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lundi 16 janvier 2023

Nourritures terrestres et discussions spirituelles


Vendredi soir, j'étais invitée avec Katia et son amie Ania, la photographe, chez le cuisinier Laurent, dans son appartement de très mauvais goût qui veut faire riche, une location provisoire. Le repas était absolument délicieux et parfaitement diététique, simple et raffiné. De la très bonne viande coupée en lamelles, des ananas revenus avec des poivrons, des patates douces et des pommes de terre, et un très bon taboulé. Laurent nous a expliqué qu'il avait travaillé comme cuisinier privé d'un riche Russe, et je pensais au cuisinier Anatole de la tante Dahlia, dans les romans de P.G. Wodehouse. Quel luxe d'avoir un cuisinier privé! Mais en avoir un parmi ses relations, en plus d'un pâtissier, n'est pas mal non plus... Cela ne m'était jamais arrivé avant Pereslavl!

Je dois dire que Katia, qui n'est pas française, fait pourtant bonne équipe avec moi, car elle adore bouffer, et comme aurait dit Didier, "elle est de la gueule"...

Aujourd'hui, étant allée porter des affaires pour l'aide humanitaire au Donbass, j'ai décidé de déjeuner au café. Et là je suis tombée sur le père Vadim, et sur l'Américain Jason. Nous avons passé trois heures ensemble. Cette fois, j'avais commandé un gratin dauphinois, que Laurent m'a servi avec la sauce de son jarret de porc, et je lui ai dit que sa bouffe était pour moi la madeleine de Proust, parce qu'elle avait le goût français que je ne trouvais à aucune autre cuisine, même excellente. Tout à coup me revenaient ma grand-mère d'Annonay, les restaurants de la vallée du Rhône, Tournon ou Tain l'Hermitage, avec les nappes et les serviettes blanches et le doux tintement des verres ballon et des couverts d'argent! Godefroid qui passait par là m'a déclaré que sa forêt noire l'avait surpris lui-même par la variété de ses goûts et de ses textures, et en effet, c'est le gâteau que je préfère dans sa production. Le chocolat et la cerise, le tendre et le craquant, difficile de résister...

Bien que je vitupère sans arrêt l'Amérique, Jason m'est proche par l'esprit, c'est une des personnes que je préfère ici, parce qu'il a un côté atypique et barjot que j'aime et que je partage, que je trouvais chez les Américains de type Kerouac ou Jack London, et que l'on trouve aussi d'ailleurs chez les Russes. Ce qui me plaît, c'est qu'il ne fait absolument pas semblant d'être ce qu'il est, il est naturel et sincère, fervent, profond. D'après lui, le père Pantaleimon lui aurait conseillé de se méfier des femmes confites en dévotion, et je vois très bien ce qu'il veut dire! Tout fervent qu'il soit, Jason, comme moi, aime sa liberté et un certain style de bigoterie lui fait froid dans le dos, peut-être aussi simplement parce qu'il est vivant. Il se situe entre les beatniks et Dostoievski. Le père Vadim a vécu vingt ans en Amérique et parle parfaitement anglais, Katia les a présentés l'un à l'autre, et ils ont découvert que le premier connaissait très bien, outre Atlantique, le frère du second, le monde orthodoxe est minuscule.

Etonnante petite ville que Pereslavl. On y trouve un pannel de personnalités vraiment varié. Hier, j'ai eu la visite de trois jeunes filles qui faisaient un reportage sur les intellectuels moscovites ou autres venus s'installer ici, et elles s'étonnaient justement de ce fait. "Nous ne nous attendions pas à trouver une maison comme la vôtre, où tout est tellement stylé, m'ont-elles dit. 

- C'est que j'ai besoin d'avoir de la beauté chez moi, surtout quand on voit ce qui se passe au dehors et qui ne fait que s'accentuer. Pour moi, il est normal de ne pas mettre côte à côte deux tableaux qui vont jurer ensemble, ou d'accumuler des objets n'importe comment, façon foire à la brocante. J'ai besoin de mettre de l'harmonie et de la poésie autour de moi, du sens. J'ai remarqué que dans la famille de mon père spirituel, on faisait pareil, ses filles ont beaucoup de goût. On l'a fait disparaître chez la plupart des gens, mais chez les natures artistiques, cela revient parfois."

J'ai parlé avec Tatiana, qui recueille l'aide humanitaire. J'ai donné quelques uns de mes livres, l'année 16 du blog, cela peut amuser et distraire le soldat. Je pense, et elle aussi, que les Russes remporteront cette guerre, mais on a quand même une fois de plus réussi à organiser une boucherie de slaves, et à monter les Européens les uns contre les autres, tout en préparant, avec une immonde fourberie, leur disparition définitive. Un plan affreux, auquel seule la Russie peut encore faire échec. Et la volonté de Dieu. 


Jason n'aime pas rencontrer des Américains typiques, qui ne sont pas venus ici pour des raisons profondes, et je le comprends. On a demandé à ses filles ce qui les surprenait le plus en Russie, elles ont répondu: "la grande gentillesse des gens", une gentillesse que Jason trouve incroyable et qu'il n'a pas l'impression de mériter, car il est humble de coeur. Avec le père Vadim, nous avons commenté la déchristianisation hallucinante de la France, il parle bien français et connaît notre pays. Il faut dire qu'on a tout fait en haut lieu et dans les cercles qui donnent le ton, pour obtenir ce résultat, et même l'Eglise s'est prêtée à cela. "En Amérique, me dit Jason, le christianisme subsiste plus que chez vous, mais sous un aspect tellement déformé qu'il est méconnaissable et éloigne souvent les gens qui ont une quête spirituelle profonde.

- Oui, eh bien chez nous c'est pareil, outre que les gens ne savent absolument plus ce que c'est et n'en connaissent que des caricatures, ils ne savent de quel côté se tourner quand ils ont besoin d'une vie intérieure, l'univers, Bouddha, l'exotique, le vague et le new age... Je trouve l'affreux boulot des exterminateurs d'étoiles mieux réussi en occident qu'ici, en dépit des persécutions soviétiques, mais je me fais du souci, en voyant filtrer parfois dans l'Eglise orthodoxe, la merde des chansonnettes protestantes pour neuneus à sourire hagard.

- Que voulez-vous, me dit le père Vadim, c'est quand même vous qui avez amorcé le mouvement, avec les "Lumières" et la révolution..."

Cet hiver est si pénible, nous avons à nouveau un redoux, qui sera obligatoirement suivi d'une vraie patinoire. J'ai demandé à la pharmacie du Magnit si elle vendait des crampons pour les chaussures, on m'avait dit qu'on pouvait en trouver là. Pas du tout. Mais la jeune employée, qui toujours s'extasie sur mon accent et sur mon style, est partie explorer les boutiques de la galerie et m'a conduite chez celle de chasse et pêche, où l'on m'a vendu ce qu'il fallait. Oui, une incroyable gentillesse, on peut le dire.

3 commentaires:

  1. Jack London a défini le danger américain : les milliardaires (voir le Talon de Fer). Individuellement sinon ils surprennent plus que les Européens de l'ouest.

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    1. Jack London avait compris que le capitalisme était une horreur, ses récits sur les bas-fonds de Londres valent l'Archipel du goulag. Le communisme aussi, mais l'un est fonction de l'autre.

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  2. En réalité, la gentillesse des gens est incroyable partout, lorsqu'elle n'est pas trop pourrie par le capitalisme (=homo homini lupus). Et vous avez raison pour Jason: il n'y a rien de plus semblable aux Russes que les Américains du terroir. Slobodan.

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