toutes sortes d'excellents fruits et légumes pour des prix défiant toute concurrence, je m'étonne même que cela soit encore possible, et m'a offert des croissants de Frédéric, ancien confiseur et actuel concurrent de Gilles, qui a un point de vente au même endroit.
Les Ukrainiens bombardent une usine atomique, et cela peut très mal se terminer.
L'occident devient complètement fou, et l'Ukraine en est l'abcès, l'épicentre, le trou noir, le projet abominable. Je lis toutes ces nouvelles fantasmagoriques, toutes ces réflexions idiotes de rhinocéros hagards, et dehors, le jardin parcouru de lumière sous un ciel radieux où trainent de légers nuages, m'apporte les visites de l'innocent chiot blanc au gros nez sombre, sous des yeux pensifs et tendres; il m'offre ma dose quotidienne de framboises charnues, dispose à mes pieds des chats nonchalants, déploie dans le couchant des rondes de flox aux couleurs préraphaélites. Le soir, le vent murmure avec douceur, et le soleil brode d'argent des bouquets de feuilles à contre-jour qui tout à coup paraissent givrés en plein été. Si le truc explose, là bas, l'Europe sera rayée de la carte peut-être même jusqu'ici, mais je serai restée vivante jusqu'au dernier moment, dans mon ilôt de Pereslavl, loin de Babylone.
Slobodan est en Russie, et nous nous sommes parlés au téléphone, mais nous n'aurons pas le temps de nous rencontrer. En revanche, il a pu voir Dany et Iouri, qui regrettaient mon absence; pour se consoler, ils se sont fendu la pêche à faire des considérations pleines d'humour sur mes divers exploits. Il vaut mieux faire rire que pleurer.
Un prêtre suppléant, Sergueï Tarassov, a été assassiné.
C'est sa fille Anna qui l'a rapporté sur le compte facebook de ce dernier.
Elle écrit que le SBU (services secrets ukrainiens) est entré par effraction chez eux le 16 mars, 12 individus qui ont emmené son père, l'accusant de trahison, et le 22 mars, il a été assassiné. Comment l'a-t-elle su? La famille avait engagé un avocat, le corps du père a été retrouvé fin mai dans l'une des morgues de Kiev, où on a signalé qu'il avait été amené deux mois auparavant, aux dates indiquées.
J'étais personnellement au courant.Sergueï, prêtre suppléant de L'EOU, professait la vérité historique que les petits-Russiens et les Biélorusses sont des Russes et combattait le processus de séparation de l'Eglise Ukrainienne et de l'Eglise russe. C'est la seule raison de son assassinat. C'est sa famille qui a retrouvé le corps de ce martyr.
Le sort des autres confesseurs de l'Orthodoxie et de la "triple unité" russe n'est que partiellement connu. On sait seulement que Ian Taksiour est en train de mourir, faute de soins, d'un cancer dans une prison du SBU, on ignore le sort de l'historien petit-Russien Alexandre Karevine, également arrêté par le SBU, ainsi que celui du moine du diocèse de Jitomir, l'archimandrite Lavr (Berezovski) et du père Vassili Mirochbitchenko, de celui de Tcherkassi, ainsi que d'autres confesseurs de la foi qui ne sont probablement plus en vie.
В Киеве убит заштатный священник Сергий Тарасов. Об этом в его аккаунте Фейсбук "Сергий Тарасов" сообщила его дочь Анна. Она пишет, что к ним домой СБУ ворвалась 16 марта, 12 человек, забрали папу, предъявив ему обвинение в измене Родине, а 22 марта он был убит. Как она об этом узнала? Семья наняла адвоката, тело отца нашли в конце мая в одном из моргов Киева, где сообщили о том, что его привезли два месяца назад, в указанных числах. Я лично знал о. Сергия, заштатного клирика УПЦ, он исповедовал историческую правду о том, что малороссы и белорусы - это русские и боролся с процессами отделения УПЦ, от Русской Церкви. За одно это его убили. У него есть семья, которая нашла тело мученика. Судьба других арестованных исповедников Православия и русского "триединства" известна лишь отчасти. Известно лишь, что Ян Таксюр помирает от рака и неоказания медицинской помощи в тюрьме СБУ, судьба малороссийского историка Александра Каревина, также арестованного СБУ, неизвестна, как и судьбы похищенных теробороной и СБУ клирика Житомирской епархии архимандрита Лавра (Березовского) и Черкасской о. Василия Мирошниченко, других исповедников, которых, вероятно, уже нет в живых.
