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vendredi 27 octobre 2017

Pink Floyd

Ca y est, j'ai tous les certificats médicaux, plus l'invitation. On m'a fait une invitation papier, pour être bien sûr que la transcription de mon nom sur le visa sera bien la même à la lettre près que sur la traduction officielle de mon passeport et sur les autres papiers, parce que sinon, des fonctionnaires zélés refusent la demande.
Ilya avait des courses à faire, et nous avons traîné tout l'après midi à Iaroslavl, pour finir dans un self service avec un businessman assez maladif qui ne mange que des légumes crus. Il fait des affaires avec la Tchécoslovaquie et la Bulgarie. "Laurence est une Française qui s'installe en Russie, lui dit Ilya.
- Vous avez raison, on est très bien en Russie, en Europe, ils ont plus de SDF que nous, j'en vois partout..."
Puis nous avons philosophé au retour, et écouté Pink Floyd, dont Ilya est amateur. Je replongeais dans cette étrange musique, que j'écoutais en fumant des joints avec mes copines dans les appartements parisiens des années 70, et qui me revenait, sur la route nocturne de Yaroslavl. C'est beau, hallucinogène. On est emporté dans une sorte d'état hypnotique par des sons qui deviennent de plus en plus bizarres et intrigants, proches et lointains, cristallins ou sourds, et tout à coup, au bout de ces marches à la lisière des mondes, on revient à soi, à la réalité, à une sorte de réalité. Où s'en est-on allé tout ce temps? Derrière qui avons nous cheminé?
Il me semble que Pink Floyd, c'est la musique classique de notre fin de siècle européenne. Quel contraste avec la Russie qui m'entoure de toutes parts... Cela me rappelle le jour où j'écoutais Charles Trenet dans ma voiture, en revenant de Pereslavl, et où j'ai eu tout à coup envie de pleurer: aurais-je pu croire autrefois qu'un jour Charles Trenet me tirerait des larmes?
Ilya attend avec impatience que Poutine se déclare candidat. Il ne veut pas du tout de changement et considère les ados fans de Navalny comme des petits cons qui n'ont pas connu le désastre de la Perestroïka et des années 90: "Nous avons enfin un peu de stabilité, ce n'est pas pour la perdre. Les gens ont vécu des moments très difficiles, ils arrivent à avoir un petit quelque chose à soi, et il faudrait tout bouleverser?"
Comme beaucoup de Russes, il ne comprend pas la permanence dans les structures de l'Etat de nuisibles et de traîtres évidents que tout le monde déteste.

