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jeudi 3 mai 2018

Le tsar idéal

La journée d'aujourd'hui avait ce côté miraculeux du beau temps russe qui vous fond brusquement dessus comme la grâce du Seigneur. Du soleil, un vent frais et léger, un air translucide, de petits nuages blancs lumineux et erratiques comme des anges folâtres. Georgette a observé l'installation du hamac avec un grand intérêt et a sauté dedans dès que je m'y suis allongée.
Mon père Valentin m'a donné à lire un recueil de témoignages d'étrangers sur l'ancienne Russie, du XV° au XVII° siècle. Les mieux disposés sont les Italiens. Les plus hostiles les Polonais. Les plus méprisants, les Anglais.
On décrit un pays immense, très froid, mais riche, avec de tout en abondance. Mais très peu de fruits, tout juste des pommes, et puis des baies sauvages. Des gens très endurants, aux mœurs rudes et plutôt vertueuses.
La composition de la ville de Moscou rappelle celle de Pereslavl Zalesski quand je l'ai connue: autour du Kremlin, des monastères, des églises, d'innombrables maisons de bois qui ont toutes un jardin et qui sont parfois séparées par de grands espaces non construits, des prés intérieurs.
Moscou était alors entourée de forêts impénétrables avec toutes sortes de bêtes sauvages.
Les marchés se tenaient sur la rivière gelée. On apportait la viande littéralement sur pieds: les animaux tués, écorchés et congelés étaient entreposés debout sur leurs quatre pattes, en attendant qu'on les achète, des troupeaux entiers d'animaux écorchés et congelés...
Les Russes sont décrits comme extrêmement pieux (je pense à un Russe acharné à prouver qu'en fait, les Russes n'étaient pas orthodoxes et que l'orthodoxie n'avait pas formé la Russie). Mais très portés sur la boisson, de sorte que les souverains prohibaient complètement l'alcool, sauf pour la période de Noël. Y compris Ivan le Terrible, du moins dans sa jeunesse, je m'interroge sur les festins de l'opritchnina... Quand il buvait, aux réceptions, c'était cul sec, après un signe de croix, tradition qui s'est conservée.
Un Italien s'extasie sur la beauté des Russes, hommes et femmes. Ils sont toujours beaux, ils devaient l'être encore plus à l'époque, et leurs vêtements étaient tellement plus seyants que les oripeaux modernes... Ivan III, grand-père d'Ivan le Terrible, est décrit comme un très bel homme par l'Italien ébloui.
L'ambassadeur Marco Foscarino dépeint Ivan le Terrible:
Le prince et grand empereur appelé Ivan Vassiliévitch est âgé de 27 ans, il est beau de sa personne, très intelligent et magnanime. Pour les qualités exceptionnelles de son âme, son amour de ses sujets et les grandes choses qu'il a accomplies avec gloire en peu de temps, il est digne de figurer aux côtés de tous les souverains de notre temps, s'il ne les surpasse pas...
L'empereur se gouverne par ses lois simples, selon lesquelles il règne et dirige tout l'état avec la plus grande justice. Ces lois sont observées tellement bien que personne n'ose les enfreindre par des interprétations arbitraires et rusées. Aux brigands, aux meurtriers et aux malfaiteurs sont réservés de sévères châtiments; les criminels, comme il se doit, sont soumis aux tortures.
L'empereur s'adresse à tous avec simplicité et s'entretient avec tous; il déjeune avec tous les nobles en public, mais avec une véritable noblesse: avec une grandeur royale, il allie l'amabilité à l'humanité.
Ce tableau ne correspond pas vraiment à l'image qu'on donne partout d'Ivan le Terrible. Et pourtant, c'est l'un de ses aspects, c'est sans doute ce qu'il avait décidé d'être, le souverain idéal. Il avait vingt-sept ans, il n'avait pas encore perdu sa femme ni fondé l'opritchnina...
Interrogé sur la raison pour laquelle il ne laissait pas repartir les Italiens qui travaillaient pour lui, le tsar répond que c'est parce qu'il les aime et a peur de ne pas les voir revenir...
De la même façon, dans mon livre, il coince à la Sloboda l'Anglais Arthur Rackham, parce qu'il l'aime bien et apprécie sa conversation...
Les Anglais trouvent les Russes superstitieux et filous, mais dans une lettre au pape, on dit d'eux:
Se tromper les uns les autres est considéré par eux comme un crime affreux et vil; l'adultère, la violence et la débauche publique sont également très rares; les vices contre-nature sont tout à fait inconnus; on n'entend pas du tout parler de parjure ou de sacrilège.
Ils vénèrent profondément, en général, Dieu et ses saints et partout où ils voient une image de la Crucifixion, ils tombent aussitôt prosternés... Dans les églises, on ne remarque rien d'irrespectueux ou de malhonnête, au contraire, tous, ployant le genou ou se prosternant, prient avec une ferveur sincère.
Mon père et de nombreuses autres personnes honorables qui ont vécu quelques temps en Moscovie, m'ont assuré que les moscovites seraient beaucoup plus justes que nous, si la séparation de nos deux Eglises ne faisait pas obstacle



Mes tulipes botaniques...

mercredi 2 mai 2018

Baphomet!

