Slobodan Despot a commencé toute une réflexion sur la chute de la France, à laquelle j'avais répondu par une lettre qu'il a publiée. Son second article sur ce thème est extrêmement juste et profond. Dans ma lettre, j'expliquais, ne voulant pas trop m'étendre, comment j'avais assisté à l'assassinat programmé de la douce France de Trenet, mais il est certain que les racines du phénomène sont à chercher beaucoup plus loin, et c'est ce qu'il fait. Je ne peux que souscrire, d'autant plus que même en ce qui concerne la France de Trenet, il y avait déjà, comme on dit, du mou dans la corde à noeud. Bernanos et Saint-Exupéry en parlaient quand je n'étais pas encore née. Disons que j'ai vu s'éteindre les derniers feux...
Il écrit:
Si l’Anglais moderne ne sait pas ce qu’est la vérité, le Français fils des Lumières ne sait pas ce qu’est le chant de la vie.
Ce n’est pas moi qui le dis. C’est Henry de Montherlant, dans un article de 1928 consacré, justement, au «chant profond», le canto jondo des Andalous, des Arabes et des Gitans(1). Avant la fameuse conférence de Lorca sur le Duende — le démon de la création —, Montherlant fait l’éloge d’un art où la perfection formelle ne vaut rien sans l’investissement éperdu et total de l’âme du pratiquant. Il décrit la transfiguration d’un jeune Gitan pataud et peu assuré, lorsque l’hymne de la douleur d’être né monte de ses entrailles. L’enfant est soudain devenu un homme, puissant et sans âge. Peu importe s’il chante faux! Les virtuoses sont oubliés: c’est pour lui et sa bouleversante sincérité que le public est venu. Il recevra le premier prix et retournera à son obscur trafic de cochons. Chantera-t-il encore? Si l’envie lui prend. C’est une vie que Montherlant respecte: celle où «on ne chante que quand ça vous chante»
En réalité, ceci m'a frappée dès mon enfance, je ne savais pas trop où le chercher, ce chant de la vie, autour de moi, dans ce très beau pays plein de vestiges intacts d'époques antérieures qui ne concernaient plus la nôtre, de signes qu'elle ne savait plus déchiffrer. Montherlant parle du petit gitan transfiguré par le flamenco, c'est précisément ce qui m'a attirée dans le folklore russe, ce chant de la vie. Dont on a aussi essayé de priver les Russes, d'ailleurs, et on y est partiellement arrivé. Adolescente, je ne trouvais pas de chant de la vie chez les écrivains du XVIII° et du XIX° français, si géniaux qu'ils aient pu être. A l'exception de Giono qui était pour moi une source vive, d'ailleurs assez marginale, un "écrivain régional", ou des poètes. Je la trouvais chez les Russes. Il y a des gens pour qui Dostoievsky est déprimant. Pour moi, au contraire, c'était une porte ouverte sur la lumière, et dans les pires convulsions de ses héros, je sentais une vie et une sincérité qu'il n'y avait pas ou n'avait plus, dans notre univers.
A un moment, nous n'avons pas pris le bon chemin et nous avons acculé le reste du monde à nous imiter ou à se soumettre, et cela concerne toute l'Europe occidentale.
Le malaise remonte à longtemps. Slobodan évoque Versailles, pour lequel il n'éprouve aucun engouement. Moi non plus, et quand Notre Dame a brûlé, je me suis dit que cela ne serait pas arrivé à Versailles, le monument emblématique de toute notre dérive, ce truc vain et pompeux, avec de fausses déesses antiques en lesquelles personne ne croit, ces imitations vides. Non, comme en Russie, où les plus vieux monuments étaient dynamités par les bolcheviques en priorité, c'est le moyen âge que détestent la modernité et la caste qui nous l'a vendue et imposée. Palais de nouveau riche, et en effet, d'ailleurs, Pierre le Grand, méprisant l'architecture unique de son pays, s'est précipité pour le copier avec son palais de Peterhof, déguisant dans la foulée sa noblesse en pingouins perruqués et la coupant de sa culture originelle.