Bien sûr, on peut affirmer la thèse contraire à celle de ce père Sergueï. Pourtant, je pense comme lui que c'est une vérité historique, non seulement historique, mais culturelle et spirituelle, ce qui était aussi l'opinion, si je ne m'abuse, de saint Laurent de Tchernigov, c'est celle de nombreux habitants de ce qu'on appelle l'Ukraine, même si cela rend enragé les tenants de l'opinion contraire, au point d'adopter les méthodes de ces bolcheviques qu'ils renient et qui leur ont pourtant bricolé ce golem en y fourrant des régions qui n'avaient rien à y faire. Parce que les USA, qui sont la tumeur cancéreuse de l'Europe occidentale, ont décidé qu'il fallait fragmenter l'immense pays dont les richesses ne sauraient être laissées à ceux qui l'occuppent, et, pour ce faire, briser les liens qui en unissent les différentes régions, et pourrir la mentalité de leur jeunesse, comme du reste partout ailleurs.
Un correspondant russe a fait des réflexions sur la notion de "toska", tristesse, tristesse russe, qui tient de la nostalgie, d'une espèce de soif de l'absolu, de l'impossible, une notion complémentaire de celle de "l'âme russe" dont les jeunes gens libéraux contestent l'existence, parce que leur âme, ils l'ont perdue ou que leurs parents ne l'ont pas cultivée, alors elle a dépéri.
J'ai pensé qu'en fait, c'était cette tristesse particulière qui m'avait rapprochée de ce pays, qui m'avait fait le reconnaître et l'aimer, car je suis née avec, et elle m'a toujours poursuivie, bien qu'à l'instar des Russes, j'ai toujours apprécié la gaité et le rire, mais cette nostalgie, c'est le fond de ma nature. Enfant, j'aimais les chants tristes, les paysages mélancoliques, j'y trouvais une douceur qui s'étalait comme la mer, pour rejoindre les nuages, une sorte d'état contemplatif ému qui attendait de la vie plus qu'elle ne pouvait apparemment donner, et dont se contentaient les autres: Sibélius! C'est pourquoi le père Valentin prétend qu'en dépit de mon origine méridionale, j'ai l'âme boréale.
Le folkloriste Alexandre Joukovski considère que la meilleure illustration de ce sentiment est la chanson qu'interprètent Skountsev et son ensemble dans cette vidéo, et ceci alors que le contenu n'est pas particulièrement triste:
De mon côté, je la trouve également en concentré dans cette chanson magnifiquement interprétée par Alexandre Matochkine, grand spécialiste de la chose:
Un autre correspondant sur VK, l'écrivain Serge Rivron, décrit assez exactement l'état d'esprit qui a contribué à me faire partir:
Il m'est pénible de constater jour après jour depuis une vingtaine d'années au moins, que je fais partie du camp géopolitique des agresseurs et du camp idéologique des dingues. Il m'est encore plus pénible de constater que de le reconnaître me met face à un vertige d'impuissance absolue. Comment arrêter l'énorme machine de guerre dont la plupart de mes concitoyens sont dupes et dont ils seront, et moi avec, très prochainement victimes ? Que faire quand on fait partie du camp de ceux que toute l'histoire condamne, a toujours condamnés et condamnera une fois encore - si les dingues du camp auquel j'appartiens malgré moi, la laissent advenir ? Que faire pour se mettre en travers de la folie des hommes ? Le peut-on ? Juste se contenter d'avertir, essayer d'éclairer le chemin avec sa toute petite lumière, pour quelques-uns et de la tenir éclairée aussi pour soi, le plus longtemps possible. (merci à Antipresse de me sentir chaque dimanche quelques instants moins seul. Le n° 348 est à lire toutes affaires cessantes)
J'ai rencontré au café une dame française et son mari russe, soit Frédérique et Ioura, de passage à Pereslavl. Ils habitent dans la région ouest de Moscou, l'endroit le plus chic et le plus cher, mais ils ont acheté il y a des années quand c'était très abordable. Elle a travaillé à l'ambassade, avant mon arrivée au lycée, et elle n'est pas repartie. Elle partage ma vue des choses, et celle de Serge Rivron. Je conseille d'ailleurs autant que lui la lecture de ce numéro de l'Antipresse et de tous les autres.