Là, tout à coup, le grand beau temps, la douceur. Je me suis activée dans la jardin, mais je me fatigue vite, et il faudrait faire un travail assez considérable, même si je me résigne à utiliser le terrain plus ou moins tel qu'il est, ce qui est un défi!
Rosie était contente de me voir dehors et restait couchée ou bien coursait Georgette qui n'en a plus tellement peur. Elle aime Georgette, et Georgette le sent.
J'ai vu un chien blanc tout crotté qui, à mon avis, n'est pas d'ici, il a un collier, un air intelligent, sensible et triste, il doit avoir du labrador. Je lui ai parlé, il a hésité, puis s'est approché, mais Rosie s'est mise entre nous, lui montrant que j'étais sa chose et qu'il ne fallait pas se permettre des choses pareilles. Du coup, il est parti...
Elle continue à me rapporter toutes sortes de merdes. D'après Skountsev, les laïkas sont comme ça, et elles couchent dehors par tous les temps, oui, c'est bien une laïka, même si elle n'est pas pure race. La femme de Skountsev est de l'Oural, elle a grandi avec des laïkas.
J'ai vu un passage du journal que je tiens depuis ma prime jeunesse, et je le publie, tant il correspond à notre situation générale, bien qu'il date de 2001, mais il ya  si longtemps que tout est en place..

"Elle m'a dit que J. était mort d'une cirrhose. La dernière fois qu'elle l’a vu c'était une vraie ruine qui continuait cependant à faire la bringue et à draguer. Je me suis souvenue de toutes ces fêtes dans ces belles maisons du Midi qui me laissaient une impression de vide total et de malaise. Toute cette génération de gens qui ne vivaient que pour le plaisir, qui s'étourdissaient en permanence, quel naufrage que leur vieillesse… J'espérais à l'époque que je serais assez évoluée, à 50 ans, pour pouvoir décrocher et ne pas m'obstiner à vivre comme si j'en avais 25. Ici, ne comptent que les valeurs de la jeunesse, il faut plaire et s'amuser jusqu'à la tombe, on ne donne rien aux autres parce qu'on ne pense qu'à soi, à son bon plaisir, à rester beau, en forme, attirant parce que la marchandise doit être présentable pour trouver encore preneur. Tous les rapports humains s'en trouvent faussés, pas de compassion, pas de compréhension, pas d'abnégation, aucune recherche de ce qui peut être profond et durable. Je me sens extrêmement déphasée, je ne me sens pas chez moi. Dans le métro pour aller à la Gare du Nord, c'était le Brésil, une population essentiellement africaine, je n'ai jamais eu à ce point cette impression d'invasion, de disparition prochaine. Pendant que les Français s'enlisent dans les vanités et les idéologies suicidaires, leur pays change de mains.
Nikolaï, le peintre d'icônes, attend l'Apocalypse, aussi peu lui importe l'endroit où il se trouve, pour lui, le naufrage est général et inéluctable. Je le crains aussi. Mais les Français sombrent avec tant de complaisance et tant d'aveuglement, que je me sens mieux avec les Russes. S. se fait traiter de fasciste par ses amis de gauche, parce que s'il ne saisit pas toutes les imbrications d'essence mystérieuse et spirituelle du phénomène, il comprend l'imposture et l'hypocrisie politiques qui nous mènent à notre perte. Nikolaï pense que la complaisance des Français n'est pas due seulement à la propagande, mais à une complicité profonde avec des idées qui leur permettent de mener cette existence hédoniste et creuse et leur en donnent la justification. Que cela puisse se terminer très mal ne les concerne pas, exactement comme J., pur produit de son époque, ne prévoyait et ne voulait prévoir son naufrage et sa fin prématurée, quand il se jetait dans un tourbillon de débauche. Je sens tellement tout cela que j'en éprouve une impression sinistre, malgré les boutiques pimpantes, les massifs de fleurs, les gens décontractés et à la mode, toute cette apparente prospérité. Une chose me frappe : les visages n'ont aucune intensité. Ils ne sont pas fatigués ni ravagés comme le sont parfois ceux des Russes, mais ils n'ont pas d'intensité, on ne sent pas d'âme derrière, on dirait des masques."


Le dernier objet rapporté par Rosie...








mardi 1 mai 2018

Faux-bond.