La route de Yaroslavl

jeudi 26 octobre 2017

La mort éternelle

Expédition avec Ilya à Yaroslavl pour constituer ma collection de certificats médicaux. Nous sommes partis à six heures du matin, en chemin tempête de neige. Nous allons d'abord au centre de dépistage du SIDA où nous recevons une liasse de papiers à remplir et couvrir de tampons au cours de la journée. Pas de queue, je suis passée première, l'infirmière n'était guère aimable, mais la prise de sang ne m'a pas fait mal.
Ensuite et ailleurs, analyses d'urine pour dépister les maladies vénériennes, de type syphilis, et radio des poumons pour la tuberculose. Là, infirmière très aimable qui me couvrait de mots caressants comme si j'avais cinq ans.
Puis au diable vauvert, autre dépistage, prélèvement de sang par une piqûre au doigt, que l'on vous presse ensuite pour faire sortir la quantité souhaitée. Supportable...
Passage au rez-de chaussée chez un dermatologue vénérologue, tout content de voir arriver une Française, et qui me fait un prélèvement dans le nez pour savoir si j'ai la lèpre!
Tout cela nous a pris beaucoup de temps, j'étais très fatiguée, d'autant plus que je débute une sinusite, mais cela aurait pu se passer beaucoup plus mal. A Moscou, obtenir un permis de séjour est un vrai challenge, et le centre est à 60 km dans la cambrousse.
Nous devons retourner demain chercher les résultats et peut-être mon invitation, si le stylo du chef est arrivé jusqu'à elle pour la signer. Sinon, Ilya qui a des choses à faire à Moscou, me l'apportera mardi. Car moi aussi, j'ai des choses à faire à Moscou, notamment me faire enregistrer au consulat pour pouvoir prouver au Crédit Agricole que je ne suis pas SDF...
Au retour, Ilya me racontait qu'il avait connu le "tabor" de mes deux tsiganes de la patisserie. Sa grand-mère habitait à côté, et il jouait avec les petits tsiganes, ce qui inquiétait beaucoup la vieille femme. Au point qu'elle était allée trouver le chef, un barbu intimidant aux yeux de braise, et lui avait déclaré: "Je te préviens, si tu touches à Ilioucha de quelque manière que ce soit, je te maudirai de telle façon que je te garantis la mort éternelle!"
Cette grand-mère était la fille d'un paysan aisé qui ne se consolait pas de ne pas avoir de fils, et chaque fois que sa femme accouchait, il lui disait: "Nioura, tu m'as encore fait une bonne femme, qu'est-ce que je vais en faire?"
La grand-mère connaissait de nombreux contes slaves complètement païens, tout cela coexistait si bien, que près de la source de sainte Barbara, un arbre était toujours surchargé de rubans, vieille coutume consistant à en nouer un aux branches en faisant un vœu. Le prêtre de l'église voisine conspuait cette habitude dans ses sermons, et tout le monde l'approuvait, avec des hochements de tête pleins de vénération, mais chaque fois qu'il venait à la source et à la chapelle, il trouvait l'arbre imperturbablement enguirlandé.
Ce qui n'empêchait pas la grand-mère d'Ilya de considérer les tsiganes comme des païens...
Elle connaissait aussi des chansons, ce que j'ai vainement cherché dans mon village de Krasnoïé. Ilya m'a dit qu'il essaierait de me trouver des vieux qui pourraient m'en transmettre.
Ilya m'a rapporté que chaque village avait sa rebouteuse, considérée comme une sorcière que l'on craignait, mais on allait la trouver plus volontiers que le médecin. Ces femmes étaient aussi accoucheuses. Cela correspond parfaitement au portrait que je trace de la tante Frossia, étrange servante, guérisseuse et accoucheuse de Fédia Basmanov, dans mon livre. Servante n'est peut-être même pas le mot juste, car ils sont quasiment collègues et son office de servante est très secondaire.
J'ai eu la flemme d'aller faire les courses,  pas de pâtée pour les chats, ce sera croquettes pour tout le monde. Je n'ai moi-même pas grand chose à manger. Je suis fatiguée et à l'horizon, le départ qui s'approche...

mardi 24 octobre 2017

Locataire

Nadia la chevrière
Rosie a retrouvé sa copine Nadia avec ses chèvres et sa brebis. Elle est avec elles pleine d'une déférence à laquelle je n'ai pas droit. Nadia, malgré le temps, sort son troupeau autant qu'elle le peut, car ce petit monde a pour elle le statut d'animaux de compagnie et elle a pitié de leur ennui hivernal qui va commencer.
Rosie s'est calmée depuis sa stérilisation et son accident. Elle vit essentiellement dehors, car je crois qu'elle a trop chaud et déteste être enfermée. Elle garde la maison, salue ceux qu'elle aime bien, elle mène sa vie.
C'était aujourd'hui l'anniversaire de Lika, la femme de Gilles, au café. Didier avait fait un fraisier, dans la précipitation, car on l'avait prévenu trop tard, et Maxime ne lui a livré les fraises qu'à une heure de l'après-midi, pour cause d'embouteillages à la sortie de Moscou. Didier râlait donc avec une énergie particulière.
Malgré ses invectives colorées, il est juste, et malgré ses déclarations fracassantes, il prend pas mal de choses en considération. Il n'aime pas qu'on se fiche de lui, et qu'on ne reconnaisse pas ses torts, mais de son côté, il reconnait les mérites quand ils existent.
Au café, je me suis retrouvée avec Didier, Gilles et Maxime, en train de discuter avec lyrisme, comme tous les Français, de bouffe, de restaurants, de vins et de pâtisseries. Maxime nous racontait que d'un certain restaurant françaisde Moscou, il était ressorti en tremblant de tout son corps, tellement le repas qu'il y avait fait avec sa femme était délicieux. Il avait même photographié les plats et nous les montrait avec émotion! En face, Didier me rappelait Gabin dans le Tatoué, par ses descriptions de plats régionaux, et j'avais l'impression de m'être déplacée dans l'espace, en France, et dans le temps, les années 60...
La dame qui s'occupe du café, une intellectuelle encore jolie prénommée Alla, était en recherche d'un appartement, car elle est de Moscou, et n'a ici qu'une datcha d'été devenue glaciale et  inhabitable. Après l'avoir mise en relation avec Kostia, je lui ai proposé d'habiter chez moi en mon absence avec les chats, puisque je dois bientôt repartir pour un coup de visa. Mis au courant, le gentil Maxime m'a dit: "Oh, je suis convaincu qu'il faut toujours aider les autres, j'agirais sans doute comme toi, mais tu fais sûrement une connerie..."Alla est venue voir les lieux et m'a déclaré que la maison lui convenait parfaitement, qu'elle me verserait un loyer et y resterait jusqu'au printemps, quand sa datcha serait de nouveau habitable. J'étais un peu prise au dépourvu. Je lui ai objecté que je recevais parfois des gens, que je planifiais d'héberger mes trois joueurs de gousli: "Pas de problèmes, il y a la place, j'adore le folklore. Vous pourrez partir sans vous soucier de vos animaux, et moi je suis tranquille jusqu'au printemps... Pourquoi ne pas rentabiliser votre moitié de maison?"
Bon. Eh bien me voici avec une locataire... en réalité, c'est vrai que pouvoir laisser mes animaux m'arrange bien, je finirai le coin cuisine salle de bains pour qu'Alla ait son indépendance, et elle n'est là que pour les mois d'hiver...

