Katia et Nadia sont venues hier soir. Elles sont
extrêmement bonnes, je remercie Dieu de me les avoir fait rencontrer, mais on
dirait qu'il prend soin de rassembler les âmes soeurs, en nos temps difficiles.
J’ai chanté avec Katia dans le jardin, nous essayons de préparer quelque chose
pour la fête de la Trinité à Serguiev Possad.
Nous chantons bien ensemble, et hier, nous arrivions à le faire avec la
vielle, cela me donne de la motivation. Je vais peut-être trouver en Katia une
partenaire régulière, car chanter ou jouer seul n’est pas naturelJ’ai beaucoup
d’affinités avec Katia, elle est profonde, douce, franche, et malheureusement,
seule. Avant, les filles comme elle, ou comme sa copine Nadia étaient le genre
qu’on épousait, alors que maintenant, on les fuit, car il est si facile d’en
trouver avec qui on ne s’engage pas, avec qui on peut se conduire n’importe
comment, jusqu’au jour où l’on se fait cravater par un barracuda en jupon.
Katia n’est pas un barracuda…
Donc nous chantions dehors, comme il est naturel
de le faire, dans mon jardin, avec les nuages qui passent, les feuillages qui
bougent et les fleurs qui s’épanouissent, et cela me paraissait une sorte de
petit miracle: l'air résonnait de chants russes oubliés de ceux qui vivent ici,
les chants de leurs ancêtres.
Auparavant, le matin, j’avais assisté à une
liturgie dans l’église du saint métropolite Pierre, dont c’était la fête
votive. Quand j’ai monté l’escalier délabré, j’ai vu deux cierges dans la
pénombre témoigner d’un espoir.
Dire qu’il a suffit de cent ans de malveillance et
d’incurie pour mettre cette belle église dans cet état…
Le tsar Ivan l’a fait construire l’année de sa
mort, il est possible qu’elle n’ait jamais eu de fresques d’origine.
J’aimerais naturellement la voir réparer, mais les
liturgies dans les églises ravagées ont quelque chose de particulièrement beau
et émouvant. Les dorures, les brocarts éclatants des chasubles, les flammes des
cierges prennent un relief mystérieux sur le fond des murs lépreux, à travers
les ouvertures vides de l’iconostase, la lumière qui tombe des fenêtres béantes
transfigure le déroulement des rites, tout cela nous met plus près du ciel, et
nous avons même eu la visite obstinée d’un pigeon au sombre plumage
ecclésiastique, qui voltigeait à travers des nuages d’encens percés de grands
rayons obliques, comme si nous avait adressé un messager ailé le prêtre
assassiné, saint Constantin de Pereslavl.
Et je me sentais profondément associée à tout
cela, au prêtre martyr, à ceux qui célébraient ce jour-là, aux fidèles
assemblés, et au fondateur de l’église pour qui nous avons prié, le tsar Ivan,
qui m’a accompagnée toute ma vie, et qui me semblait présent à mes côtés, dans
ce bâtiment qu’il a fait édifier, et aussi aux artisans à qui il avait confié
le travail et qui ne pouvaient imaginer que leur église serait traitée un jour
de cette sinistre manière. Je ressentais avec douleur le féroce déchaînement de
cette immense profanation mondiale sans
répit, depuis Notre Dame et le « geste architectural novateur » que médite la
camarilla mafieuse au pouvoir en France, jusqu’à la misère actuelle des églises
de Pereslavl, de cette église qu’un tsar couvert de péchés, avait trouvé le
moyen de concevoir à la fois si harmonieuse, si pure, et si modeste, avec
peut-être tout ce qu’il restait d’intact dans son âme sombre, et quelque chose
d’intact y demeurait encore, puisqu’il a été à l’origine de tant de beauté,
alors que les oligarques actuels ne dégagent que de la hideur grandiloquente, à
l’image de leurs personnes banalement et vulgairement maléfiques, sans aucune
lueur.