Ghislain et Olga sont arrivés à Pereslavl, et voulaient me présenter un couple d'amis russes, Vladimir et Svetlana. Vladimir avait vu ue émission sur moi, je ne sais plus laquelle, et son enthousiasme pour la France est tel qu'il ne comprend pas comment j'ai pu échanger ce paradis contre la Russie. Leur voyage date de trois ans, il s'en est passé des choses, en trois ans, mais déjà il y a trois ans, on pouvait dire que le paradis était déjà la proie de toutes sortes de vers infernaux. Autrement, oui, la France est un pays magnifique, avec des paysages infiniment variés, de si jolis villages, un art de vivre. Il m'a longuement parlé de Napoléon, pour qui il a une admiration totale, que puis-je dire, quand je suis moi-même fascinée par Ivan le Terrible, moi c'est Ivan le Terrible, lui, c'est Napoléon. Napoléon avait certes une forte personnalité, et il a eu le mérite de mettre un terme à la Terreur, et de rétablir l'ordre en France, c'est ce que certains Russes disent de Staline, d'ailleurs. D'après Jacques Bainville, s'il s'est lancé dans toutes ces conquêtes fatales, c'est qu'il était l'otage de la révolution et de son idéologie internationaliste, il fallait imposer la liberté, l'égalité et la fraternité à la terre entière, et deux cents ans plus tard, on continue, dans le même esprit, à emmerder toute la planète. C'est pourquoi j'ai horreur des idéologies, et que Napoléon n'est pas trop ma tasse de thé, mais les Russes l'adorent.
A un moment, je lui ai dit que si les Russes arrêtaient de massacrer leur patrimoine, peut-être qu'ils auraient un pays aussi pittoresque que le nôtre, et il a répondu qu'il fallait déjà avoir un certain âge pour apprécier les choses anciennes, mais moi, j'allais avec maman visiter châteaux et églises, vieux villages et boutiques d'antiquaires, je suis tombée dans la marmite quand j'étais petite et que les contemporains de Vladimir, joyeux pionniers et komsomols, s'extasiaient sur le béton et applaudissaient aux destructions des vestiges bourgeois ténébreux de l'époque prérévolutionnaire. Néanmoins, quand je suis venue travailler à Moscou, puis quand je suis revenue m'installer à Pereslavl, ce n'était en effet pas pour la beauté des sites, si souvent saccagés par des fonctionnaires barbares: au delà des idéologies respectives, le communisme, le capitalisme, et aujourd'hui, le cocopitalisme, c'est la modernité qui produit de la laideur en barres, c'est la domestication et le dressage auquel on soumet depuis cent ou deux cents ans des populations qui ne savent plus où elles en sont, s'abêtissent et s'enlaidissent, tout en étant persuadées d'être bien plus évoluées que leurs ancêtres. Malheureusement, si la France a été mieux préservée que la Russie, c'est en train de changer; et de façon faux-cul et sournoise: ainsi de mauvais esprits font remarquer qu'à l'endroit précis où des milliers d'hectares brûlent en Gironde, on projetait justement une "ferme" solaire qui exigeait l'abattage d'une énorme surface de forêt, on peut dire que le hasard fait bien les choses, pour le salut de notre écologie, dont tous ces gens de la caste ont évidemment le souci sincère. Et de l'écologie, et de notre bien.
Vladimir discerne tout cela, et au niveau mondial, et observe le remplacement de population en Europe, qu'il trouve incontestable, mais il pense qu'il se produit la même chose en Russie. J'ai l'impression que c'est ici moins organisé, les Russes ont avec les populations d'Asie centrale et du Caucase une longue histoire commune, faite d'invasions mutuelles, d'échanges, je dirais plutôt que se constitue ou se reconstitue un ensemble eurasien.
D'après lui et sa femme, le vaccin spoutnik V a eu les mêmes effets secondaires qu'en occident, et Olga pense que si son mari Oleg est mort subitement, c'est à la suite de son injection. Dany a entendu dire à la télé russe que la dernière vague de covid, celle dont nous avons souffert l'une et l'autre, était un cadeau des USA. Nous y avions pensé. Et Slobodan aussi.
Il a fait une journée torride, 33 degrés; j'ai perdu l'habitude de la chaleur, et vers le soir, j'ai vu dans le ciel ce nuage, pareil à un chat couché. Il a même devant lui une petite balle qui le nargue.
Mon jardin a soif, ce qui lui arrive rarement, mais je n'ai pas d'installation d'arrosage.
Nounours vient bouffer, se faire caresser, mais je n'arrive toujours pas à le coincer. Cette fois, il a réussi à passer sous la planche que nous avons fixée au portail, avec la voisine Olga.
