Le métro marseillais, pour raisons techniques, me largua avec ma valise à la Timone, comment rejoindre la gare Saint-Charles, je n'en avais aucune idée, une obligeante beurette m'a conduite jusqu'à un bus, insistant auprès du chauffeur pour qu'il me fît de la place.
Dans la navette, je regardais la France du midi m'accompagner, le "paysage mité" des abords de Marseille, les vestiges de ce qu'il avait été; la lumière... Je n'arrivais pas à faire le bilan du voyage, j'en étais pleine, comme une outre de vin. C'était maintenant que j'avais la larme à l'oeil à la pensée de ma tante Mano, de ma soeur, de mes cousines, de Solan, du père Antoni et de sa famille, des Belges, que je sentais combien je les aimais, sans être sûre de pouvoir les revoir, s'ils seraient encore tous vivants le jour où ce serait possible. La France m'apparaissait comme le cimetière de son propre peuple,avec des survivances et quelques points très lumineux que la plupart des gens ne remarquaient pas, faute des récepteurs pour les percevoir, et dont ils ne comprenaient ni le prix, ni le potentiel salvateur. La fille du vieux moine attendait la mort de son père pour récupérer, pour se faire une maison de vacances avec piscine, toute la maison, où, dans les hauteurs, veillait une pure prière dont elle n'avait aucune idée. Solan attire du monde, mais pas tellement dans la population locale, socialiste, anticléricale, parfois même malveillante. Tout s'éteint au sens où les braises le font, mais dans les derniers temps, ces rares foyers joueront probablement leur rôle providentiel. Je pensais d'ailleurs aux étonnants romans apocalyptiques de science-fiction orthodoxe de Ioulia Voznessenskaïa. Je trouve significatif et réconfortant que, dans l'affaire, soient dépassés les clivages juridictionnels et politiques, la dernière catholique du village sonnant les cloches en l'honneur de ses pèlerins orthodoxes, le prêtre polonais qui donne asile au père Antoni, l'élévation spirtituelle de Solan, sous l'homophore d'un patriarche à mes yeux aussi déshonoré que Bartholomée.
Sur le seuil de sa maison, Mano m'avait dit, comme on donne une bénédiction: "Tu es à ta place, là bas, et cela se voit, tu es apaisée. Jamais tu n'aurais connu cette réalisation en France. C'est ton destin." Et je ressentais un amour et une tristesse immenses, mais sereins, ce qu'en orthodoxie on appelle une tristesse lumineuse. J'avais l'impression d'avoir accompli quelque chose de nécessaire, sous l'aile de mon ange gardien, et d'avoir reçu un encouragement divin, une espèce de grâce.
Dans l'avion, j'étais assise à côté d'un Sénégalais qui faisait ses prières et s'est mis à me parler de l'islam. Il m'expliquait que Dieu était le Créateur, mais pas la créature, ni la création, que nous existions pour l'adorer. Je l'écoutais parler, parce qu'en réalité, j'étais trop fatiguée et trop hantée par mes pensées pour discuter de ce genre de choses. Mais mon côté peut-être un peu panthéiste ne me fait pas voir les choses de cette manière. Le Créateur et la création me semblent mystérieusement imbriqués, l'une émanant de l'Autre. Certes, le Père est inconnaissable, mais son Esprit insuffle toutes choses, et Il nous aime assez pour que son Fils soit venu s'incarner et souffrir nos mille morts. Cette Trinité n'attend pas seulement notre adoration mais notre amour, notre écho, notre collaboration à un mystérieux processus qui nous dépasse et dont nous sommes à la fois les sujets et les objets.
Néanmoins, il y avait des correspondances entre ce que racontait mon Sénégalais et notre foi. "Quand je prie, me dit-il, les oiseaux prient avec moi". Eh bien j'ai le même sentiment.
Comme nous évoquions le destin de la France, il me demanda: "A cause de l'immigration? Le changement de population?
- Je ne vous dirai pas le contraire, bien que je n'ai pas d'animosité particulière envers vous, par exemple, ou d'autres personnes correctes de la diversité, mon animosité, je la garde pour ceux qui ont voulu et organisé notre mort, et pour leurs complices, et ce ne sont ni des Africains, ni des Arabes. Mais vous comprenez bien qu'un tel afflux d'allogènes très différents modifie à tel point notre fond génétique et culturel que nous n'existerons bientôt plus, et lorsque j'écris, j'ai déjà l'impression de le faire dans une langue morte.
- C'est là que vous vous trompez, car nous parlons tous français, le français conserve un rayonnement international".
Certes, mais le français que j'ai reçu, et la culture qui va avec, sont le produit d'un certain terroir, d'une certaine histoire, d'une foi, d'un héritage extrêmement ancien qui n'est pas le leur. Cependant, je n'aurais jamais pu avoir sur ce thème une conversation aussi mutuellement respectueuse avec un imbécile de Français de gauche.