Comme je parlais à Gilles des taux de placement mirifiques qu’on offre en ce moment à la Sberbank, il m’a répondu que c’était juste la Banque centrale qui coulait l’économie russe, et la cinquième colonne à l’oeuvre. « Et alors que fait le gouvernement ?
- Il a
d’autres chats à fouetter ».
Ensuite
Vitalina m’a demandé, d’un air significatif, ce que je pensais de la cérémonie
d’ouverture des jeux. «Que voulez-vous que j’en pense ? Ce que pense toute
personne normale dotée d’un soupçon de bon sens et de sens moral ».
Il pleut sans arrêt, et j’ai même dû chauffer un peu pour sécher la maison, le linge. Pas moyen de rester sur la terrasse. Je sens que cette période débouchera sur le mois de septembre, fini l’été, les baignades et la lumière. Je ne profite même pas de mes fleurs. Mais bon, j’ai des fleurs, j’ai un toit sur la tête, et un moyen de réchauffer l’atmosphère à l’intérieur. De plus, en allant me promener avec Vera qui vient d'arriver de Suisse, j'ai entendu une radio déchaînée, puis une surprise-partie avec chachlik, le problème est universel. Au retour, j'avais devant chez moi toute la bande des petits tarés sur leurs motos. S'ils savaient l'aversion qu'ils m'inspirent, cela leur donnerait le vertige. Quoiqu'en réalité, ils s'en fichent complètement, peut-être même qu'être odieux à tout le monde leur procure une sorte de fierté, une illusion de puissance. Dans le quartier, je suis peut-être la seule à ne pas les avoir encore engueulés, mais pour que cela eût de l'effet, il faudrait qu'un grand méchant loup leur fichât une trouille bleue. Comme je comparais ces petits emmerdeurs aux garçons russes magnifiques qui meurent au front, la mère Alexandra m’a répondu : «Ce sont les mêmes, c’est juste avant-après. Les uns sont forgés par les épreuves, les autres, non. »
Elle a raison, il se passe là bas des choses révoltantes, mais il y a aussi des conversions massives, des miracles, et je préfère me focaliser sur ce dernier point, même s’il ne faut pas s’aveugler non plus sur ce qui ne va pas du tout. J’ai vu une émission sur des détenus qui se sont enrôlés, ils sont volontaires, encadrés par des prêtres, et visiblement transfigurés par ce qu’ils vivent, ils sont venus chercher leur rédemption, et apparemment, ils la trouvent. Tous parlaient de la peur terrible qu’ils éprouvaient, mais aussi de leur dignité retrouvée. La plupart des jeunes sont des enfants-loups culturels et spirituels qui n'ont rien reçu de ce qui fait un être humain normal. Au moins avec les motards russes, nous ne sommes pas menacés d'être battus à mort pour les avoir contrariés, comme dans les banlieues françaises...
Vera est
arrivée hier, contrairement à ce que je pensais, elle ne parle pas du tout
russe, à peine quelques mots, ses grands-parents n’ont pas transmis la langue à
leurs enfants. Je l’ai emmenée ce matin à la cathédrale, où les paroissiens m’ont
accueillie à bras ouverts. Vera avait la larme à l’oeil. Elle m’a dit
ensuite que n’ayant connu que Moscou, elle n’imaginait pas trouver ici un tel
délabrement et une telle désolation, ces rues défoncées, ces terrains vagues,
ces maisons hétéroclites et affreuses, qu’avait-on fait du pays de ses ancêtres ?
Et dire que les locaux sont si fiers d’avoir remplacé leurs maisons
pittoresques et poétiques par des baraques en plastique ou des châteaux
Disneyland... On ne peut pas dire que la station balnéaire de Moscou suscite l’enthousiasme
des étrangers sur le plan esthétique, ça, c'est sûr.
D’un autre côté, elle se sent ici libre comme l’air, et en sécurité, comme Anne-Laure, et moi-même. Et les gens lui paraissent plus simples, spontanés et touchants. Elle m'a parlé de tout ce qui l'exaspérait et l'inquiétait dans la Suisse d'aujourd'hui, cela ressemble à ce qu'on me raconte de la France ou ce que j'y ai vu moi-même. Une sorte de folie oppressante, sournoise, de perversité et de fourberie... A un entretien d'embauche, on lui a demandé ce qu'elle pensait de "l'inclusion", de l'écriture inclusive et toutes ces sortes de délires. Elle a répondu qu'elle avait appris à parler et à écrire le français. "En somme, lui répond son interlocutrice, vous voulez que la société s'adapte à vous?" Comme si la société dans son ensemble, c'était elle, la bande de tarés qui la commandite, et la bande de tarés qu'ils élèvent en batterie, mais le problème est qu'effectivement, ils peuvent devenir majoritaires... Ce matin, notre diacre qui chante faux faisait dérailler toute l'église. Je me rendais compte que moi aussi, je me mettais à chanter faux, parce que je ne m'entendais plus moi-même, et que plus personne n'avait idée de la juste mélodie, et c'est ce qui arrive à l'humanité entière, sur tous les plans, elle sombre dans une cacophonie où plus personne ne peut discerner la juste mélodie de la vie.
Nous avons
marché jusqu’au lac, parmi les dernières jolies maisons pittoresques, et tous
les monstres. Au lac, le coucher de soleil était magique, et nous nous sommes
assises sur des pierres pour le contempler, car le kiosque était bourré d’ordures
laissées par les pique-niqueurs. Les nuages de Pereslavl constituent tout un
autre monde qui flotte au-dessus du nôtre, un monde d’une immense beauté, d’un
captivant mystère. Certains nous diront que nous projetons nos fantasmes sur
des bouffées de vapeur, mais peu importe d’où viennent cette beauté, et ce
mystère, du plus profond de nous, ou de la radieuse matière universelle, tout s’interpénètre
et se complète, dans une âme vivante, le drame de l’humanité actuelle est de ne
plus s’inscrire dans ce Tout adorable.