J'ai fait la présentation de Yarilo à Rostov, c'était une vraie manifestation culturelle. Je pensais qu'il n'y aurait presque personne, mais non, il y avait un peu de monde, et un petit groupe de touristes menés par un professeur de Moscou qui a fondé un musée Nicolas II et connaît le père Valentin et son fils, le père Mikhaïl. Il m'a laissé sa carte, je lui ai donné mon livre.
Lorsque je suis arrivée avec Ania, le groupe visitait le merveilleux musée d'art populaire, guidés par Alexandre, avec qui j'ai la super cote, parce que je suis une enthousiaste de ses collections.
La présentation avait lieu dans la maison où on fait des expositions, des concerts, et autres choses du même genre, et c'est un endroit que j'adore, avec des murs en rondins équarris, de vieux meubles, une table couverte d'un nappe de dentelles au crochet, des objets d'autrefois, des portraits d'écrivains russes ou étrangers, et Nastia, qui s'occupe du centre, a servi le thé à tout le monde, de sorte que tout cela s'est passé dans une atmosphère d'intelligentsia russe du XIX° ou du XX° siècle.
Ania s'est tout à coup sentie intimidée et n'a pu lire son extrait, le père Alexandre s'en est chargé, et il fait ça très bien. Je le voyais rigoler, quand il se préparait à le faire en lecture silencieuse, pendant que j'expliquais comment j'en étais venue à écrire sur un thème pareil. Ses extraits concernaient les révélations intérieures de mon héros aux îles Solovki, et le festin chez le tsar, avec l'artiste anglais qu'il invite pour se distraire. Cet extrait est assez flamboyant et plutôt humoristique, mais un type dans le public le trouvait sombre, d'après lui, j'aurais dû aller à Kostroma, dont il est originaire, pour comprendre vraiment Ivan le Terrible. "C'est possible, lui ai-je répondu, mais je n'ai pas fait une reconstitution, et ce que j'ai appris de lui, je l'ai avalé pour en faire une oeuvre personnelle." Le père Alexandre n'était pas d'accord non plus. Il a dit que parce que j'étais étrangère, j'osais des choses incroyables et jetais un regard neuf, et qu'on sentait l'influence de l'émigration orthodoxe auprès de laquelle j'avais effectué ma conversion. Il trouve que souvent, les livres qui parlent de religion sont privés de vie, et que le mien concilie très bien les deux. Une dame m'a demandé si j'avais subi l'influence des soeurs Brontë et du roman gothique. J'ai répondu que si c'était le cas, c'était vraiment à un niveau inconscient. J'ai beaucoup aimé, dans ma jeunesse, les Hauts de Hurlevent, mais il me semble qu'il s'agit plus d'une parenté de tempérament que d'une influence. Le fils du père Alexandre trouvait des points communes avec le festin chez Pougatchov de la "fille du capitaine", de Pouchkine. "C'est que ce sont là des personnages et des situations typiquement russes," lui ai-je répondu. Mon public étant brillant mais fauché, j'ai fait des prix, et des cadeaux.
J'ai revu Liéna Tsitsoulina avec joie, nous avons chanté. Elle n'enseigne plus le folklore, elle peint beaucoup et avec grand talent, elle expose à Saint-Pétersbourg, à Moscou, elle s'est liée avec les Messerer, que je lui avais présentés.
Ania est une personne très fine, très sensible, et contemplative. Elle était enchantée de voir le musée et d'assister à la présentation, et sur la route, s'émerveillait de la lumière et des nuages.
J'ai vu sur Telegram s'afficher le nom d'une jeune femme russe que j'avais connue à Pierrelatte. C'était une orpheline, avec une enfance affreuse, qui avait été adoptée, mais ses parents français avaient été déçus, elle ne correspondait pas à l'image de l'orpheline russe idéale. Nous avons repris contact. Elle se fait toujours voler et exploiter par tout le monde, une créature enfantine, sans défense, profondément croyante, une sorte d'innocente. Elle m'a envoyé des photos d'elle, de son appartement bourré d'innombrables peluches, d'icônes et de croix russes, que visiblement elle collectionne, je ne sais pas comment elle se les procure, car elle est toujours fauchée, puisque tout le monde vit sur son dos. J'étais émue de la revoir et de l'entendre, quoique consternée que tous profitent d'elle sans scrupules. Il lui arrive de prédire l'avenir. Elle m'avait dit que je reviendrais en Russie, elle me voyait au milieu des cartons. Mais elle ne s'en souvenait plus!