Le fraisier





dimanche 22 octobre 2017

Quarantaine

l'église saint Théodore construite par le tsar
Ivan


J'ai lu sur Facebook cette phrase d'un starets bien connu, l'archiprêtre Nicolas Gourianov: "Quand on lit pour lui une quarantaine, on fait sortir un grand pécheur de l'enfer."
J'ai fait dire une quarantaine pour Féodor Basmanov, il y a déjà quelques temps. Et plus récemment, j'en ai fait dire une pour mon vieux copain, le tsar Ivan le Redoutable. Comme je n'ai aucune raison de ne pas croire le très vénérable starets dont tout le monde disait le plus grand bien et qui priait sans cesse pour toutes sortes de pécheurs, je suppose que le tsar Ivan et son serviteur Féodor, s'ils ne l'avaient pas déjà fait auparavant à la faveur de précédentes prières ou d'un repentir in extremis, ont dû quitter les ténèbres pour un séjour plus paisible et plus lumineux.
Quand à moi, je n'arrive pas à terminer mon livre, je le retouche encore, et il le faut sans doute, car sinon, il me laisserait en paix. S'il me tourmente, c'est qu'il n'est pas fini. Dois-je coller davantage à la réalité historique dont finalement on ne sait pas grand chose de façon irréfutable, dont tous les détails sont controversés? J'ai préféré la vérité psychologique et poétique du mythe, mais il faut que cette vérité là, ma vérité, ait quelque chose de vrai, de spirituellement exact, et je suppose que lorsque ce sera le cas, les protagonistes de l'histoire me laisseront tranquille. Ils seront apaisés, et moi aussi. C'est le tsar qui réclame mes soins, maintenant. Je n'en ai pas encore saisi toute la complexité. Par rapport à sa légende noire, je lui ai donné un grand charme et des côtés vulnérables, mon tsar est un fauve vulnérable. Mais ce grand charme, je suis sûre qu'il l'avait et j'ai vu passer des témoignages d'étrangers à ce sujet: il savait plaire et convaincre.
La lumière, au delà de ma fenêtre, joue avec les nuages, les pensées noires et bleues du lac que le vent chasse et inspire, que le soleil traverse et transfigure, une montgolfière survole ces splendeurs changeantes et grandioses, et des feuillages se défont, semant après la fête leurs ornements d'or. De grandes herbes et des roseaux frissonnent. Je n'ai pas le courage d'aller me promener, j'ai mal au genou, et je suis sortie ce matin pour aller à l'église, au monastère saint Théodore.
La soeur Larissa m'a donné toutes sortes de produits pour les soeurs de Solan: "le monde orthodoxe est petit, il nous faut développer des liens." Elle m'a demandé de faire prier là bas pour l'higoumène Varvara, qui est malade des poumons et vient de perdre son père spirituel, le starets Naoum de Serguiev Posad...
Ici, j'aime être chez moi. Il y fait chaud, clair, et je vois bien l'extérieur. J'attends avec impatience de pouvoir accrocher mon hamac. En France, il était sur ma terrasse, et j'en profitais presque toute l'année, ici, je dois le placer à l'intérieur, mais par les fenêtres, je verrai défiler les nuées et tomber la neige. Si je ne partais pas tous les trois mois, mes animaux auraient la belle vie. Libres comme l'air, au chaud quand ils veulent. C'est un bon endroit pour prendre un sursis avant la fin du monde.
L'année prochaine, le jardin sera déjà beaucoup plus joli. J'ai planté des buissons fleuris, seringat, hortensias, cognassier du Japon, lilas de Hongrie, lilas bleu, spirée blanche, spirées roses, viorne aubier, j'ai planté des lupins, des astilbes, des phlox, des asters, des iris des marais, des roses trémières, des bulbes de lys, de crocus et de jonquilles, des hémérocalles et aussi des framboisiers. Je commence à me sentir chez moi dans le septentrion lointain, le père Valentin m'avait dit que j'avais le caractère hyperboréen, et c'est sans doute vrai, bien que le midi m'ai vue grandir et me colle au coeur, car dès mon enfance, j'ai été sensible aux sortilèges du nord, aux contes d'Andersen, par exemple, aux féeries de l'hiver, des forêts profondes, aux populations grandes et blondes, vêtues de merveilleux vêtements brodés.
Les Russes sont heureux comme des enfants lorsque vient la première neige. Celle d'hier est déjà partie.