Avec Skountsev, je chante le vers spirituel "nous avons trop dormi"
Explosion du printemps. Je suis arrivée à Moscou, sur le trajet il n’y avait pratiquement pas de feuilles aux arbres et les voilà en 24 heures qui  se sont déjà depêchées de pousser. Tout ce stade que j’aimais tant en France, des bourgeons reverdissants, des jeunes feuilles translucides, des premières floraisons, dure ici quelques jours et puis c’est déjà l’été. Il est vrai que cet été du nord ressemble souvent à un printemps prolongé bien qu’il puisse faire très chaud.
A la sortie de Pereslavl, j’ai pris une autostoppeuse et me suis fait une amie. Il s’agissait d’une femme que j’avais remarquée, au monastère saint Théodore, pour sa beauté et sa classe : grande, mince, blonde, beau visage slave. Elle m’a parlé une bonne partie du voyage de ses enfants  qui sont tout pour elle et qui sont partis vivre leur vie. Elle allait soigner sa fille actrice tombée malade, à Moscou. Nina vit dans un appartement, mais elle projette de se retirer dans l’isba de ses parents près de Kostroma. En dehors de ses enfants, et de la religion,  sa seule consolation dans la vie, c’est la contemplation de la nature, et le jardinage, le miracle de la germination et du développement de la vie.  Elle trouve très important de faire des jardins qui soient en harmonie avec le paysage environnant et des potagers esthétiques. Pour ses cultures, elle professe les idées de la permaculture, ne pas violer la terre, respecter les organismes qui y vivent et collaborer avec eux. Je me suis émerveillée : «Ce point de vue ne me semble pas très répandu chez vous…
- Non, il ne l’est pas.
- C’est tout à fait le mien et je sens que ma voisine rêve de me faire organiser des massifs tirés au cordeau avec une terre propre et retournée…
- Je vis en appartement, et me ferai une joie de vous aider à faire un jardin respectueux de la nature. »
Je venais faire une lecture publique d’extraits de mon livre, à laquelle dix personnes avaient confirmé qu’elles assisteraient, ces personnes en ayant invité quelques unes supplémentaires, je tablais sur au moins une dizaine, et j’avais prévu plus au cas où.  j’en ai vu arriver cinq. Je n’avais pas pu la faire avant, pour toutes sortes de raisons, et là, j’ai souffert sans doute du phénomène datcha : le pont du 1°mai… Je déplore surtout que ces défections se soient faites sans prévenir. Si j’avais su, j’aurais remis à plus tard et me serait épargné du tracas et des dépenses.
Mon auditoire clairsemé mais fervent!
Mais avec celles qui étaient là et Skountsev arrivé plus tard, malgré un lumbago, nous avons passé une soirée très chaleureuse. D’entendre lire le texte me l’a fait redécouvrir, bien que je le lise moi-même à voix haute quand je l’écris, selon la technique flaubertienne du gueuloir : si ça ne passe pas à l’oral, si cela ne sonne pas bien, si quelque chose accroche à l’oreille, je revois ma copie. Et cela d’autant plus que Flaubert mis à part, j’ai été élevée par la scansion des vers de Racine, par l’épopée, et plus tard par le folklore.
Le résultat, c’est que mon texte demande même à être lu à haute voix pour devenir vraiment vivant, pour prendre ses couleurs et sa musique. Une lecture silencieuse le restreint.
Dans l’antiquité, la lecture silencieuse n’existait pas.
A l’écoute de tout cela, je pensais à la traductrice, selon laquelle mon livre ne parle que de sexe, d’homosexualité, de rien d’autre, et je me suis prise à penser qu’il fallait être singulièrement stupide pour dire une chose pareille, ou sinon stupide, carrément malveillante. La question est « pourquoi ? »
Je pense que certaines personnes ne se donnent pas la peine de lire vraiment ce qu’elles lisent, à cause de toutes sortes de préjugés, au nombre desquels le snobisme et la superficialité qui va avec.  Ce snobisme et cette superficialité sont souvent extrêmement agressifs quand quelque chose vient les déranger dans leur ronron satisfait, dans leur consensus intellectuel et social, et les amène à trouver quelque étiquette réductrice et infamante. Ceci plus que la pudibonderie peut expliquer une pareille réaction. Le résultat est qu’elle a colporté parmi mes amis orthodoxes l’idée que j’ai écrit de la pornographie sur le tsar Ivan le Terrible. Merci de ce gentil service.
Dany pense que les gens sont lus par un livre plus que le contraire, et donc, certaines personnes y voient ce qu’elles y apportent.  Elle a fait le parallèle avec Iouri, qui est connu, mais n’a pas un succès proportionnel à son grand talent, son talent d’un autre âge, son souffle et son inspiration d’un autre âge, parce que le siècle autour de lui est petit et n’aime pas les grands courants d’air, et tout à coup, tout cela me devenait égal. Le plus important était que j’eusse écrit ce texte, et que les personnes susceptibles de l’apprécier y eussent accès, peu importe comment. Les gens qui cherchent la vérité, la profondeur, la beauté, la mémoire, seront de plus en plus dissidents, de plus en plus réduits à un auditoire restreint, en réalité, c’est toute la culture authentique et exigeante qui devient dissidente, l’argent tue tout, encore plus que la pesanteur idéologique, l’argent qui fait de toutes choses réelles une contrefaçon. Il y a une contrefaçon de culture, qui tient le haut du panier, et ne laisse pas émerger ce qui pourrait la remettre en question par sa vérité, comme il y a une contrefaçon de folklore, tandis que le vrai n’a pas un large accès au public, parce qu’on préfère le gaver de « kalinkas » de mauvais goût.
Iouri  touche un public par son «théâtre du poète », son théâtre domestique, je le toucherai par internet.
Néanmoins, pour toucher le public russe, il faut une traduction, et là ce n’est pas gagné. Car la musique que j’ai mise dans le texte, il faut l’entendre et la faire passer…
Il est étrange que sans en éprouver de vanité, on puisse ressentir avec une profonde certitude, indépendamment des réactions «autorisées »,  qu’on a fait une œuvre et que cette œuvre vivra. C’est le cas lorsque cette œuvre s’est imposée d’elle-même en nous utilisant, lorsqu’elle s’est emparée de nous, ne nous a pas laissé le choix, lorsque c’est elle qui s’est écrite par notre intermédiaire, et quoiqu’il pût nous en coûter.  Et ce qu’elle m’a coûté n’est rien en comparaison de ce qu’elle me coûtera encore. Mais je dois maintenant la soulever à bout de bras pour qu’on l’entende et la voie, en dépit du brouhaha, des gestes désordonnés, des ricanements et des commentaires agressifs et déplacés.
Une jeune étudiante écoutait bouche bée, et m’a dit ensuite que c’était merveilleux, avec une telle sincérité que j'ai mis les commentaires de la traductrice à leur juste place.
J'ai chanté avec Skountsev. En réalité, il me faudrait travailler avec lui, je suis trop seule dans mon coin. "Laurence chante bien, joue bien, mais elle ne sait pas accorder son instrument, a déclaré mon cosaque, c'est un problème!"

