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samedi 1 juin 2019

Liturgie des ruines


Katia et Nadia sont venues hier soir. Elles sont extrêmement bonnes, je remercie Dieu de me les avoir fait rencontrer, mais on dirait qu'il prend soin de rassembler les âmes soeurs, en nos temps difficiles. J’ai chanté avec Katia dans le jardin, nous essayons de préparer quelque chose pour la fête de la Trinité à Serguiev Possad.  Nous chantons bien ensemble, et hier, nous arrivions à le faire avec la vielle, cela me donne de la motivation. Je vais peut-être trouver en Katia une partenaire régulière, car chanter ou jouer seul n’est pas naturelJ’ai beaucoup d’affinités avec Katia, elle est profonde, douce, franche, et malheureusement, seule. Avant, les filles comme elle, ou comme sa copine Nadia étaient le genre qu’on épousait, alors que maintenant, on les fuit, car il est si facile d’en trouver avec qui on ne s’engage pas, avec qui on peut se conduire n’importe comment, jusqu’au jour où l’on se fait cravater par un barracuda en jupon. Katia n’est pas un barracuda…


Donc nous chantions dehors, comme il est naturel de le faire, dans mon jardin, avec les nuages qui passent, les feuillages qui bougent et les fleurs qui s’épanouissent, et cela me paraissait une sorte de petit miracle: l'air résonnait de chants russes oubliés de ceux qui vivent ici, les chants de leurs ancêtres.

Auparavant, le matin, j’avais assisté à une liturgie dans l’église du saint métropolite Pierre, dont c’était la fête votive. Quand j’ai monté l’escalier délabré, j’ai vu deux cierges dans la pénombre témoigner d’un espoir.

Dire qu’il a suffit de cent ans de malveillance et d’incurie pour mettre cette belle église dans cet état…

Le tsar Ivan l’a fait construire l’année de sa mort, il est possible qu’elle n’ait jamais eu de fresques d’origine.

J’aimerais naturellement la voir réparer, mais les liturgies dans les églises ravagées ont quelque chose de particulièrement beau et émouvant. Les dorures, les brocarts éclatants des chasubles, les flammes des cierges prennent un relief mystérieux sur le fond des murs lépreux, à travers les ouvertures vides de l’iconostase, la lumière qui tombe des fenêtres béantes transfigure le déroulement des rites, tout cela nous met plus près du ciel, et nous avons même eu la visite obstinée d’un pigeon au sombre plumage ecclésiastique, qui voltigeait à travers des nuages d’encens percés de grands rayons obliques, comme si nous avait adressé un messager ailé le prêtre assassiné, saint Constantin de Pereslavl.

Et je me sentais profondément associée à tout cela, au prêtre martyr, à ceux qui célébraient ce jour-là, aux fidèles assemblés, et au fondateur de l’église pour qui nous avons prié, le tsar Ivan, qui m’a accompagnée toute ma vie, et qui me semblait présent à mes côtés, dans ce bâtiment qu’il a fait édifier, et aussi aux artisans à qui il avait confié le travail et qui ne pouvaient imaginer que leur église serait traitée un jour de cette sinistre manière. Je ressentais avec douleur le féroce déchaînement de cette immense profanation  mondiale sans répit, depuis Notre Dame et le « geste architectural novateur » que médite la camarilla mafieuse au pouvoir en France, jusqu’à la misère actuelle des églises de Pereslavl, de cette église qu’un tsar couvert de péchés, avait trouvé le moyen de concevoir à la fois si harmonieuse, si pure, et si modeste, avec peut-être tout ce qu’il restait d’intact dans son âme sombre, et quelque chose d’intact y demeurait encore, puisqu’il a été à l’origine de tant de beauté, alors que les oligarques actuels ne dégagent que de la hideur grandiloquente, à l’image de leurs personnes banalement et vulgairement maléfiques, sans aucune lueur.

Je ne pouvais m’empêcher de pleurer sur notre chute vertigineuse, et sur ce qui nous attend encore de peut-être bien pire.

Après la liturgie, j’ai rejoint Irina Dadykina, l’arrière-petite-nièce du prêtre martyr , Yelena Chadounts, du musée de Pereslavl  et quelques autres personnes au monastère saint Théodore. Irina a présenté le livre qu’a écrit Alexandre Orlov sur son ancêtre et ses descendants. Une partie de la famille avait émigré en France, et Irina l’a retrouvée, faisant un peu le chemin d’Alexandrina Viguilianskaïa, avec ses propres ancêtres, et traçant de cette manière, un tableau complémentaire du destin russe général.

Yelena a expliqué que déjà en 1918, éclataient dans la région des révoltes de tous les côtés et dans toutes les couches sociales, réprimées radicalement par la terreur rouge : les gens avaient compris, mais trop tard, où ils s’étaient laissés entraîner.

Alexandre a évoqué les répressions et leur possible renaissance, avec les néostaliniens qui relèvent la tête et cherchent à les justifier pour blanchir leur idole.

Je regardais dans le livre consacré à saint Constantin ces visages si dignes et si intenses des Russes d’alors. Comme il a fallu peu de temps, pour briser presque complètement  ce peuple jusque là irréductible, l’arracher à tout ce qui faisait son originalité, son unité organique…  Il a suffi de frapper avec une cruauté, une méchanceté méthodiques, scientifiques, inlassables et sans pitié pendant quelques décennies, comme on transforme au bordel une jeune fille en radasse hagarde, à force de coups et de promesses fallacieuses alternés. Et je pensais à un autre peuple dur à cuire, les Irlandais, que l’Union Européenne est finalement en train de dissoudre malgré des siècles de résistance à son anéantissement, aux Serbes, aux Grecs, aux Roumains dont on détruit la culture paysanne sauvegardée, à ce qu’on est en train de nous faire à tous, à notre horrible avenir, à notre possible répugnante fin, et je suppliais Dieu de nous sauver cette dernière arche que je suis venue rejoindre.

On a tort de comparer Ivan le Terrible à Staline, il a fait considérablement moins de victimes, et il avait au cœur l’église du saint métropolite Pierre, et celle de saint Théodore Stratilate, tout ce qu’il a laissé à Pereslavl Zalesski et ailleurs, et qui témoigne encore de la sainte Russie dans la Russie post-moderne, comme une photo d’enfance dans le sac à main de la fille déshonorée dont je parlais plus haut.
Avec Nadia et Katia, nous avons repris la discussion qui avait eu lieu au monastère saint Théodore, évoqué l'ignorance des jeunes, leur haine de la Russie, comparable à celle des gauchistes pour la France: une génération de petits zombies qui ne savent plus ni d'où ils viennent, ni où ils vont. "Et pourtant, dit Katia, regardez tout ce qui nous arrive du Donbass: les gens étaient là bas dans le même état qu'ici, et l'adversité leur a rendu leur grandeur, leur solidarité, leur pureté. eux sont prêts à mourir pour défendre leur terre..
- Et les croyants du métropolite Onuphre, en  Ukraine: on dirait des gens d'avant la révolution, ou ceux qui en ont été les victimes..."

C'est pourquoi certains en arrivent à espérer que la guerre latente que mène l'occident à la Russie se déchaîne enfin, pour régénérer le peuple avant qu'on n'ait réussi à le pourrir jusqu'au bout. Comme en Europe, où l'on n'a plus qu'à lâcher des hordes d'assassins et de violeurs sur des populations sans aucune réaction, la transformant toute entière, comme je le crains depuis vingt ans, en Kosovo gigantesque, en proie à l'anarchie voulue par les mafias.


Photo éparchie de Pereslavl Ouglitch


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