jeudi 19 octobre 2017

Derniers feux d'automne

Le soleil jouait aujourd’hui avec la pluie,  au pays des arcs-en-ciel. Il ne faisait que 6° et un vent froid, un ciel bouleversé plein d’ombres violacées et de brusques lumières.  A mon retour de la pâtisserie, j’ai trouvé la voisine aux aguets. Je suis allée lui faire la conversation et recevoir des pelletées entières de conseils qu’elle est toujours avide de donner, avec les oignons ou les plants qu’elle déterre de ses massifs impeccables.  J’observe qu’elle ne doute pas une minute d’avoir beaucoup de choses à m’apprendre sur le jardinage et qu’elle me regarde avec une commisération découragée, parce que non seulement je suis nulle, mais je ne brûle pas de me former auprès d’elle. Je la voyais déjà prête à se ruer sur mes massifs, si l’on peut appeler cela des massifs, elle n’envisage pas que le jardinage puisse pour certains être un délassement solitaire qui se pratique dans le silence et la méditation.  Elle a peut être d’ailleurs réellement des choses à m’apprendre, bien que mes conceptions soient loin des siennes, mais comme toujours avec les gens qui croient tout savoir et ont pour vocation d’enseigner les autres, j’ai tout de suite le réflexe de prendre de prudentes distances.
Après le jardinage, c’est au sujet de la chienne que j’ai eu droit à ma leçon, et tout en prodiguant ses conseils éclairés et utiles d’ancienne patronne de doberman, elle intimait à Rosie d’un ton assuré et protecteur des ordres dont elle n’avait strictement rien à foutre, ce qui me rappelait la visite de mon crétin de conseiller pédagogique quand je me débattais dans le Val d’Oise avec un groupe de « soutien nomades »… « Vous êtes trop douce, me déclarait-elle, experte, elle ne vous respectera jamais… »
Mais je ne suis vraiment pas si douce que cela. Je peux même me montrer acariâtre, entrer dans des fureurs qui me font honte. Néanmoins, Rosie est sexiste, elle ne respecte que les hommes. Comme également pas mal d’enfants, d’ailleurs.
Ensuite, c’est pour avoir affaire aux différents corps de métier, qu’elle m’a fait la leçon. Apparemment, ce n’est pas le genre à se laisser rouler comme moi par des entrepreneurs, des plombiers, des charpentiers ou des plâtriers-peintres, elle sait très bien leur parler. Et je dois en prendre de la graine et bonne note…
Pour ce qui concerne Rosie, elle est de plus en plus dehors, même la nuit, et ne supporte pas d’être enfermée ou attachée, j’aurais dû l’appeler Carmen, cela lui irait beaucoup mieux. Je n’ai pas les moyens de lui clôturer le jardin pour l’instant, alors elle barule.  J’ai décidé de lui pratiquer une niche dans la petite entrée qui précède ma maison, elle sera à l’abri de la pluie, de la neige et du vent. Je la ferai tout au fond, le toit me servira d’étagère.
Ce matin, elle m'a volé et ruiné un tube de pommade contre les douleurs de l'arthrose...
A la pâtisserie, l’ambiance était électrique, les engueulades homériques. Didier a fait un pain d’épices absolument exquis. « Bon, lui ai-je dit, il va falloir me résigner à passer à la taille 46…
- Ben quoi, et alors ? C’est la taille de ma femme ! Tout ce qu’il y a de plus normal, un 46 ! »
Les deux tsiganes m’ont appelée dans le réduit où elles font la vaisselle, et Rosa m’a caressé les cheveux : «Ils sont vrais, lui ai-je dit en riant, mon chignon n’est pas postiche !
- Ils sont beaux, et tu es bonne, cela se voit à ta figure.
- Oui, a repris Natacha, tu nous plais, parce que tu es bonne, et cela se sent tout de suite ! Tu as les yeux de quelqu’un de bon, tu es des nôtres !»
Du coup, Natacha et Rosa sont avec moi extrêmement caressantes et aimables…
« Celles-là, m’a dit Didier, elles ne vivent pas dans le même siècle que nous ! »
En effet, en Russie, et c’est même l’originalité du pays, on peut choisir son siècle. Je vis au XVI° siècle, comme Skountsev, Dima Paramonov, le monastère saint Théodore, et les tsiganes aussi. Peut-être même vivent-elles dans une dimension encore beaucoup plus antique…
Le cosaque Iouri était contrarié que Didier voulût des bocaux à couvercle noir, il préférait en commander avec un couvercle doré: "Non, dis-lui que le noir est plus élégant, surtout avec une étiquette où il y aura déjà une figurine dorée". 
Iouri semblait avoir du mal à comprendre. Je lui ai dit: "Voyez le monastère où je vais, par exemple, ils ont des icônes sur fond d'or et ont trouvé le moyen de faire autour un iconostase doré. L'iconostase éclipse complètement les icônes, eh bien la figurine plus le couvercle, ça fera pareil".