Nous avons dormi, beaucoup trop dormi
Et laissé passer le Royaume promis
Et laissé passer le Royaume promis

Sont venus volant deux beaux pigeons gris

Sont venus volant deux beaux pigeons gris
Non ce ne sont pas des pigeons volants
Non ce ne sont pas des pigeons volants
Mais deux anges blancs, deux beaux anges d’argent
Mais deux anges blancs, deux anges d’argent
De mon âme en peine les gardiens vigilants




De mon âme en peine les gardiens vigilants
Qu’as-tu fait mon corps, qu’as-tu donc méfait ?
De ce beau Royaume ne t’es point soucié.
Le feu de l’enfer tu m’as préparé
Le feu de l’enfer pour l’éternité
Maintenant mon corps on va t’enterrer

Maintenant mon âme on va te juger
Devant le Seigneur, mets-toi à genoux
Seigneur tends-moi la main,
O Seigneur, prends pitié… »[1]



[1]Ой, проспали мы, пролежали мы

А всё царствие, всё небесное.

А всё царствие, всё небесное
Прилетали к нам да два голубя.
Прилетали к нам да два голубя.
То не голубя, то не сизые.
То не голубя, то не сизые -
То два ангела, два хранителя.
То два ангела, два хранителя -
То моей души покровителя.
То моей души покровителя.
Ой, чего ж тело, что взатеяло.
Ой, чего ж, тело, что взатеяло.
Не взатеяло царства Божия.
Не взатеяло царства Божия,
А взатеяло пекло вечное.
А взатеяло пекло вечное -
Пекло вечное, бесконечное.
Пекло вечное, бесконечное.
А тебе ж, тело, у землю роют.
А тебе ж, тело, у землю роют.
А мене ж душу на ответ ведут.
А мене ж душу на ответ ведут.
Ой, впала ж душа перед Господем
Ой, впала ж душа перед Господем.
Перед Господем на коление.
Перед Господем на коление.
Ты ж подай руку на воздержение

Photos Dany Kogan



vendredi 27 avril 2018

Clôture

J'avais rendez-vous en fin d'après-midi avec deux fournisseurs de clôtures clé en main. Echaudée par mes expériences précédentes, j'avais décidé de recourir à cette formule pour m'éviter des surprises. Le garçon avec qui j'avais parlé, Yevgueni, devait m'envoyer un certain Viatcheslav censé mesurer avec un mètre ce que j'avais mesuré avec mes pas. Intrigué par mon accent, il m'a demandé d'où je venais et l'apprenant, s'est exclamé qu'une de ses amies avait passé cinq ans en France, et que lui-même avait vu plein de Français pendant ses vacances en Tunisie, et que clôture mise à part, il mourait d'envie de s'entretenir avec moi. Du coup, il est venu avec son métreur, et je leur ai offert le thé. Non seulement Yevgueni est un fervent francophile, mais en plus, il joue de l'accordéon et de la guitare et s'intéresse à la vielle à roue. Il rêvait de s'expatrier, parce que tout est si beau et propre en Europe, alors que la Russie, c'est le bordel, le climat pourri, les routes défoncées, les villes défigurées, le mauvais goût... Comment avais-je pu faire le chemin inverse? Je lui ai répondu que certes, au premier regard, on pouvait partager entièrement son opinion, mais que tout n'était pas aussi rose que cela et que surtout les perspectives étaient sombres. Son entreprise marche bien, il a une jolie maison à Yaroslavl, je n'ai vu de photos que de l'intérieur, mais c'est blanc, lumineux, simple, pas le genre nouveau riche boursouflé. "Restez où vous êtes, lui dis-je. Vous avez un climat pourri, c'est vrai, mais plus de liberté, moins de tracasseries dans votre travail et sûrement plus d'avenir.
- Donnez-moi de bonnes raisons de rester!"
J'ai réfléchi, et comme il me donnait à écouter sur son téléphone une merveilleuse folkloriste qui s'accompagnait à la vielle, je lui ai dit: "Eh bien  tenez, en voilà une de bonne raison: cultiver ce trésor de votre musique traditionnelle, surtout vous, avec votre guitare et votre accordéon!"
Son copain Viatcheslav m'expliqua qu'il était obsédé par la mémoire de son peuple, détruite ou faussée par la période communiste, et qu'il collectait tout ce qu'il pouvait trouver sur ses ancêtres, dans un esprit similaire à la démarche d'Alexandrina, en quête des siens.
Leur argument en faveur de l'Europe était l'amabilité des gens dans les magasins et la qualité des services. "Oui, leur ai-je dit, c'est en effet très agréable, mais en Russie ça s'arrange, et puis pour tout vous dire, cette amabilité est souvent assez superficielle, et je n'avais pas en France de grandes discussions culturelles, métaphysiques ou politiques avec le plombier, le métreur, le jardinier et le fabriquant de clôtures. Je ne leur chantais pas de vers spirituels à la vielle à roue, et ils ne me montraient pas de folkloristes en action sur leur téléphone"...
Au milieu de ce très sympathique entretien, nous avons réussi à signer un devis: garanti sans dépassement, tout compris, et garanti trois ans. Réalisation du projet après les fêtes de mai. Nous devons nous revoir pour discuter de la France et rencontrer la copine francophile et francophone.
J'avais emporté de France du mirror, car je ne voyais rien de tel pour faire briller l'argenterie ici. J'ai nettoyé une petite timbale d'enfant en argent que j'avais achetée cinq euros à un antiquaire du Gard, et j'ai vu que l'objet avait appartenu à un certain René. René... un prénom qui sent le terroir. Qu'est-il advenu de ce René, et du pays qui allait avec? Celui des paysans burinés et moustachus à béret?
J'aime beaucoup les timbales de baptême et j'ai d'ailleurs conservé la mienne. Toute mon affection nostalgique va à ce René inconnu du Gard, Dieu ait son âme, s'il est mort, ce qui est très probable...
Les nuages étaient magnifiques, ce soir, et accompagnés d'un arc-en-ciel. Hier aussi, nous avons d'ailleurs essuyé une tempête. Pour voir se déployer ces nuages dans toute leur majesté, il me faudrait aller près du lac, mais de sentir les promoteurs planer autour comme des nazguls me déprime. Je me replie sur ma maison en espérant qu'on ne viendra pas détruire les petites isbas en face pour construire un caca de trois étages recouvert de plastique.