Je ne pouvais m’empêcher de pleurer sur notre
chute vertigineuse, et sur ce qui nous attend encore de peut-être bien pire.
Après la liturgie, j’ai rejoint Irina Dadykina,
l’arrière-petite-nièce du prêtre martyr , Yelena Chadounts, du musée de
Pereslavl et quelques autres personnes
au monastère saint Théodore. Irina a présenté le livre qu’a écrit Alexandre
Orlov sur son ancêtre et ses descendants. Une partie de la famille avait émigré
en France, et Irina l’a retrouvée, faisant un peu le chemin d’Alexandrina
Viguilianskaïa, avec ses propres ancêtres, et traçant de cette manière, un
tableau complémentaire du destin russe général.
Yelena a expliqué que déjà en 1918, éclataient
dans la région des révoltes de tous les côtés et dans toutes les couches
sociales, réprimées radicalement par la terreur rouge : les gens avaient
compris, mais trop tard, où ils s’étaient laissés entraîner.
Alexandre a évoqué les répressions et leur
possible renaissance, avec les néostaliniens qui relèvent la tête et cherchent
à les justifier pour blanchir leur idole.
Je regardais dans le livre consacré à saint
Constantin ces visages si dignes et si intenses des Russes d’alors. Comme il a
fallu peu de temps, pour briser presque complètement ce peuple jusque là irréductible, l’arracher à tout ce
qui faisait son originalité, son unité organique… Il a suffi de frapper avec une cruauté, une
méchanceté méthodiques, scientifiques, inlassables et sans pitié pendant
quelques décennies, comme on transforme au bordel une jeune fille en radasse
hagarde, à force de coups et de promesses fallacieuses alternés. Et je pensais
à un autre peuple dur à cuire, les Irlandais, que l’Union Européenne est
finalement en train de dissoudre malgré des siècles de résistance à son
anéantissement, aux Serbes, aux Grecs, aux Roumains dont on détruit la culture
paysanne sauvegardée, à ce qu’on est en train de nous faire à tous, à notre
horrible avenir, à notre possible répugnante fin, et je suppliais Dieu de nous
sauver cette dernière arche que je suis venue rejoindre.
On a tort de comparer Ivan le Terrible à Staline,
il a fait considérablement moins de victimes, et il avait au cœur l’église du
saint métropolite Pierre, et celle de saint Théodore Stratilate, tout ce qu’il
a laissé à Pereslavl Zalesski et ailleurs, et qui témoigne encore de la sainte
Russie dans la Russie post-moderne, comme une photo d’enfance dans le sac à
main de la fille déshonorée dont je parlais plus haut.
Avec Nadia et Katia, nous avons repris la
discussion qui avait eu lieu au monastère saint Théodore, évoqué l'ignorance
des jeunes, leur haine de la Russie, comparable à celle des gauchistes pour la
France: une génération de petits zombies qui ne savent plus ni d'où ils
viennent, ni où ils vont. "Et pourtant, dit Katia, regardez tout ce qui
nous arrive du Donbass: les gens étaient là bas dans le même état qu'ici, et
l'adversité leur a rendu leur grandeur, leur solidarité, leur pureté. eux sont
prêts à mourir pour défendre leur terre..
- Et les croyants du métropolite Onuphre, en Ukraine: on dirait des gens d'avant la révolution, ou ceux qui en ont été les victimes..."
C'est pourquoi certains en arrivent à espérer que
la guerre latente que mène l'occident à la Russie se déchaîne enfin, pour
régénérer le peuple avant qu'on n'ait réussi à le pourrir jusqu'au bout. Comme
en Europe, où l'on n'a plus qu'à lâcher des hordes d'assassins et de violeurs
sur des populations sans aucune réaction, la transformant toute entière, comme
je le crains depuis vingt ans, en Kosovo gigantesque, en proie à l'anarchie voulue par les mafias.