Avec une telle lumière, même la maison du voisin est transfigurée





mardi 17 octobre 2017

Toujours le tsar

Epuisée par mon week-end moscovite, j'ai loupé la première journée de conférences sur l'époque d'Ivan le Terrible, chez lui, à Alexandrov. Aujourd'hui, notre pâtissier ne venant pas au boulot, j'ai commandé un taxi pour aller m'instruire comme il convient.
Le taxi était charmant et nous avons eu de longues discussions, sur Ivan le Terrible, les méfaits du pouvoir, Staline, le communisme, la Russie, la situation mondiale actuelle, la crise des migrants. C'était un communiste modéré, qui regrettait les crimes du pouvoir soviétique, avait parfaitement conscience que ce pouvoir était majoritairement composé de non-russes antirusses, mais il pensait comme j'en viens à le faire, qu'au point où l'on en était, mieux aurait valu ne rien toucher et que tout ce qui était d'intérêt national devrait être nationalisé pour ne pas devenir la proie d'un capitalisme mondialiste libéral déchaîné. Il m'a dit: "les communistes persécutaient l'Eglise, parce qu'elle avait freiné le progrès et protégeait la terre, et ceux qui en tiraient leur subsistance, or l'humain sans Dieu se comporte comme un virus qui détruit la terre et tout ce qui vit dessus."
Il m'avait proposé de me reprendre le soir et de me ramener à Pereslavl, et il a finalement assisté en partie aux conférences qui l'ont intéressé autant que moi.
A mon arrivée, j'étais attendue par le bel Edouard, qui m'a pris une interview pour la gazette locale. Les fondues françaises capables de faire l'aller et retour de Pereslavl en taxi pour Ivan le Terrible ne sont en effet pas légion...
Pour me souhaiter la bienvenue, un pâle soleil a fait son apparition, illuminant les architectures du XVI° siècle, et les arbres vêtus d'or, comme autant de grands boyards penchés sur elles et sur moi qui les contemplait. Je me sens chez moi, chez Ivan le Terrible. A la limite, je le verrais venir à ma rencontre avec sa suite que je ne serais même pas étonnée. Je ressens chez lui une paix lumineuse, quelque chose d'extraordinairement bénéfique, ce qui est quand même surprenant, quand on y pense... Oui, je le verrais m’accueillir et me faire faire la visite en me tenant par l'épaule que cela me paraîtrait presque normal.
Les conférences se succédaient à peu près tous les quarts d'heure, c'était un peu rapide, car certains conférenciers parlaient à toute vitesse, et je n'ai rien compris à celle sur la paysannerie, j'ai vaguement saisi qu'elle n'était pas aussi misérable qu'on le disait pendant son règne, et qu'elle avait souffert plus de la peste, des guerres ou de famines que des exactions du tsar. Ce fut confirmé plus tard par deux autres conférenciers: pas trace incontestable de ses exactions à Tver et Torjok, sur la route de Novgorod. Il y a eu des exécutions, mais de nobles, et pas d'extermination systématique des populations, on n'en trouve pas de témoignages irréfutables, et pas de reflet non plus dans le folklore qui donne du tsar une image positive. Or dans les biographies que j'avais lues, celle de Troyat en particulier, la marche de l'Opritchnina sur Novgorod avait été un véritable film d'horreur, un déferlement fantasmagorique d'assassins, de tortionnaires et de violeurs qui massacraient tout sur leur passage. Eh bien apparemment, non. En tous cas, on n'en a pas de preuve. Les descriptions atroces proviennent essentiellement de Kourbski, qui avait trahi, et d'étrangers.
Cela dit à Novgorod, il s'en est passé quand même de belles, mais on n'en a pas parlé.
Il y a eu d'intéressantes interventions sur les icônes, dont le tsar était un fin connaisseur, il avait créé un atelier d'iconographie, et cherchait à sauver les oeuvres et à propager la tradition d'Andreï Roubliov et de Théophane le Grec. Il favorisait également le développement de l'imprimerie, et la diffusion des livres. J'ai appris à cette occasion l'existence d'un boyard lettré, Boris Ivanovitch Morozov, qui avait une grande bibliothèque comportant des livres étrangers, notamment des traités de médecine, et des ouvrages luthériens.