La tempête

l'arc-en-ciel

la timbale de René



mercredi 25 avril 2018

Métastases


J’ai la migraine, c’est le climat russe. En France, cela m’avait pratiquement passé. Mais ici, un jour il fait 17°, le lendemain il neige. Cela me fatigue et j’ai beaucoup de choses à faire, répéter ma journée lecture et chants de dimanche, finir ma traduction, travailler au jardin.
J’ai vu qu’un vétérinaire français avait légalement  assassiné deux jeunes spitz importés de l’étranger parce qu’ils n’étaient pas en règle, cela m’a retourné les tripes. Il y avait la photo de ces deux petites merveilles aux expressions enjouées, intelligentes et sensibles caractéristiques de cette race de chiens.
J’en aurais bien repris un, et en même temps, cela veut dire soins vétérinaires et sans doute mort prématurée. Et surtout, je ne sais pas comment réagirait Rosie, bien qu’un copain lui manque sans doute, la présence d’un spitz me manque aussi. Je n’ai pas de grande complicité avec Rosie, un bonhomme m’a dit un jour : «Ce serait un chien pour moi, pour aller dans la forêt pendant des heures. » Je lui ai sauvé la vie, et elle a la vie heureuse, mais complètement parallèle à la mienne.
Il y aurait la solution de prendre un petit spitz et non pas un spitz nain. Un élevage de Yarosavl précise que les gens se jettent sur les miniatures au détriment des petits, mais que les petits sont beaucoup plus solides. Il y a des spitz magnifique, miniatures ou pas, pour un prix dérisoire, dans le coin.
Avoir un spitz me compliquerait les visites de monastères lointains, et il me faudrait le promener quand je vais à Moscou, par tous les temps. Aller faire un tour avec lui tous les jours, ce qui me ferait plutôt du bien, mais Rosie nous suivrait, ce qui serait dangereux pour elle.
J’avais vu aussi un jeune cocker abandonné par ses maîtres pour cause de déménagement, sur un site. J’aimais beaucoup son expression intelligente et offensée. Il a quatre ans, et ce n’est pas mal, car je serai un peu plus sûre de le mener jusqu’au bout de son existence, je peux espérer vivre encore dix ans. Mais ce n’est pas un spitz. Ce n’est pas un si petit chien que cela, c’est un chien de chasse.
Ce qui me retient, c’est que si la relation que j’avais avec mes petits chiens me manque terriblement, j’ai déjà peu d’affection à donner à mes autres animaux, trop nombreux, qui me vouent tous un amour jaloux. Les regards d’adoration de Chocha, la patte obstinée que pose Georgette sur mon bras quand je travaille pour que je lui fasse une place sur mes genoux, la passion presque amoureuse de Blackos pour ma personne, et même Rom, le dingo, qui se précipite de temps en temps sur moi pour me donner des coups de tête…
J’avais mis sur facebook une lettre ouverte sur le saccage épouvantable des landes magnifiques qui, depuis le moyen âge, depuis saint Alexandre Nevski, entourent le monastère saint Nicétas et les escarpements qui bordent le lac. Un paysage qui apparaît même dans le film d’Eisenstein, un paysage mythique. Ce saccage est en cours, bien que suspendu momentanément, mais les constructions apparaissent partout comme d’affreux champignons, et les palissades métalliques défigurent ces lieux vénérables, où je préfère ne plus aller. Je mets régulièrement un cierge à Alexandre Nevski en lui demandant de sauver sa ville et ses environs, déjà suffisemment ravagés par le mauvais goût et la cupidité.
J’ai été contactée par l’auteur de la lettre, Yevgueni, qui me paraît touchant d’honnêteté, de sensibilité, j’aimerais bien le rencontrer. Il semble habiter un village miraculeusement épargné par les profanations. Il me dit qu’il fait pour le lac, le monastère et ses environs ce qu’il peut, tout en se résignant à tout, sans pour autant perdre espoir, en véritable orthodoxe.
De mon côté, j’ai publié la lettre et lancé des appels vibrants. Les Français sont moins concernés et ne comprennent pas forcément qu’il faut aller sur le lien russe, et là, cliquer sous les photos des gens qui soutiennent l’action, pour s’ajouter à la liste, tout est en russe, même avec ma traduction, c’est intimidant.
Mais tous les Russes à qui j’ai envoyé l’information et la protestation, parfois journalistes orthodoxes ou hommes d’église, n’ont pas trouvé utile de réagir. Moi, Française, je suis bouleversée par ce qu’on fait subir à ce site magique et typiquement russe, un site qui comporte un vénérable monastère, une source sainte, et plus loin, la tombe d’un fou en Christ. Un site qu’ont parcouru Alexandre Nevski et Ivan le Terrible. Une ville que la révolution a déjà suffisamment profanée et qui est à présent la proie de la cupidité de promoteurs moscovites puissants et sans scrupules, et des fonctionnaires locaux qui leur sont acquis, avec même, si j’ai bien compris la rumeur, des complicités au sein de l’Eglise… Et personne ne réagit. Les orthodoxes devraient tous multiplier les processions devant ces affreuses barricades. Il n’en est rien. Cela, les Russes l’auraient fait au XVI° ou au XVII° siècle, ils auraient même pu le faire sous les bolcheviques. Mais plus maintenant, Satan est déchaîné, les orthodoxes se taisent.
Cela n’arriverait pas sous un tsar. Mais le tsar ne reviendra pas, le seul Tsar dont je puisse attendre le retour, c’est le Christ, et j’espère qu’il ne tardera pas. Maudits soient ceux qui achèteront les maisons horribles que construisent tous ces malfaiteurs. Je préfèrerais crever plutôt que d’avoir « la vue sur le lac » à ce prix.
Les constructeurs et les utilisateurs du chancre qui va ronger le beau visage de la Russie éternelle emporteront dans la mort le « trésor » qu’ils se seront préparés, ce sinistre bagage pour l'au delà, leurs baraques mal foutues, submergées par les ordures jetées n'importe où, et les eaux polluées. L’honnête Yevguéni rejoindra la « ville invisible de Kitej » dans la grande Maison du Père, et j’espère qu’on m’y fera une petite place.
En France, les pouvoirs en place s'acharnent sur la nature, coupent les arbres en masse, ordonnent le massacre d'animaux "nuisibles" ou simplement "gênants": des oiseaux qui "font du bruit" par exemple... Les pires éléments de l'espèce humaine prennent le dessus et développent une "civilisation" hideuse et prédatrice qui se présente de plus en plus comme une tumeur maligne en phase terminale.