Je pense à ce sujet à deux films qui m'ont marquée, "tous les matins du monde", avec l'extraordinaire personnage de monsieur de Sainte-Colombe, qui incarne la France encore mystique du XVII° siècle, et celui de Marin Marais, déjà pris par la vanité du siècle "des Lumières" approchant, et puis "Ridicule", où sont dépeints tous les défauts de notre fameux "esprit" guère spirituel qu'évoque Slobodan.
On est parti d’un récital de chant, quelque part dans le Sud, mais c’était pour arriver au cœur du problème: la raideur raisonnante, mesquine et glacée d’une société que Montherlant, comme bien d’autres avant ou après lui, ne supportait plus. Une société dont, pour reprendre les critères de Goumilev, la température passionnelle s’approche du zéro absolu. Son erreur fatale est d’avoir fait divorcer, depuis Descartes, l’intelligence et le sentiment: «Cette grande conspiration française contre la naïveté et le naturel!» Il vient parfois à Montherlant des fulgurances saisissantes. Comme ici: de l’esprit «classique» surcivilisé au primate petit-bourgeois qui se définit aujourd’hui comme «citoyen», la cloison est bien mince. «Les mots d’ordre du primaire ne sont pas si différents de ceux du classique: pas de lyrisme, pas de fantaisie, pas de vision vraie de la réalité, pas d’expression directe de ce qui est ressenti, tout cela est ou ridicule ou choquant: un peuple hier avec perruque, aujourd’hui avec certificat d’études, ne saurait le supporter. Le jargon démocratique de nos petits intellectuels avancés sert un idéal bien opposé, certes, à celui des beaux esprits de Versailles, ou à celui des scolastiques: n’importe, tarte à la crème et baralipton y montrent le nez. Le lit de Procuste sur lequel un instituteur de 1928 étend une page d’écrivain, pour la mutiler de tout ce qu’elle a vigoureux et d’inspiré, c’est un meuble national, le même depuis des siècles…
https://antipresse.net/aparchive/373437/Antipresse-373.pdf
C'est cet esprit que j'ai rejeté dans ma jeunesse et qui me rejetait avec mépris et aversion, que j'ai fui dans la Russie et dans l'orthodoxie, cet esprit qui a enfanté deux monstres, le petit marquis et le bourgeois, à l'origine de notre révolution, de ses horreurs et de la disparition, avec la paysannerie et nos derniers aristos, de nos forces vives, de nos réservoirs d'âme, de poésie, de pureté, de noblesse et de grandeur.
Je suis ensuite tombée sur cet article complémentaire d'Alexandre Douguine:
"Aujourd'hui, la Russie mène une guerre absolue pour la première fois de son histoire. Toutes les guerres précédentes n'ont été que des prototypes, des modèles relatifs pour la guerre la plus importante. Maintenant, cette guerre, la guerre actuelle, est définitive, finale et irréversible.
Il est clair que nous ne le comprenons pas encore. Ce qui va se passer dépasse l'entendement, même de ceux qui sont impliqués dans cette guerre et de ceux qui l'ont déclenchée.
Pour la première fois, nous sommes confrontés au mal pur, absolu, total. Elle ne sera plus partielle ou relative. Et il ne s'agit plus seulement de l'"Ouest", et encore moins de la "formation en U" à court terme. L'enfer qu'ils représentent n'a plus d'importance. Ce mal est quelque chose de beaucoup plus profond, comme l'humanité n'en a jamais vu. C'est la dernière guerre de l'humanité. Seule la Russie se tient fermement, inébranlablement, du côté de la justice et de la vérité, sans savoir pourquoi. Mais c'est pour cela que nous avons été créés et c'est pour cela que nous avons vécu. Nous ne savons pas comment cela va se terminer, mais les préparatifs du jugement dernier battent leur plein.
La planète se divise en deux. Soit dans cet hémisphère, soit dans l'autre. L'humanité se divisera. L'histoire est un mouvement de un à deux. Au début, il n'y avait qu'Adam, mais à la fin, il y en aura deux : Adam et son double sombre."
Ce double sombre, c'est bien l'esprit de l'occident chrétien dévoyé, apostasié tout à la fois dans le sarcasme et le sang, qui lui aura donné naissance et l'aura lâché sur le monde.