Une spécialiste de Moscou a parlé d'un modèle d'icône que je ne connaissais pas, le Sauveur de Smolensk, personnification du pouvoir impérial. Le Christ Pantocrator est représenté en pied, avec prosternés de chaque côté de lui saint Serge de Radonej et saint Varlaam Kroutinski, représentés beaucoup plus petits. L'icône a une forme de porte, et un exemplaire de ce modèle surmontait l'un des portails du Kremlin, car le Christ est la porte du Royaume. Ce modèle procèderait d'un camée et d'une icône en relief apportés par la grand-mère du tsar, Sophie Paléologue, nièce du dernier empereur de Constantinople. Les vêtements du Christ, dont le mouvement est dirigé vers le bas, envoient les énergies divines sur l'assemblée des fidèles. Sa main qui bénit prend la forme d'une barque.
L'icône qui surmontait le portail du Kremlin, perdue au moment de la révolution, a été retrouvée récemment.
Les spécialistes décortiquaient le psautier d'Alexandrovskaïa Sloboda récemment acquis, le comparant avec d'autres versions, et venant à la conclusion, de par les différences légères entre plusieurs variantes d'une même illustration, que les imprimeurs avaient plusieurs planches pour le même livre afin de ne jamais être en panne. Car les conditions climatiques étant rudes et le chauffage capricieux, le bois pouvait jouer ou craquer.
Ils ont ensuite analysé une série de miniatures d'époque et trouvé des correspondances entre les représentations architecturales qui laissent à penser que ces éléments existaient dans la Sloboda de l'époque, car ils reviennent avec constance, et ce sont les seuls éléments qui permettent de se la représenter.
D'autres ont expliqué comment au moyen de représentations en 3D, lire des inscriptions devenues invisibles, sur des pierres tombales, par exemple, ce qui est plein d'enseignement, ils ont ainsi retrouvé l'ancêtre du docteur Motovilov qui a vu saint Séraphim de Sarov se transfigurer devant lui.
Il fut question aussi de la thématique de l'archange Michel, "conducteur des armées redoutables" et vainqueur de Satan, qui apparaît conduisant Ivan le Terrible et ses troupes vers la ville de Kazan. Le tsar avait pour l'archange Michel une vénération particulière et lui avait écrit un canon sous le pseudonyme de Parthène le Fou, titre du deuxième roman que j'écris sur la question. Une moniale nous a parlé de cela, et de la musique liturgique qu'il composait, et qu'il devait très certainement chanter lui-même de son vivant.
J'ai vu un peu plus tard ces spécialistes scruter les murs, ce doit être devenu chez eux un réflexe.
Cette icône de l'Archange Michel est restée typique des vieux-croyants. Du reste Ivan le Terrible est resté comme un défenseur de la foi orthodoxe. Et c'est le premier souverain russe qui a pris une importance européenne, avec lequel il a fallu compter et nouer des relations.
J'ai pris de l'intérêt aussi à la conférence sur l'image d'Ivan le Terrible à travers les cartes postales du XIX° et du XX° siècle.
Bref, je n'ai pas perdu ma journée et les 3000 roubles du taxi. Somme toute, Ivan le Redoutable a été plus redoutable que terrible et plutôt pour les nobles que pour le petit peuple. Il a construit des églises, des monastères, fondé des villes, dompté les tatars, favorisé la culture et l'iconographie, protégé la foi orthodoxe et laissé un bon souvenir aux petites gens. Il avait certes des côtés sadiques et luxurieux mais on a beaucoup exagéré ses exactions. Et d'une manière générale, il y a peu de sources fiables à son sujet. Etant donné la vive opposition du métropolite Philippe qui s'est achevée par son martyr, je pense que ce n'était quand même pas un enfant de chœur, mais pas pire que d'autres souverains de l'époque tels qu'Henry VIII ou son successeur Pierre le Grand.