 
Une vue du monastère qui n'existe déjà plus.
Fédia, à l’étape de Pereslavl, au retour de Rostov, réussit à fausser compagnie au convoi pour revenir au village. Alors que tout le monde était couché au monastère Nikitski, il annonça au détachement cosaque son intention d’aller se baigner nuitamment dans la source de saint Nicétas le stylite, ce qui déclencha toutes sortes de commentaires grivois auxquels il fit semblant de ne rien comprendre. Il se fit ouvrir la porte et s’esquiva discrètement à cheval.  La lune inondait la surface du lac, et des nuages y miraient leur troupe évanescente, aux draperies blêmes et métalliques.  Il longeait ses vastes berges escarpées et désertes, couvertes de graminées et de fleurs sauvages que balayait un vent doux.  Avec exaltation, il revit la plage où il avait incarné Yarilo et dansé jusqu’à l’extase. Il mit pied à terre, s’agenouilla sur le sable humide,  baigna ses joues d’eau fraîche, laissa son cheval boire et marcher tout seul. Le monastère, posé sur la colline, se désintégrait dans la pénombre brumeuse et lunaire, ses coupoles allumaient des étoiles sourdes au dessus de l’eau argentée qui se plissait en chuchotant.

aquarelle que j'avais faite du monastère qui surgissait des prés comme une vision

mardi 24 avril 2018

Faut-il en parler?