La Sloboda en automne


J'ai photographié l'écran de projection et cela ne rend pas grand chose
mais on voit la composition du Sauveur de Smolensk, qui figure aussi
sur une croix offerte à saint Philippe quand il était higoumène des Solovki

J'ai enfin pu photographier correctement le magnifique portail italien. Le trône est une copie de celui du tsar

Ceci est la coupole de la chapelle privée du tsar, extrêmement privée car il était le seul à y entrer. Elle est ornée d'un défilé de saints russes. On a du mal à comprendre l'extrême piété de cet expert en iconographie, de ce compositeur d'hymnes liturgiques qui pouvait être en même temps un tortionnaire, se livrer à des orgies avec l'Opritchnina et avoir une relation très probablement homosexuelle avec le jeune Basmanov.  Il semble qu'il ait un peu pété les plombs au moment de l'Opritchnina, puisqu'après sa dissolution, il ne voulait même pas que l'on prononce ce mot devant lui. Je ne doute pas une minute de la sincérité de sa piété, l'higoumène du monastère de Solan non plus. J'avais lu une nouvelle de Leskov où un respectable marchand vieux-croyant menait toute l'année une vie pieuse, sévère et irréprochable mais convoquait les tsiganes pour le jour de l'an et faisait une bringue monstrueuse avant de repartir pour un an d'existence austère... Nous sommes tous pécheurs. Le différence entre le tsar et un homme politique moderne est peut-être que lui, il en était conscient et cherchait à expier les crimes dans lesquels le pouvoir l'entraînait...

dimanche 15 octobre 2017

Mariage

J'ai réussi vendredi à m'arracher de Pereslavl pour venir à Moscou. La veille, j'avais eu la visite d'une correspondante Facebook, qui voulait faire connaissance et m'avait invitée au mariage de son fils . Une femme intelligente et sensible, nous nous sommes très bien entendues.
J'ai donc pris le bus par un temps pluvieux, à travers les forêts rouges et dorées, et le ciel m'a offert un de ces spectacles fantastiques que je ne vois qu'ici, des nuages étranges, ensorcelants dont on ne sait d'où ils prennent soudain leur lumière sulfureuse, sur de grandes dérives épaisses et obscures.
N'étant pas venue depuis longtemps, j'ai eu un programme chargé. Le samedi matin, c'était la fête votive de la paroisse du père Valentin, celle de la Protection de la Mère de Dieu. J'ai retrouvé Dany, avec laquelle je suis allée ensuite prendre un petit-déjeuner dans un café où le personnel s'amuse de voir papoter les deux Françaises. Puis ce fut le mariage. A cause du temps, et de la fatigue, j'ai commandé un taxi. Le bonhomme m'a déclaré assez vite qu'il ne voulait pas m'accompagner, que c'était trop loin, qu'il y avait des bouchons et que j'y arriverais plus vite en métro. Oui, mais je pressentais que trouver le restaurant serait galère et que j'allais errer des temps sous la pluie. Le type me déclara alors que s'il m'emmenait, il lui faudrait s'arrêter pour "faire namaz" car il était un bon musulman. Finalement, après avoir tourné dans le quartier, il a quand même insisté pour me faire prendre le métro mais voulait me faire payer 450 roubles pour deux kilomètres... "Bon, grand-mère, je vous fais un prix de 150 roubles parce que vous êtes retraitée"...
Par le métro, j'avais déjà accumulé une demie-heure de retard. Et sur place, comme prévu, je ne trouvais pas l'endroit. J'avise une station de taxis, mon téléphone brusquement ne parvenait plus à joindre qui que ce fût. Un taxi fait une recherche et accepte de m'emmener pour le prix fort, 700 roubles pour un kilomètre! Je m'y résigne, en lui disant ce que j'en pense.
Le restaurant était au fond d'un parc, je n'aurais jamais trouvé, et cavalé des heures sous la pluie. J'arrive de très mauvaise humeur et vois mon amie, au milieu des réjouissances russes. Un groupe "folklorique" tout ce qu'il y a de plus kitsch s'agite pour mettre de l'ambiance. Je me dis en mon for intérieur que ce genre de contrefaçon bruyante est désormais tout ce que connaissent pas mal de Russes du merveilleux rituel de noces qui était autrefois le leur. Je me souviens alors du mariage de la fille de Soutiaguine, qu'avait animé Skountsev dans un tout autre esprit.
Le père de la mariée avait tout organisé de telle manière que d'une part, il ne s'est pas reposé un seul instant, nous donnant un spectacle ininterrompu, d'autre part, les gens ne pouvaient pas discuter entre eux et faire connaissance, et son fils se faisait un devoir de traduire simultanément à mon amie en anglais absolument tout ce qu'il disait, de sorte que nous n’avions aucune chance d'échanger quelque chose! Il fallait danser, participer à des jeux, nous étions sans arrêt sollicités. Après le groupe folklorique, nous avons eu un chanteur de variété de leurs amis, avec une sono déchaînée, et j'ai eu le malheur de chercher un soulagement en me bouchant discrètement les oreilles, or notre organisateur dévoué s'en est aperçu et m'en a beaucoup voulu. J'étais arrivée en retard, je faisais la gueule et je me bouchais les oreilles! Je me suis confondue en excuses, sincèrement navrée, car il avait fait de son mieux...
Entretemps, j'avais réussi à m'entretenir avec sa femme qui était charmante et m'avait dit que c'était un véritable homme russe énergique et responsable, officier et patriote, j'étais d'autant plus désolée. A notre table, il y avait un vieux prof de français qui me parlait avec enthousiasme de la littérature du XVIII° siècle, et c'est ce que j'aime le moins dans tout ce qu'a pu produire mon pays natal, aux époques où il produisait quelque chose de digne d'être débattu. Tous deux considéraient, en dépit de mes oreilles bouchées et de la gueule que je tirais à mon arrivée, que j'étais une sorte d'aristocrate à l'éducation exquise, pleine de retenue, ils ne m'ont jamais entendue jurer dans ma bagnole! Tout le monde m'a dit que si j'étais arrivée plus tôt, j'aurais eu du jazz et du chant d'opéra, plus en rapport avec ma distinction...
Le lendemain, j'ai vu Skountsev, sa femme, un folkloriste venu de Sibérie avec un ensemble de jeunes filles, et puis deux vieilles connaissances du Cercle Cosaque, Dima Olmetchenko et Slava Kazakov. J'étais nettement moins retenue qu'au mariage. Il me suffit d'un humble pique-nique avec des folkloristes transfigurés par la joie de chanter pour ressentir un bonheur de vivre que ne me donneront jamais des réjouissances organisées. C'est là tout le secret du retour au monde immense de la tradition: ceux qui y pénètrent ne s'ennuient plus jamais, ils n'ont même pas besoin de beaucoup d'argent, il leur suffit d'être ensemble, de chanter et de danser ensemble. Je regardais mes bonshommes, le Sibérien ivre de chants qui tenait Olmetchenko par l'épaule, l'air attendri et matois de Skountsev, les regards complices de Kazakov, les jeunes filles qui dévidaient comme des fileuses le fil de leurs refrains archaïques: c'est l'espace où s'abolit le monde contemporain, son bruit, sa laideur et sa vulgarité, quel que soit l'endroit où nous nous trouvons ensemble.