Papa, je n'aime pas les filles, je les trouve dégoûtantes...
- Oh, Vania, tu serais plus grand que je te fouetterais pour de telles
paroles. (dessin de Phobs)
Une amie orthodoxe m’a dit au téléphone, avec des tas de précautions oratoires, que la traductrice, pressentie pour traduire mon livre trouvait  à la page 80, qu'il ne parlait que de l’homosexualité du tsar Ivan.
J’en ai été absolument abasourdie, et je lui ai dit que je ne voulais pas de cette traductrice qui sans doute ne souhaite pas faire le boulot non plus. Je m'attendais à ce qu'elle n'aimât pas mon livre, ce que j'admets tout à fait. Mais le réduire à la relation homosexuelle du tsar et de son favori me sidère et me blesse. Ce qui m'ennuie, c'est qu'elle ne sera pas la seule à le faire. Quelqu'un m'a dit que de simplement évoquer ce thème revenait à agiter un chiffon rouge devant la bêtise qui, c'est bien connu, a un front de taureau. 
Il se trouve que j’ai pris comme héros ou anti héros Fédka Basmanov de sinistre mémoire, « très beau par le visage et affreux par l’âme », qui était selon toute vraisemblance le jeune amant du tsar Ivan. A cela, même le film d’Eisenstein, hagiographie de l’époque stalinienne, fait une allusion discrète mais claire. Le fait est mentionné dans le roman d’Alexeï Tolstoï « prince Serebrianny », où c’est franchement décrit, d’une manière beaucoup plus offensante et caricaturale. Mais c’est peut-être justement cela qu’on me reprochera, de l’avoir fait, et pas d’une manière caricaturale, ce qui est sans doute plus dérangeant. Les choses étant ce qu'elles sont, dans une certaine tradition historique du moins, je ne pouvais éviter d'en parler un minimum, ou alors, il ne fallait pas prendre ce garçon pour héros, il fallait le laisser, "très beau par le visage et affreux par l'âme", dans l'enfer où il était tombé. Il fallait prendre pour héros quelqu'un d'honorable, de fréquentable, écrire une édifiante hagiographie. Mais qui dit que l'histoire de mon héros n'est pas édifiante? Je la crois profondément édifiante. Si on la lit et ne s'arrête pas à la situation de départ.
La traductrice n’a pas vu que je passais déjà plusieurs chapitres à parler plutôt du passé du tsar, avant cette histoire, soit son enfance martyre, son mariage heureux, la glorieuse parenthèse du début de son règne, son veuvage et ses conséquences.  
De plus, je montre assez vite que Fédia, pris dans sa toile d’araignée d’or et de sang, n’y est pas vraiment à l’aise et sa rencontre avec le métropolite Philippe lui fait jeter sur sa courte et déjà désastreuse existence, un autre regard. Ce passage du monastère des Solovki n’a pas du tout, semble-t-il, distrait la prude personne de la « relation homosexuelle » sur laquelle elle est obnubilée.
L’homosexualité existe, les homosexuels aussi, il y en a de toutes sortes, il y en avait même en Russie du moyen âge, d’autant plus que les femmes étaient peu accessibles hors mariage. Mais pour certains, il ne faut pas en parler, ces gens-là sont des monstres, un point c’est tout. Se pencher sur ce qui a pu unir un veuf viril, luxurieux et dominateur à un jeune garçon sans doute blessé dans son enfance, béat d’admiration devant son tsar, et peut-être sutout désireux d’échapper à son père est la marque d’une nature étrangement attirée par le vice. Mais on fait le même raccourci avec Dostoïevski, que le même genre de personnes prend pour un personnage sulfureux et infréquentable, malgré une existence douloureuse et somme toute, vertueuse, parce qu’il a parlé des passions humaines les plus extrêmes, y compris le viol d’une petite fille par son anti héros Stavroguine.
Je suis personnellement moins choquée par l’aventure du tsar avec un jeune garçon que par ses cruautés. Mais il est plus licite d’évoquer les secondes que la première.
L’homosexualité n'est pas le thème de mon livre, ce serait plutôt la chute et la rédemption, les ravages et les dangers du pouvoir, l’égrégore maléfique qui se forme autour de l'Opritchnina et qui ne laisse échapper personne, le rôle salutaire de l’amour conjugual et des liens familiaux. Et surtout, la Russie et l'âme russe. Que le héros en soit un jeune homosexuel, homosexuel du reste de hasard, mais peut-être beaucoup d’entre eux le sont-ils au départ, je n’y peux rien. Ce livre s’est emparé de moi et ne m’a plus lâchée, c’est lui qui m’a choisie et pas le contraire et en réalité, il se peut que les personnages eux-mêmes, les âmes en peine de ces deux hommes, se soient jetés sur moi pour me le faire écrire : je les montre sans les juger, et sans caricaturer. J’ai prié pour eux, je les ai aimés. C’est pourquoi aussi, je pense que le tsar n’était pas davantage le saint que certains voudraient voir en lui, que le monstre absolu dépeint par les autres. Je sens que d’une certaine manière, je leur rends justice. Je parlais dans ma chronique sur la pièce de Youri du jeu théâtral, le roman est aussi une sorte de jeu très sérieux, où sans prétendre à l'exactitude historique, en l'occurrence d'ailleurs impossible, on peut jeter sur une situation un éclairage psychologique et parfois spirituel.
A la lumière de tout cela, j’en viens à penser que la pornographie et la pudibonderie, qui me sont également complètement étrangères, relèvent de la même déviation qui consiste à séparer l’acte sexuel de tous sentiments, bons ou mauvais d’ailleurs, et le fait parfois passer du secret absolu à l’exhibitionnisme, comme on l’a vu dans le sociétés puritaines protestantes. Dans mon livre,  le sexe est indissociable des sentiments. Ce sont parfois des sentiments passionnels et pécheurs, mais ce sont des sentiments quand même, et à ces sentiments passionnels et pécheurs se mêlent aussi parfois des élans d’affection ou d'empathie, car rien n’est simple. Lorsque mon métropolite Philippe rencontre Fédia pour la première fois, il ne voit pas en premier lieu un petit sodomite sulfureux et criminel qu'il juge, mais un garçon perdu à qui il témoigne de l’intérêt et de la compassion, car le métropolite est un saint, et pas un bigot.
Dany me dit de me préparer à ce genre de réactions, car elles seront nombreuses. Oui, mais c’est dur, j’ai mis toute mon âme là dedans et cela me fait mal qu’on réduise mon âme et celles de mes héros à des "histoires de pédés". Parfois, je redoute vraiment de publier, si certaines personnes voient dans la publication d’un livre un événement flatteur pour leur ego, ce n’est vraiment pas mon cas, car je sais que mon ego risque d’en prendre un vieux coup, je suis si impliquée que je risque d’être complètement écorchée.  Pourtant que faire? J'ai essayé pendant trente ans d'oublier ce livre, mais lui, ne m'oubliait pas.  J’ai conscience d’avoir fait un roman profond et original qui peut réellement faire du bien, même s’il aura l’effet d’un pavé dans la mare. Il pourrait amener à la foi des jeunes que rebutent la bigoterie et la pudibonderie, par exemple. Moi, cela me rebute énormément. Mais au moment où j'avais fait le choix de l'orthodoxie, j'avais été instruite par un moine à qui ces deux défauts étaient étrangers, Dieu merci. Autrement, je serais sans doute passée à côté.
Reste qu'il me faudra plus de courage pour publier l'engin que pour le laisser dans mon tiroir.


Bonne fête du 8 mars!
Je voudrais une pelisse comme celle de Viazemski!
(cadre du film d'Eisenstein détourné par un Russe facétieux)


Faust et Hélène


J’ai assisté chez Dany et Iouri, dans leur théâtre domestique, à la représentation de la pièce en vers de Iouri, « Faust et Hélène ».
Faust y est davantage un poète qu’un savant maléfique, pris entre Méphisto et la belle Hélène de Troie que celui-ci invoque pour le séduire. Il m’a semblé voir une sorte de conversation entre le poète, sa muse, et donc tout ce qui l’inspire, et son génie, qui dans la pièce, est un personnage satanique, avec lequel il a conclu un pacte, le génie se révélant en l’occurrence, comme dans le docteur Faust de Thomas Mann, le résultat d’un pacte avec le diable.
Le génie est-il un pacte avec le diable ? Je me suis souvent posé la question, pourtant,on n’est pas responsable de son génie. On naît avec, et que faut-il en faire ? Des vers, des livres, des tableaux, de la musique… On n'a guère le choix.
Le diable de Iouri, cependant, est séduit par sa victime, de même que sa créature Hélène qui, de déesse coquette devient femme amoureuse et douloureuse, prête au sacrifice de son immortalité pour sauver son poète. De déesse grecque, elle devient vraie femme russe. Le diable de Iouri, flamboyant, sarcastique, se prend à son propre jeu, et avoue son amour pour la proie qu’il devait entraîner en enfer. Lorsqu’il offre à Faust le salut, lui propose de fuir, Faust se déclare obligé par son pacte d’aller honnêtement jusqu’au bout, et décrit toutes les belles choses de ce monde qu’il  emportera en enfer, dont ses propres créations.
Mais l’enfer n’est pas pour l'honnêteté et les belles choses, là où entrent les belles choses, l’amour et l’abnégation, l’enfer perd son pouvoir, ainsi que le démontre la descente aux enfers du Christ avant sa Résurrection.
J’en conclus donc que le Faust de Iouri se sauve avec son génie et sa muse, rendant le pacte caduque.
Un des amis présent a déclaré que Iouri était de la classe des poètes classiques et qu’il devrait avoir beaucoup plus de notoriété, n’étaient les temps où nous vivons, et je suis pleinement d’accord avec cela, sa pièce a le souffle des créations d’autrefois, un souffle dont notre temps n'a plus l'habitude, il est difficile au souffle de passer dans l'immense prison banale et médiocre qu'on nous constitue petit à petit. Ses vers coulent de source et scintillent, évocateurs, incantatoires, le propos est profond, sous la fantaisie et l'humour, la grâce. Je ne comprenais malheureusement pas tout, mais j'entendais la musique et le rythme, d'autant plus que la pièce était en partie accompagnée à la guitare et que parfois, la diction des acteurs devenait quasiment du chant. Je regardais cet étrange phénomène du jeu théâtral, avec trois accessoires dans un lieu plein d’atmosphère : un jeu qui n’est pas sans rappeler le jeu des enfants, mais quand les enfants jouent ils répètent leur vie future : les adultes essaient d'en comprendre le sens et d’apprivoiser la mort. C'est la le sens de leur jeu, celui du théâtre ou du roman. Sans doute les créateurs n'ont-ils pas d'autre moyen que ce jeu pour entrer dans la vie spirituelle, parce qu'ils restent d'éternels enfants.
Iouri, en homme de cet orient scandinave qu’est la Russie, est fasciné par l’Europe et son berceau méditerranéen, son Hélène latinisée a quelque chose des personnages de Boticelli et se déplace dans un univers comparable, solaire, brillant et fleuri, tandis que moi, grandie au soleil et dans l’ambiance de la France méridionale, j’ai été captivée par un univers boréal qui m’a emmenée là où j’en suis.

A la fin de tout cela, quand les spectateurs se sont dispersés, une femme nous a fait la démonstration du salut des chevaliers européens du XVI° siècle et tout le monde s’est mis à répéter des révérences en lignes parallèles, spontanément : vraiment, c’est la Russie !

Faust

Méphisto
Hélène



L'envol des trois héros



Faust